Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20160706


Dossier : IMM-5445-15

Référence : 2016 CF 759

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 6 juillet 2016

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

LORETA ESCOBAR ANEL

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire à l’endroit de la décision rendue le 20 novembre 2015 par la Section d’appel des réfugiés (SAR) confirmant la décision rendue le 30 avril 2015 par la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, laquelle décision visait le refus d’accorder le statut de réfugiée ou de personne à protéger à Mme Loretta Escobar en vertu des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR).

II.                Contexte

[2]               La demanderesse, Mme Loretta Escobar Anel, est une citoyenne de Cuba qui affirme qu’elle est persécutée par les agents de la sûreté de l’État qui la soupçonnent de collaborer avec des dissidents. La demanderesse travaillait comme agente en chef des comptes pour la Convention baptiste, une organisation religieuse entretenant des liens avec d’autres églises baptistes. Dans le cadre de ses fonctions, elle avait la responsabilité d’assurer le suivi des dons provenant des églises affiliées, situées essentiellement au Canada, aux États-Unis et en Europe. Sa fille (qui n’est pas partie en l’espèce) travaillait également pour cette organisation en tant que secrétaire du président.

[3]               Vers la fin de 2013, lorsque la demanderesse est revenue du Canada où elle était allée rendre visite à sa mère et son frère, elle a appris que sa fille avait été interrogée par les agents de la sûreté de l’État au sujet de l’identité des personnes auxquelles l’église venait en aide grâce aux dons. Plus précisément, les agents cherchaient à savoir si l’église appuyait des dissidents au moyen de dons de biens matériels ou d’argent.

[4]               En septembre 2014, deux agents se sont rendus sur le lieu de travail de la demanderesse et l’ont escortée à un poste de police, où elle a été interrogée sur l’affectation des dons. La demanderesse a répondu qu’elle ne savait rien à ce sujet, les décisions de cette nature étant confidentielles et prises par le président. Avant de la libérer, les agents ont ordonné à la demanderesse de convaincre sa fille de leur fournir des renseignements.

[5]               Au cours des mois qui ont suivi, la demanderesse et sa fille ont été interrogées à répétition. Lors du dernier interrogatoire, les agents ont menacé d’accuser la fille de la demanderesse de refuser de collaborer avec la sûreté de l’État et de les accuser toutes les deux d’avoir révélé des secrets de l’État si elles parlaient des interrogatoires à qui que ce soit. Par conséquent, ni la demanderesse ni sa fille n’ont essayé d’obtenir de l’aide auprès des dirigeants de l’église.

[6]               En décembre 2014, la fille de la demanderesse a quitté Cuba pour aller en Équateur. Peu après, la demanderesse a de nouveau été interrogée et on l’a de nouveau menacée de l’accuser d’avoir refusé de révéler l’identité des bénéficiaires des dons.

[7]               Dans son exposé circonstancié, la demanderesse a déclaré qu’elle appuyait le mouvement dissident et que, de ce fait, elle craignait de faire l’objet de surveillance et de harcèlement de la part des autorités locales. Elle craignait également de ne pas réussir à obtenir un emploi si elle retournait à Cuba.

[8]               Dans sa décision, la SPR a accepté l’identité de la demanderesse et plusieurs aspects de sa demande. La SPR a cru les allégations de la demanderesse, soit qu’elle et sa fille occupaient bel et bien les fonctions indiquées au sein de l’organisation et qu’elles avaient bel et bien été interrogées par les autorités qui tentaient de savoir si l’église appuyait les dissidents.

[9]               Toutefois, la SPR a également déterminé que les allégations de la demanderesse relativement à de nombreux points étaient plus ou moins crédibles. La SPR a tiré une conclusion défavorable du fait que la demanderesse ne se souvenait que vaguement des dates auxquelles elle avait été interrogée par les autorités. Les incidents étaient pourtant relativement récents, ils constituaient des éléments centraux de sa demande et ils avaient directement provoqué son départ de Cuba.

[10]           De plus, la SPR a déterminé que la demanderesse avait été l’artisane de son propre malheur en ce qui concernait le nombre de fois où elle avait été interrogée. La demanderesse a certifié que l’église n’appuyait pas les dissidents, ce qu’elle aurait dû déclarer aux autorités au lieu de refuser de coopérer.

[11]           La SPR a également jugé déraisonnable le fait que la demanderesse n’ait pas cherché à obtenir l’aide du président ou d’un autre dirigeant de l’organisation religieuse. Même si la demanderesse et sa fille avaient été menacées de faire l’objet d’accusations liées à la sécurité nationale si elles révélaient qu’elles avaient été interrogées, cette menace ne leur a été faite que lors du dernier interrogatoire et rien n’empêchait la demanderesse, après les premiers interrogatoires, d’informer ses supérieurs de la situation.

[12]           Enfin, la SPR a conclu que même si toutes les allégations de la demanderesse étaient vraies, elles ne constituaient pas de la persécution aux termes des articles 96 ou 97, ni avant que la demanderesse ne quitte Cuba ni si elle devait éventuellement y retourner. La SPR a jugé que puisque la demanderesse ne travaillait plus pour l’église, elle ne serait plus d’aucun intérêt pour les autorités. De plus, même si la demanderesse pourrait éprouver des difficultés à trouver un emploi au sein du gouvernement, elle pourrait tout de même travailler dans les secteurs privé ou à but non lucratif et, par conséquent, il n’existe aucun risque prospectif. En outre, en tant que femme âgée qui travaille pour une église, la demanderesse ne correspondrait pas au profil d’une personne à risque en tant que demandeuse d’asile déboutée si elle devait retourner à Cuba.

[13]           Compte tenu de l’ensemble du dossier, la SAR a conclu que la demanderesse n’était pas crédible et que même si ses allégations étaient vraies, les faits au dossier ne permettaient pas de conclure qu’elle serait victime de discrimination équivalant à de la persécution si elle devait retourner à Cuba.

[14]           La SAR partage les conclusions de la SPR à plusieurs égards. La SAR a trouvé révélateur le fait que la demanderesse n’arrivait pas à se souvenir des dates précises des incidents qui constituent le fondement même de sa demande. À la suite de l’examen de l’enregistrement sonore de l’audience devant la SPR, la SAR a déterminé que la SPR avait correctement évalué la question de la crédibilité, plus particulièrement puisque les événements étaient récents et qu’ils constituaient le fondement de la demande.

[15]           À l’instar de la SPR, la SAR a également déterminé que même si la demanderesse avait déclaré qu’elle appuyait les dissidents dans son exposé circonstancié, rien dans le dossier n’indique que les autorités cubaines sont au courant de ce fait.

[16]           De plus, la SAR a convenu qu’il semblait insensé que la demanderesse et sa fille aient refusé de fournir des renseignements aux agents alors qu’elles savaient que l’église n’appuyait pas les dissidents. La SAR a aussi partagé les conclusions relatives à la vraisemblance selon lesquelles le président de l’église était probablement déjà au courant des interrogatoires. Elle a donc rejeté l’explication de la demanderesse quant au fait qu’elle n’avait pas demandé d’aide. La SAR a également partagé l’observation selon laquelle la demanderesse aurait pu et aurait dû parler à quelqu’un des interrogatoires au cours des mois qui se sont écoulés entre le premier et le dernier interrogatoire lors duquel elle s’est vu ordonner de garder le silence.

[17]           De plus, la SAR a fait valoir que les lois en vertu desquelles la demanderesse a soutenu être victime de discrimination sont des lois d’application générale, lesquelles sont réputées être neutres à moins qu’il n’existe une preuve indiquant le contraire. La SAR a étudié le cartable national de documentation et a déterminé que même si la demanderesse pourrait être victime d’une certaine forme de discrimination au moment de chercher un emploi et d’obtenir l’accès aux services sociaux, rien n’indique que l’accès à ces ressources lui serait entièrement refusé. La documentation indique également que le contrôle exercé à l’égard des personnes considérées comme dissidentes a été assoupli depuis  2012, et il n’existe pas suffisamment d’éléments de preuve crédibles indiquant que la demanderesse pourrait risquer de subir un traitement équivalant à de la persécution si elle devait retourner à Cuba. Cela est particulièrement vrai puisque la demanderesse n’était pas considérée comme dissidente lorsqu’elle est partie pour le Canada et qu’elle n’a pas un profil qui lui vaudrait d’être ciblée si elle devait retourner à Cuba.

III.             Question en litige

[18]           Voici la question en litige :

  1. La SAR a-t-elle appliqué la norme de contrôle appropriée à la décision de la SPR, et la décision de la SPR était-elle raisonnable?

IV.             Norme de contrôle

[19]           La SAR doit effectuer une évaluation indépendante de la décision de la SPR et l’examiner en fonction de la norme de la décision correcte. La Cour doit ensuite examiner la décision de la SAR en fonction de la norme de la décision raisonnable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Huruglica, 2016 CAF 93 (Huruglica)).

V.                Analyse

A.                La SAR a-t-elle appliqué la norme de contrôle appropriée à la décision de la SPR, et la décision de la SPR était-elle raisonnable?

[20]           La demanderesse soutient que la SAR a commis quatre erreurs. D’abord, en ce qui concerne la conclusion défavorable quant à la crédibilité, la SAR a commis une erreur en ne tenant pas compte des observations faites par la demanderesse pour expliquer pourquoi elle n’avait pas fourni de dates précises pour les interrogatoires et en ne fournissant aucune raison pour expliquer le rejet de ces observations. De plus, la demanderesse soutient qu’il est contradictoire que la SAR ait conclu que les présumés interrogatoires n’avaient pas tous eu lieu, mais qu’elle ait également conclu que la demanderesse avait contribué à la persistance des agents de la sûreté de l’État en refusant de coopérer.

[21]           Deuxièmement, la demanderesse soutient qu’il était injustifié pour la SAR de conclure que son refus de coopérer avec les agents était déraisonnable. La SAR n’a pas tenu compte du fait que la demanderesse n’était pas tout à fait certaine qu’aucun argent n’était versé à des dissidents et qu’elle ne pouvait pas fournir aux agents une liste des bénéficiaires.

[22]           Troisièmement, la demanderesse soutient que la conclusion de la SAR relative à la vraisemblance, conclusion selon laquelle le président de l’organisation était probablement au courant des interrogatoires, était injustifiée.

[23]           Enfin, la demanderesse prétend que la SAR a omis d’évaluer son profil de risque en tant que sympathisante des dissidents. La demanderesse est considérée comme une personne ayant caché des renseignements à l’État, et les éléments de preuve documentaire démontrent que toute forme de dissidence peut avoir des répercussions. La SAR a commis une erreur en considérant la surveillance et le refus d’accorder un emploi comme une forme de discrimination plutôt que comme de la persécution.

[24]           Contrairement aux précédentes affirmations de la demanderesse, je juge que la SAR a adopté la bonne approche pour examiner la décision de la SPR et qu’elle n’a commis aucune erreur susceptible de révision dans son évaluation des éléments de preuve; sa décision était donc raisonnable.

[25]           Dans l’arrêt Huruglica susmentionné, la Cour d’appel fédérale a soutenu que même si la SAR doit effectuer sa propre analyse d’une question et examiner les conclusions de la SPR en fonction de la norme de la décision correcte, les exigences quant à la déférence à l’égard des décisions de la SPR doivent être évaluées au cas par cas. Lorsqu’il est question de crédibilité, la SAR doit déterminer si la SPR était effectivement mieux placée pour tirer une conclusion sur cet aspect de la demande. Si l’erreur ou l’absence d’erreur est facile à déterminer pour la SAR, la SPR peut ne pas avoir de réel avantage; la SAR ne devrait renvoyer une affaire à la SPR pour nouvel examen que si elle juge essentiel que la SPR entende les témoignages de vive voix.

[26]           Le fait que la SAR ait tiré les mêmes conclusions que la SPR ne signifie pas qu’aucune vérification indépendante n’a été effectuée. La SAR ne s’est pas uniquement appuyée sur la décision de la SPR. Elle a également étudié le dossier, y compris l’enregistrement sonore de l’audience et les observations de la demanderesse. L’analyse de la SAR examine non seulement le raisonnement de la SPR, mais également ses conclusions et les faits sur lesquelles elles reposent. Je suis d’avis que la SAR a réellement effectué une analyse indépendante, comme l’exige la Cour d’appel fédérale, et qu’elle n’a pas mentionné la notion d’évaluation indépendante uniquement pour la forme.

[27]           L’affirmation de la demanderesse, qui a fait valoir que la SAR n’a pas dûment tenu compte de son observation selon laquelle l’interrogatoire de la SPR ne devrait pas constituer un test de mémoire, n’est pas étayée par le dossier. Il était raisonnable, tant pour la SPR que pour la SAR, de tirer des conclusions défavorables du manque de détails fournis par la demanderesse dans ses réponses aux questions pertinentes qui lui ont été posées au sujet des récents événements qui constituaient l’élément central de sa demande.

[28]           J’estime également que l’affirmation de la demanderesse selon laquelle la SAR n’a pas tenu compte d’un élément de preuve concernant une liste de donateurs et de bénéficiaires n’a pas eu de répercussions importantes sur la décision de la SAR. Il est évident que la SAR a tenu compte des faits pertinents et qu’elle a examiné les éléments de preuve avant d’en arriver à une conclusion. En outre, il est acquis en matière jurisprudentielle que la SAR n’est pas tenue de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit-il, qui a mené à sa conclusion finale (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 au paragraphe 16).

[29]           Même s’il n’était pas nécessaire de spéculer sur ce que le président savait et qu’il n’était pas nécessaire pour la SAR de partager la conclusion de la SPR sur le fait que le refus de la demanderesse de coopérer avait aggravé sa situation, ces conclusions n’ont pas été déterminantes dans la décision définitive de la SAR. De plus, il était tout à fait raisonnable pour la SAR de juger incohérent le témoignage de la demanderesse quant à la raison pour laquelle elle n’avait pas mis le président au courant des interrogatoires étant donné que ce n’est qu’au dernier interrogatoire que les agents l’ont menacée de porter des accusations contre elle.

[30]           L’avocat de la demanderesse a reconnu que celle-ci ne risquait pas d’être victime de persécution avant son départ de Cuba. J’estime également que la SAR a étudié les arguments et le dossier relativement à cette question et qu’elle est raisonnablement arrivée à la conclusion que les faits n’indiquent pas qu’il existe des risques prospectifs ou un risque de traitement équivalant à de la persécution.

[31]           Compte tenu des conclusions précitées, je conclus que la décision de la SAR est raisonnable et, par conséquent, je rejette la présente demande de contrôle judiciaire.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.                  La demande est rejetée.

2.                  Aucune question n’est soumise pour être certifiée.

« Michael D. Manson »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5445-15

 

INTITULÉ :

LORETA ESCOBAR ANEL c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 30 juin 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MANSON

 

DATE DES MOTIFS :

Le 6 juillet 2016

 

COMPARUTIONS :

Ronald Shacter

Pour la demanderesse

Daniel Engle

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Silcoff, Shacter

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour la demanderesse

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.