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Date : 20160720


Dossier : T-2547-14

Référence : 2016 CF 836

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 20 juillet 2016

En présence de madame la juge Roussel

ENTRE :

ROBBE DICKSON ET RAINBOW TOBACCO G.P.

demandeurs

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA, LISE OUELLETTE, RONALD JEAN-LÉGER, DENIS BEAUSOLEIL, VLADIMIR DESRIVEAUX, STAN LOACH et AGENTS DE LA GRC M. UNTEL et MME UNETELLE

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               Les demandeurs Robbie Dickson et Rainbow Tobacco G.P. [Rainbow Tobacco] interjettent appel d’une ordonnance du protonotaire Richard Morneau datée du 5 août 2015 radiant leur déclaration modifiée contre tous les défendeurs à l’exception de Sa Majesté la Reine du chef du Canada. La portée de leur appel vise uniquement les employés de l’Agence du revenu du Canada [« ARC »] Lise Ouellette, Ronald Jean-Léger, Denis Beausoleil, Vladimir Desriveaux et Stan Loach, ainsi que les agents de la Gendarmerie royale du Canada [GRC] M. Untel et Mme Unetelle [collectivement, les « défendeurs individuels »].

[2]               Le recours sous-jacent découle du refus du ministre du Revenu national de renouveler la licence fédérale de fabrication de tabac de Rainbow Tobacco, détenue par la compagnie entre 2004 et 2011. Les demandeurs ont entrepris un recours contre Sa Majesté la Reine, le procureur général du Canada, le ministre du Revenu national, la GRC, le commissaire Bob Paulson et les défendeurs individuels, demandant des dommages-intérêts de cinquante millions de dollars (50 000 000 $), un montant indéterminé de dommages substantiels, un montant de un million de dollars (1 000 000 $) en dommages-intérêts aggravés, exemplaires et punitifs ainsi que des dommages-intérêts en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, ch. 11.

[3]               Sa Majesté la Reine et le procureur général du Canada ont déposé une requête en radiation de la déclaration modifiée des défendeurs contre tous les défendeurs sauf Sa Majesté la Reine. Ils ont fait valoir que la Cour fédérale n’a pas compétence pour statuer sur la demande contre le commissaire de la GRC et les défendeurs individuels parce que cette demande est fondée sur des principes de responsabilité prenant racine dans le droit provincial et ne nécessite l’application du droit fédéral que de façon incidente. Ils ont également voulu faire radier du recours le procureur général du Canada, la GRC et le ministre du Revenu national au motif que le recours devrait uniquement être dirigé contre la Couronne. En réponse, les demandeurs ont allégué que la Cour fédérale avait compétence pour statuer sur les demandes à l’égard des défendeurs individuels puisque la demande, telle que plaidée, était régie par un cadre détaillé de droit fédéral qui était essentiel à la solution du litige et qui constituait le fondement de l’attribution légale de la compétence de la Cour fédérale.

[4]               La requête des demandeurs a été tranchée en fonction des observations écrites seulement. Le protonotaire Morneau a accueilli la requête en radiation et a radié la déclaration modifiée des demandeurs contre tous les défendeurs à l’exception de Sa Majesté la Reine.

[5]               La principale question en litige de cet appel est de déterminer s’il est manifeste et évident que la Cour fédérale n’a pas compétence pour statuer sur la réclamation des demandeurs contre les défendeurs individuels.

[6]               Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis d’accueillir l’appel.

II.                Contexte

[7]               Les demandeurs font valoir les faits suivants dans leur déclaration modifiée.

[8]               Robbie Dickson est membre de la communauté Mohawk de Kahnawá:ke et possède le statut d’indien au sens de la Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I-5. Il est associé de la compagnie Rainbow Tobacco G.P., une société en nom collectif créée en vertu des lois du Québec.

[9]               En juillet 2004, l’ARC a attribué à Rainbow Tobacco une licence fédérale de fabrication de produits du tabac en vertu de la Loi de 2001 sur l’accise, L.C. 2002, ch. 22. Cette licence permettait à Rainbow Tobacco d’importer, de transporter, de posséder, d’entreposer, de vendre et de fabriquer des produits du tabac. L’ARC a renouvelé cette licence chaque année de 2005 à 2011. Dans sa correspondance avec Rainbow Tobacco, l’ARC a confirmé qu’il n’était pas nécessaire que l’entreprise détienne une licence provinciale sur le tabac comme condition préalable pour obtenir une licence fédérale puisque ses produits étaient destinés à la vente sur la réserve.

[10]           En plus de fabriquer des produits du tabac pour les vendre à Kahnawá:ke, Rainbow Tobacco vendait également ses produits à des Premières Nations sur d’autres réserves à l’échelle du Canada. L’ARC a avisé Rainbow Tobacco qu’elle était d’avis que les provinces n’avaient pas compétence sur ses activités commerciales et qu’elle ne contrevenait à aucune loi provinciale.

[11]           En septembre 2010, la police provinciale de l’Ontario et la GRC ont saisi une importante quantité de produits du tabac fabriqués par Rainbow Tobacco pendant un transport entre Kahnawá:ke et une autre Première nation en Ontario. M. Dickson a été accusé de ne pas avoir été en possession des permis provinciaux relatifs au tabac requis aux termes de la Loi de la taxe sur le tabac, L.R.O. 1990, ch. T 10 de l’Ontario.

[12]           Quelques mois plus tard, la GRC et l’Alberta Gaming and Liquor Commission ont saisi une quantité encore plus importante de produits du tabac fabriqués par Rainbow Tobacco dans les entrepôts de la Première Nation Montana Cree Nation en Alberta. La GRC a accusé M. Dickson d’avoir fait défaut de posséder un permis provincial relatif à la fabrication des produits du tabac, en contravention de la loi albertaine sur le tabac, la Tobacco Tax Act, RSA 2000, c T4.

[13]           En raison des saisies effectuées en Ontario et en Alberta, les produits de Rainbow Tobacco sont devenus périmés et, par conséquent, invendables.

[14]           En novembre 2011, Rainbow Tobacco a déposé une demande à l’ARC pour obtenir le renouvellement de sa licence de fabrication de produits du tabac pour l’année 2012. Dans une lettre datée du 15 décembre 2011, la défenderesse Lise Ouellette a informé Rainbow Tobacco que sa licence arriverait à échéance le 31 décembre 2011 et qu’elle ne serait pas renouvelée. Les motifs joints à cette décision sont les suivants : 1) Rainbow Tobacco a omis de se conformer aux lois provinciales relativement à la taxation et au contrôle des produits du tabac, tel qu’il est exigé en vertu du sous-alinéa 2(2)b)(i) du Règlement sur les licences, agréments et autorisations d’accise, DORS/2003-115 [le « Règlement »], et 2) Rainbow Tobbacco ne dispose pas des ressources financières suffisantes pour gérer son entreprise d’une manière responsable conformément au sous-alinéa 2(2)c)(ii) du Règlement.

[15]           Dans leur déclaration modifiée, les demandeurs font valoir que les défendeurs individuels de l’ARC avaient l’obligation de faire preuve de diligence raisonnable dans le processus d’octroi de licences relatives aux produits du tabac en vertu de la Loi de 2001 sur l’accise et de ses règlements afférents. Ils ajoutent que les défendeurs ont une obligation de fiduciaire envers M. Dickson en conséquence de ses droits ancestraux allégués lui permettant de faire le commerce du tabac avec d’autres membres des Premières Nations. Les demandeurs soutiennent que les défendeurs individuels de l’ARC ont commis les actes fautifs suivants :

i)                    Ils n’auraient pas respecté les règles de conduite auxquelles ils sont soumis.

ii)                  Ils n’auraient pas fait preuve de la diligence raisonnable requise dans l’exercice de leurs fonctions.

iii)                Ils auraient omis de fournir à Rainbow Tobacco les renseignements pertinents alors qu’ils étaient tenus de le faire dans l’exercice de leurs fonctions.

iv)                Ils n’auraient pas honoré les ententes intervenues entre l’ARC et Rainbow Tobacco.

v)                  Ils auraient donné des avis trompeurs ou inappropriés à Rainbow Tobacco à l’égard des exigences provinciales et fédérales relatives aux licences et à la conformité de Rainbow Tobacco à ces exigences.

vi)                Ils auraient indûment perçu des droits d’accise qui n’étaient pas dus par Rainbow Tobacco.

vii)              Ils auraient rendu des décisions à l’égard de l’octroi à Rainbow Tobacco de la licence de fabrication de produits du tabac en fonction de facteurs inappropriés ou inadéquats.

viii)            Ils auraient omis de reconnaître les droits ancestraux de M. Dickson et n’auraient pas agi conformément à l’honneur de la Couronne.

ix)                Ils auraient manqué aux droits à la justice naturelle et à l’équité procédurale de Rainbow Tobacco.

[16]           En ce qui concerne les agents non identifiés de la GRC, M. Untel et Mme Unetelle, les demandeurs font valoir que ces derniers étaient tenus de mener l’enquête sur l’entreprise de Rainbow Tobacco de façon compétente et professionnelle. Les demandeurs affirment que les agents ont mené une enquête négligente, qu’ils ont illégalement orchestré les saisies de marchandises, qu’ils ont fait des pressions inappropriées pour que le renouvellement de licence de Rainbow Tobacco lui soit refusé, qu’ils ont exercé leurs devoirs de policiers de façon incompétente et qu’ils n’ont pas fait preuve de la norme de diligence requise dans l’exercice de leurs fonctions.

[17]           Les demandeurs allèguent également dans leur déclaration modifiée que les défendeurs individuels de l’ARC et de la GRC ont commis une faute dans l’exercice d’une charge publique et ont agi de façon incompatible à leurs devoirs, prévus dans la Loi sur l’Agence du revenu du Canada, L.C. 1999, ch. 17 et dans la Loi de 2001 sur l’accise, de même qu’au devoir de bonne foi qui leur incombe en vertu des articles 6 et 7 du Code civil du Québec, RLRQ c. C-1991. Au soutien de leurs allégations, les demandeurs affirment que les défendeurs individuels ont intentionnellement, ou par insouciance, adopté une conduite illégale en conseillant à l’ARC de refuser le renouvellement de la licence de Rainbow Tobacco pour des motifs inadéquats et discriminatoires, ou en participant à ce refus. Les demandeurs affirment également que les défendeurs individuels savaient que les dispositions de la Loi de 2001 sur l’accise relatives à la taxation ne s’appliquaient pas aux demandeurs en raison de leur incompatibilité avec l’article 87 de la Loi sur les Indiens ou que ceux-ci ont fait preuve d’insouciance à l’égard de cette information.

[18]           Les demandeurs allèguent également que les défendeurs individuels ont fait preuve d’insouciance à l’égard du fait que la fabrication, le transport et la distribution de cigarettes fabriquées sur une réserve à des Indiens et des bandes constituent un exercice légitime des droits ancestraux des demandeurs. Ainsi, les défendeurs individuels ont interféré avec les intérêts économiques des demandeurs de même qu’avec l’exercice légitime de leurs droits ancestraux.

[19]           Enfin, les demandeurs font valoir que les défendeurs individuels ont illégalement complotés afin de causer un préjudice économique aux demandeurs et de dépouiller M. Dickson de ses droits ancestraux.

[20]           En plus de leurs allégations à l’égard des défendeurs individuels, les demandeurs affirment que la défenderesse Sa Majesté la Reine est responsable, en vertu de l’article 3 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. (1985), ch. C-50, des dommages causés par la contravention des défendeurs individuels à la Charte canadienne des droits et libertés, à la Déclaration canadienne des droits, S.C. 1960, ch 44, et à la Charte des droits et libertés de la personne du Québec, RLRQ c. C-12.

III.             Analyse

A.                Norme de contrôle

[21]           Une ordonnance discrétionnaire d’un protonotaire ne doit être écartée en appel que si les questions soulevées par la requête ont une influence déterminante sur l’issue de l’affaire ou si l’ordonnance est manifestement entachée d’erreur, en ce sens que l’exercice du pouvoir discrétionnaire du protonotaire est fondé sur un mauvais principe de droit ou sur une mauvaise appréciation des faits (Merck & Co. Inc. c. Apotex Inc., 2003 CAF 488, au paragraphe 19 [Apotex]; Canada c. Aqua-Gem Investments Ltd., [1993] 2 RCF 425, aux paragraphes 67 et 68).

[22]           Notre Cour a conclu que, lorsqu’une requête en radiation d’un défendeur est accueillie, cette décision est déterminante à l’issue du litige. Dans de telles circonstances, la Cour doit examiner l’appel de novo (Peter G. White Management Ltd. c. Canada, 2006 CAF 190, aux paragraphes 33 à 36 [Peter G. White Management]; Teva Canada Ltd. v Pfizer Canada Inc., 2014 FC 69, [2014] FCJ No 856 (QL), au paragraphe 24; Bayer Healthcare AG v. Sandoz Canada Incorporated, 2007 FC 1068, au paragraphe 6).

[23]           Les défendeurs font valoir que le retrait des défendeurs individuels à la procédure n’est pas déterminant pour l’issue du litige puisque le recours se poursuit contre Sa Majesté la Reine. Ils ajoutent que la Couronne est poursuivie pour les mêmes causes d’action que les défendeurs individuels et que si la Cour en arrive à la conclusion que les défendeurs individuels ont agi de façon incompatible à leurs obligations publiques, la responsabilité de l’État sera engagée pour ces actions.

[24]           Dans la mesure où les fautes supposément commises par les défendeurs individuels découlent de leurs obligations à titre de fonctionnaire de la Couronne, je suis d’accord avec les défendeurs qu’il est probable que la Couronne soit tenue responsable de leurs faits. Conformément au sous-alinéa 3a)(i) de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, au Québec, l’État est responsable des dommages causés par la faute de ses préposés et, en vertu du sous-alinéa 3b)(i) de cette même loi, dans toutes les autres provinces, l’État est responsable des délits civils commis par ses préposés. Au paragraphe 47 de leur déclaration modifiée, les demandeurs ont reconnu la responsabilité de l’État pour les dommages commis par les défendeurs individuels.

[25]           Si, toutefois, les fautes alléguées n’ont pas été commises dans le cadre de l’exécution des fonctions des défendeurs individuels ou qu’elles ne sont pas suffisamment reliées à leur emploi, il est alors possible que l’État ne soit pas responsable de leurs faits. Bien que les défendeurs individuels puissent être poursuivis devant les cours provinciales, leur retrait de la demande mettrait fin à l’action des demandeurs à leur encontre devant la Cour fédérale. Dans Peter G. White Management, au paragraphe 35, la Cour d’appel fédérale a utilisé cette même logique pour conclure que le retrait des défendeurs individuels au litige constituait un élément déterminant pour l’issue du litige.

[26]           Même si j’en venais à conclure que le retrait des défendeurs individuels n’est pas déterminant pour l’issue du litige au motif que l’État serait tenu responsable des possibles torts commis par ceux-ci, je suis néanmoins d’avis que le second volet du critère établi dans Apotex est aussi satisfait. L’ordonnance du protonotaire se fonde sur un mauvais principe de droit et, par conséquent, sa décision est manifestement erronée.

[27]           En concluant qu’il est évident et manifeste que les déclarations modifiées peuvent uniquement être poursuivies devant la Cour fédérale contre la défenderesse Sa Majesté la Reine, le protonotaire Morneau a déclaré qu’il faisait siens les motifs exposés par les parties défenderesses dans leurs observations principales et dans leurs observations écrites en réponse. Dans leur réponse, les parties défenderesses ont plaidé que la Cour fédérale n’a pas compétence pour statuer sur la demande contre les défendeurs individuels puisque la présence de ces défendeurs n’est pas déterminante pour l’issue de l’affaire.

[28]           La question de savoir si l’inclusion d’un défendeur est déterminante pour l’issue d’un litige ne fait pas partie du critère à appliquer pour établir si la Cour a compétence pour statuer sur le litige. Comme la Cour suprême du Canada l’a énoncé dans ITO-Int’l Terminal Operators c. Miida Electronics, [1986] 1 RCS 752, à la page 766 [ITO], les conditions essentielles pour pouvoir conclure à la compétence de la Cour fédérale sont les suivantes :

1)        Il doit y avoir attribution de compétence par une loi du Parlement fédéral.

2)        Il doit exister un ensemble de règles de droit fédérales qui soit essentiel à la solution du litige et constitue le fondement de l’attribution légale de compétence.

3)        La loi invoquée dans l’affaire doit être « une loi du Canada » au sens où cette expression est employée à l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Victoria, ch. 3.

[29]           En faisant siennes les observations écrites des défendeurs sans fournir plus d’explications, le protonotaire Morneau a ajouté une nouvelle condition au critère établi dans l’arrêt ITO et, pour ce motif, l’ordonnance est manifestement erronée. Par conséquent, je suis d’avis que je dois examiner de novo la requête en radiation des défendeurs individuels de la déclaration modifiée.

B.                 Requête en radiation en vertu de l’alinéa 221a) des Règles des Cours fédérales

[30]           Le critère pour radier une action pour absence de compétence en vertu de l’alinéa 221(1)a) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, avec ou sans autorisation de modifier, est le même critère rigoureux que pour la radiation d’une demande au motif qu’elle ne possède aucune cause d’action valable (Hodgson c. Bande indienne d’Ermineskin no 942, [2000] ACF no 313, au paragraphe 10). Pour qu’une telle requête soit accueillie, il doit être « manifeste et évident » que le recours est voué à l’échec. Les faits énoncés dans la déclaration doivent être présumés véridiques et le fardeau de satisfaire ce critère rigoureux appartient à la partie demandant la radiation de l’acte de procédure (Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 RCS 959, à la page 980; R. c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42, aux paragraphes 17, 21 et 22).

[31]           Les demandeurs soutiennent qu’il n’est pas « manifeste et évident » que leur demande est vouée à l’échec à l’égard des défendeurs individuels. Les défendeurs plaident le contraire.

[32]           Je me pencherai donc maintenant sur le cœur de l’affaire présentée devant notre Cour, qui est d’établir s’il est manifeste et évident que notre Cour n’a pas compétence pour statuer sur la requête des demandeurs contre les défendeurs individuels.

C.                 Compétence de la Cour fédérale

[33]           Comme il a déjà été mentionné, pour conclure que la Cour fédérale a compétence pour statuer sur un litige, il faut démontrer : 1) qu’il y a attribution de compétence par une loi du Parlement fédéral; 2) qu’il existe un ensemble de règles de droit fédérales qui soit essentiel à la solution du litige et constitue le fondement de l’attribution légale de compétence; 3) que la loi invoquée dans l’affaire est « une loi du Canada » au sens de l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1987 (ITO, à la page 766).

[34]           Les défendeurs concèdent que le premier volet du critère établi dans ITO a été satisfait, puisque l’alinéa 17(5)b) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, attribue à la Cour fédérale la compétence de statuer sur les actions et les omissions des agents et fonctionnaires de la Couronne. Ils font cependant valoir qu’en l’espèce, les deux autres volets du critère exposé dans ITO ne sont pas satisfaits.

[35]           La question est donc de savoir s’il existe un « ensemble de règles de droit fédérales qui soit essentiel à la solution du litige et constitue le fondement de l’attribution légale de compétence » et s’il s’agit d’une « loi du Canada ».

[36]           Les demandeurs font valoir que la décision de la Cour d’appel fédérale dans Peter G. White Management dispose de la question et fait autorité à l’égard de la compétence de la Cour fédérale. Les demandeurs invoquent plus précisément les paragraphes 59 et 60 de l’arrêt, où la Cour d’appel fédérale énonce que « le fait qu’une cause d’action d’une partie demanderesse soit une faute délictuelle ou contractuelle ne soustrait pas forcément l’affaire à la compétence fédérale » et que « lorsque les droits d’une partie prennent naissance en vertu d’un “cadre législatif détaillé” et sont régis en grande partie par ce dernier, les litiges peuvent être tranchés devant la Cour fédérale ». Les parties demanderesses basent également leur argument sur les jugements antérieurs de la Cour d’appel fédérale dans Oag v. Canada, [1987] 2 FC 511 (FCA) [Oag], et Kigowa c. Canada, [1990] 1 CF 804 (CAF) (WL) [Kigowa], pour affirmer que la Cour fédérale a compétence pour statuer à l’égard des défendeurs individuels.

[37]           Les demandeurs plaident que, tout comme dans ces décisions, il existe un lien entre les droits des demandeurs et le droit fédéral. Les droits en cause comprennent d’abord la licence de production de tabac, créée par la Loi de 2001 sur l’accise et qui n’existe pas en dehors de cette loi, puis les droits ancestraux de M. Dickson prévus par la Loi sur les Indiens et la Loi constitutionnelle de 1867. La relation juridique qui existe entre les parties peut être caractérisée soit comme preneur et donneur (ou agent d’exécution) de licence pour fabrication de produits du tabac, soit comme relation entre un membre des Premières Nations et un agent de la Couronne. Dans l’un ou l’autre des cas, l’existence même de la relation est entièrement fondée sur le droit fédéral découlant de la Loi de 2001 sur l’accise et de ses règlements, de la Loi sur l’agence du revenu du Canada, de la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, L.R.C. (1985), ch R-10, de la Loi sur les Indiens et de la Loi constitutionnelle de 1982. En résumé, les demandeurs font valoir que le caractère véritable de leur demande repose sur le principe que la conduite des défendeurs individuels n’était pas autorisée par les lois fédérales en vertu desquelles ils sont réputés agir et que la légalité de cette conduite doit être tranchée en fonction de ces lois.

[38]           Les défendeurs font valoir que le caractère véritable de la demande est un recours en dommages-intérêts découlant d’un mauvais usage prétendu des pouvoirs conférés par la loi et qu’aucun ensemble de règles de droit fédéral ne [traduction] « vise cette catégorie de litiges ». Les défendeurs soulignent que les demandeurs basent leur recours sur le Code civil du Québec et la Charte des droits et libertés de la personne du Québec. En ce qui concerne la revendication des demandeurs à l’égard de leur titre ancestral et du droit de [traduction] « vendre et de faire le troc de produits du tabac avec d’autres Premières Nations », les défendeurs soutiennent que les demandeurs n’ont pas allégué de droits découlant d’un traité autochtone et ne tentent pas d’obtenir une déclaration en ce sens; d’ailleurs, une telle requête devrait être adressée à la Couronne et non aux individus. À l’égard de l’argument des demandeurs visant l’honneur de la Couronne, les défendeurs allèguent que ce ne sont pas toutes les interactions entre la Couronne et les peuples autochtones qui entraînent l’application de ce principe et que l’honneur de la Couronne ne peut constituer une cause d’action en soi. En résumé, les défendeurs font valoir que la requête des demandeurs est essentiellement fondée sur du droit provincial et que le fait qu’une décision sur une loi fédérale soit incidemment nécessaire n’est pas suffisant pour que le recours s’inscrive dans la compétence fédérale. Il n’y a pas de loi en droit canadien qui prévoit une cause d’action pour dommages-intérêts ni de responsabilité civile délictuelle découlant de la contravention d’une loi fédérale.

[39]           Les cours ont examiné à de nombreuses reprises la question de savoir s’il existe un « ensemble de règles de droit fédérales qui soit essentiel à la solution du litige et constitue le fondement de l’attribution légale de compétence ». Il n’est pas toujours facile de concilier ces décisions. Comme il a été souligné dans Peter G. White Management, il est difficile de déterminer à quel point une loi fédérale est nécessaire pour justifier l’attribution de compétence au fédéral, particulièrement dans le contexte d’un recours en responsabilité civile délictuelle contre des agents de la Couronne (Peter G. White Management, au paragraphe 60).

[40]           Dans plusieurs décisions, la Cour a radié des recours contre des agents de la Couronne au motif que la Cour fédérale n’avait pas compétence pour statuer sur ces affaires puisque le droit à des dommages-intérêts découlait du droit de la responsabilité provincial (Pacific Western Ltd. v The Queen, [1980] 1 FC 86 (FCA); Stephens (succession) c. Canada, (1982) 26 CPC 1 (CAF); Braybrook c. Canada, 2005 CF 417; Robinson c. Canada, [1996] ACF no 1524 (QL); Leblanc c. Canada, 2003 CFPI 776).

[41]           La Cour fédérale a par contre conclu dans certains cas qu’elle avait compétence pour statuer sur les prétendues fautes commises par des agents de la Couronne. Par exemple, dans la décision Maguire c. Canada (1re inst.), [1990] 1 CF 742, un pêcheur alléguait que deux agents des pêches l’avaient privé à tort de son permis commercial de pêche au saumon. Les agents des pêches ont déposé une requête en radiation du recours pour cause d’absence de compétence. La Cour a conclu que la Loi sur les pêches, L.R.C. (1985), ch. F-14, constitue un cadre législatif détaillé suffisant pour justifier l’attribution de la compétence à la Cour fédérale puisqu’elle dispose d’un régime législatif régissant les modalités de l’obtention d’un permis commercial de pêche au saumon.

[42]           Conformément à la décision de la Cour suprême du Canada dans ITO, la Cour d’appel fédérale semble avoir graduellement adopté une interprétation plus large de la compétence de notre Cour sur les agents de la Couronne personnellement poursuivis pour des fautes en responsabilités civiles.

[43]           La Cour d’appel fédérale a conclu, d’abord avec le jugement Oag, que la division de première instance (telle qu’elle l’était alors) avait compétence pour statuer sur une demande en responsabilité pour arrestation arbitraire, détention arbitraire, voie de fait et acte de violence, déposée contre deux défendeurs individuels qui étaient commissaires de la Commission des libérations conditionnelles du Canada. Le demandeur avait obtenu une libération sous liberté surveillée, qui ne s’est toutefois pas réalisée en raison du comportement allégué des défendeurs. La Cour d’appel fédérale a souligné que la Loi sur la libération conditionnelle de détenus, S.R.C. 1970, ch. P-2, et la Loi sur les pénitenciers, S.R.C. 1970, ch. P-6, constituent la source du droit à la remise en liberté du demandeur et a conclu que les délits allégués ont été commis en raison de l’atteinte au droit du demandeur de demeurer en liberté. En d’autres mots, le délit découlait d’un droit créé par une loi fédérale.

[44]           Ensuite, dans la décision Kigowa, la Cour a conclu qu’il était approprié qu’un agent de l’immigration soit défendeur dans un recours en dommages-intérêts pour détention illégale. Dans cette affaire, le demandeur a été arrêté par l’agent après avoir sauté d’un bateau et être entré au Canada. Il est demeuré détenu au motif qu’il représentait un danger pour le public ou qu’il ne se présenterait pas à sa date d’audience; il a toutefois contesté les motifs de détention déterminés par l’agent. La Cour d’appel fédérale a conclu que la Cour avait compétence pour statuer sur la demande puisque le droit du demandeur de demeurer en liberté au Canada dans l’attente de l’enquête sur son renvoi potentiel est régi par la Loi sur l’immigration de 1976, S.C. 1976-77, ch. 52. Dans ses motifs concordants, le juge Heald définit ainsi le lien entre la demande du demandeur et le droit fédéral : [traduction] « [s]i les délits ont été commis, c’est parce qu’il y a eu atteinte au droit du demandeur de rester libre qui lui est conféré par les dispositions de la Loi sur l’immigration de 1976 » (Kigowa, au paragraphe 18).

[45]           De même, dans l’arrêt Canada c. Smith, 2002 CAF 348 [Smith], deux défendeurs individuels, qui étaient agents dans la GRC, sont demeurés défendeurs à la déclaration puisque leur présence satisfaisait les exigences du critère élaboré dans ITO. La Cour d’appel fédérale a conclu que l’essence de la demande des demandeurs découlait d’une loi fédérale, nommément la Loi sur le programme de protection des témoins, L.C. 1996, ch. 15. Conformément aux dispositions de l’article 8 de cette loi, un accord de protection est réputé comporter l’obligation pour le commissaire de prendre de telles mesures raisonnables pour assurer au bénéficiaire la protection visée par l’accord. Le demandeur a fait valoir qu’il avait rempli sa part des obligations prévues à l’accord et que, par conséquent, les agents étaient responsables de sa protection. Le demandeur a poursuivi la Couronne et cinq agents de la GRC personnellement pour négligence, abus d’influence et manquement à leurs obligations fiduciaires, légales et contractuelles relativement aux droits que possède le demandeur en vertu de la Loi sur le programme de protection des témoins. La Cour d’appel fédérale a conclu que le présumé tort subi consiste en la privation de droits prévus par une loi fédérale, et que la privation de ces droits a été causée par l’abus des pouvoirs qu’ils tiennent de la Loi dont les fonctionnaires fédéraux se seraient rendus coupables (Smith, au paragraphe 18).

[46]           Enfin, dans l’arrêt Peter G. White Management, la Cour a conclu que la demande présentée contre un ministre et trois fonctionnaires fédéraux était du ressort de la Cour fédérale. Dans cette affaire, la demanderesse louait un bail des terres de la Couronne dans le parc national Banff, où elle exploitait une station de ski. Ce bail prévoyait notamment le droit d’exploiter une télécabine en été. Le directeur de l’unité de gestion du Parc National Banff a refusé de délivrer un permis à la demanderesse pour une telle exploitation au motif qu’elle n’était pas conforme au plan de gestion du parc national Banff adopté et déposé à la Chambre des communes conformément à une disposition de la Loi sur les parcs nationaux, L.R.C. 1985, ch N-14. Dans sa déclaration demandant des dommages-intérêts contre Sa Majesté la Reine et d’autres défendeurs, dont le directeur général de Parc Canada et le directeur de l’unité de gestion du Parc National Banff personnellement, la demanderesse a soulevé plusieurs allégations comprenant notamment la rupture de contrat, l’entrave à des relations commerciales et l’abus de fonctions publiques. L’essence de cette déclaration était que la Couronne, en promulguant le plan de gestion du Parc national Banff comprenant une interdiction de l’exploitation de télécabines pendant l’été, a rendu impossible pour la défenderesse l’obtention d’un permis commercial et, par conséquent, d’avoir la jouissance paisible des lieux loués alors que la Couronne s’y était engagée contractuellement en louant la terre.

[47]           Tout en reconnaissant que la cause d’action soulevée à l’égard des défendeurs autres que la Couronne était du domaine de la responsabilité délictuelle de common law, la Cour d’appel fédérale a conclu que le bail permettant l’exploitation de la télécabine pendant l’été constituait un élément central de la cause d’action. De plus, bien que les droits visés par le contrat fussent de nature contractuelle, ils ont été créés dans un contexte juridique régi principalement par des lois fédérales établissant les critères à respecter pour octroyer un bail. La Cour d’appel fédérale a conclu que les droits de la demanderesse établis par le bail étaient expressément l’objet de la législation fédérale applicable, qu’ils étaient conditionnels à l’obtention d’un permis et, plus précisément, qu’ils étaient visés par le Règlement sur l’exploitation de commerces dans les parcs nationaux du Canada, 1998, DORS/98-455, qui traite en profondeur de l’attribution de permis pour l’exploitation de commerces dans les parcs nationaux. La Cour d’appel fédérale a été d’avis qu’en fonction des faits de l’affaire, le « caractère véritable » de la demande contre les défendeurs individuels était fondé sur le droit fédéral, alors que le droit provincial n’y était qu’accessoire. En effet, la législation fédérale concernant les parcs nationaux, qui régit les baux et l’exploitation de commerces, comprend un cadre législatif détaillé. La Cour s’est principalement fondée sur les lois suivantes pour en arriver à cette conclusion : la Loi sur les parcs nationaux, la Loi sur l’Agence Parcs Canada, L.C. 1998, ch. 31, le Règlement sur les baux et les permis d’occupation dans les parcs nationaux du Canada, DORS/92-25, et le Règlement sur l’exploitation de commerces dans les parcs nationaux du Canada, 1998.

[48]           Les exigences du second volet du critère établi dans l’arrêt ITO ont récemment fait l’objet d’un examen de la Cour d’appel fédérale dans Canadian Transit Company c. Windsor (Corporation de la ville), 2015 CAF 88 [Canadian Transit Company]. Dans cette affaire, la question à trancher était de savoir si la Cour fédérale avait compétence pour statuer sur une demande déposée par Canadian Transit Company, visant à obtenir une déclaration selon laquelle le règlement de la ville de Windsor ne s’applique pas à ses biens en vertu de la doctrine constitutionnelle de l’exclusivité des compétences ou de celle de la prédominance. La Cour fédérale a radié la demande au motif que le droit fédéral n’intervenait pas suffisamment dans les procédures pour justifier l’attribution de compétence. Cette décision a toutefois été infirmée en appel par la Cour d’appel fédérale.

[49]           Au cours de l’analyse de l’application du second volet du critère de l’arrêt ITO, la Cour d’appel fédérale a souligné que la première étape doit évaluer la nature de la procédure, y compris l’ensemble du droit nécessaire pour trancher le litige. La seconde étape nécessite d’évaluer si le droit fédéral joue un rôle central, à savoir un rôle qui est « essentiel à la solution du litige et constitue le fondement de l’attribution légale de compétence » (Canada Transit Company, au paragraphe 29). La Cour a conclu que les dispositions de la loi fédérale pertinente étaient essentielles pour déterminer si la Canadian Transit Company était en droit d’obtenir la déclaration demandée. Après examen des différentes dispositions de la loi, la Cour a conclu que la loi fédérale était essentielle à la solution du litige (Canada Transit Company, aux paragraphes 34 et 36) et que le droit provincial ne jouait qu’un rôle accessoire ou complémentaire. La Cour a également noté les différentes formules et approches utilisées pour décrire le seuil suffisant de droit fédéral permettant d’attribuer la compétence à une cour fédérale :

[39]      La jurisprudence a employé différents mots et différentes méthodes pour qualifier la teneur en droit fédéral jugée suffisante. Selon la jurisprudence ITO-Int’l Terminal Operators, précité, il faut rechercher si les principes « nécessaires » de droit provincial sont uniquement appliqués « accessoirement » au droit fédéral en cause dans l’affaire (pages 781-782). Parfois, la jurisprudence commence par examiner le droit fédéral et s’interroge sur son incidence sur l’affaire. Par exemple, la jurisprudence recherche parfois si « les droits et obligations des parties [devraient être] déterminés en partie par le droit fédéral » ou si la cause d’action « tire son origine du droit fédéral » (Bensol Customs Brokers Ltd. c. Air Canada, [1979] 2 C.F. 575, pages 582 et 583, 99 D.L.R. (3d) 623 (C.A.)). Une autre formulation que l’on trouve est la suivante : « la loi fédérale [a] un rôle important à jouer dans la détermination des droits des parties » (La Reine c. Commission de transport de la communauté urbaine de Montréal, [1980] 2 C.F. 151, page 153, 112 D.L.R. (3d) 266 (C.A.)).

[50]           La Cour a ensuite fourni des exemples de jugements, citant notamment l’arrêt Peter G. White Management, précité, faisant intervenir le droit provincial et pour lesquels la Cour fédérale a conclu qu’elle avait compétence.

[51]           La décision de la Cour d’appel fédérale dans Canadian Transit Company a fait l’objet d’un appel à la Cour suprême du Canada. L’autorisation d’interjeter appel a été accordée le 8 octobre 2015 et l’appel a été entendu le 21 avril 2016. Cependant, aucune décision n’a été rendue. Entre-temps, les principes provenant des décisions de la Cour d’appel fédérale demeurent en vigueur.

[52]           Ayant offert un aperçu des principales décisions s’étant penché sur la question de la compétence de la Cour fédérale, j’en arrive maintenant à la présente affaire.

[53]           La demande en dommages-intérêts des demandeurs est principalement fondée sur des allégations de mauvais usages par les défendeurs individuels des pouvoirs qui leur ont été conférés par la loi. Les cours ont conclu que les droits découlant du mauvais usage de pouvoirs font partie de la responsabilité civile délictuelle de common law et sont généralement de compétence provinciale (Stephens (succession) c. Canada, [1982] ACF no 114, au paragraphe 15). L’examen de la compétence de notre Cour ne se termine toutefois pas là. Comme la Cour d’appel fédérale l’a mentionné dans l’arrêt Peter G. White Management, le fait que la nature de l’action des demandeurs soit en responsabilité délictuelle ou, selon le Code civil du Québec, en responsabilité civile n’empêche pas nécessairement que l’affaire soit de compétence fédérale (Peter G. White Management, au paragraphe 59; Rhine c. La Reine, [1980] 2 RCS 442, à la page 447). La Cour doit examiner si, de façon générale, le droit fédéral joue un rôle central, en ce sens qu’il est essentiel à la solution du litige et constitue le fondement de l’attribution légale de compétence, ou, tel qu’il est décrit dans l’arrêt Peter G. White Management, que le « caractère véritable » de la demande des demandeurs contre les défendeurs individuels est fondé sur le droit fédéral et que les droits sont principalement régis par un cadre législatif fédéral détaillé ou en découlent (Canadian Transit Company, aux paragraphes 29 et 60).

[54]           Il est possible que les causes d’action des demandeurs à l’encontre des défendeurs individuels soient fondées sur la responsabilité civile et délictuelle, mais je suis convaincue que le caractère véritable de la demande des demandeurs est que la conduite des défendeurs individuels n’était pas autorisée par la législation fédérale en vertu de laquelle ils sont réputés agir. Je suis également convaincue que la législation fédérale offre un cadre suffisamment détaillé pour constituer le fondement de l’attribution de la compétence à la Cour fédérale et qu’elle est essentielle à la résolution de la présente affaire.

[55]           La délivrance d’une licence autorisant la fabrication de produits du tabac est régie par la Loi de 2001 sur l’accise et ses règlements, qui traitent de la production et de la possession de produits du tabac et qui sont administrés par le ministre du Revenu national. Les parties 3 et 3.1 de la Loi de 2001 sur l’accise visent précisément les produits du tabac et déterminent leur réglementation, les droits et droits spéciaux sur le tabac, les entrepôts d’accise et les taxes sur les stocks de cigarettes. À l’égard des exigences relatives à l’obtention de licence pour la fabrication de produits du tabac, l’alinéa 14(1)d) établit le pouvoir discrétionnaire du ministre de délivrer des licences, et l’alinéa 23(1)b) dispose que le ministre peut refuser de délivrer une licence s’il a des motifs de croire que ce refus est dans l’intérêt public. Le paragraphe 23(3) de la Loi de 2001 sur l’accise prévoit également que le ministre ou son représentant autorisé peut préciser les activités pouvant être exercées en vertu de la licence et imposer toutes conditions jugées appropriées pour l’exécution de ces activités conformément à la licence. Le ministre peut également exiger à un demandeur de fournir une sûreté suffisante d’un montant déterminé conformément aux règlements.

[56]           Les règlements offrent également un cadre détaillé régissant la délivrance et l’annulation des licences pour fabriquer des produits du tabac. Plus précisément, le sous-alinéa 2(2)b)(i) dispose qu’un demandeur est admissible à obtenir une licence s’il s’est conformé à la loi provinciale réglementant la taxation ou le contrôle des produits du tabac au cours des cinq années précédant la demande. L’article 5 détermine le montant et le type de sûreté devant être fournie par un demandeur. De plus, l’article 9 détaille les exigences pour le renouvellement des licences et les articles 10 et 11 établissent les conditions relatives à la suspension ou à l’annulation d’une licence.

[57]           La Loi de 2001 sur l’accise établit également les rôles de la GRC relativement à la réglementation fédérale sur les produits du tabac. L’article 2 de la Loi de 2001 sur l’accise définit les membres de la GRC comme étant des « agents » qui, à ce titre, sont en droit de mettre en application les dispositions de la loi. La partie 6 de la Loi de 2001 sur l’accise vise la mise en application de la loi et précise les devoirs des agents et la portée de leur responsabilité relativement à la mise en application. Plus précisément, l’article 260 détermine les responsabilités d’un agent qui effectue une inspection, l’article 261 détaille les responsabilités des agents à l’égard de la saisie et de la garde des biens saisis, alors que les articles 264 à 266 disposent des conditions de mainlevée des biens saisis après paiement d’une sûreté. L’article 271 dispose également des procédures à suivre si le ministre détermine qu’une pénalité ou une saisie a été imposée par erreur.

[58]           Les demandeurs fondent également leurs arguments sur l’alinéa 87(1)b) de la Loi sur les Indiens, qui dispose que « les biens meubles d’un Indien ou d’une bande situés sur une réserve » sont exempts de taxation. Les demandeurs font valoir que, puisque les associés de Rainbow Tobacco sont « indiens », ils ne sont pas visés par les taxes sur les biens personnels et que les dispositions relatives à la taxation de la Loi de 2001 sur l’accise et de ses règlements sont inapplicables à l’égard des produits du tabac fabriqués par Rainbow Tobacco à Kahnawá:ke. Ils ajoutent qu’en tant que membres de la communauté de Kahnawá:ke, M. Dickson dispose du droit ancestral de vendre et d’échanger du tabac avec d’autres membres des Premières Nations conformément au paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982.

[59]           Les demandeurs allèguent également que la Loi sur l’Agence du revenu du Canada et la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada s’appliquent.

[60]           Ceci étant dit, la requête des demandeurs comprend également des éléments appartenant au droit provincial. La licence des demandeurs n’a pas été renouvelée en raison des accusations qui ont été portées contre M. Dickson en Ontario et en Alberta pour avoir fait défaut de se conformer aux lois de la taxe sur le tabac de ces provinces. Les demandeurs se fondent également sur le devoir de bonne foi retrouvé aux articles 6 et 7 du Code civil du Québec.

[61]           À mon avis, la question de savoir si les défendeurs individuels sont responsables d’avoir refusé à tort de renouveler la licence des demandeurs au motif qu’ils ont fait défaut de se conformer à la législation provinciale concernant la taxation des produits du tabac dépendra en définitive de la question de savoir si les demandeurs sont exempts ou non de la taxation en vertu de l’article 87 de la Loi sur les Indiens. Pour ces motifs, je suis convaincue que les demandeurs ont fait la preuve que le caractère véritable de leur déclaration modifiée est fondé sur le droit fédéral et est régi par un cadre législatif détaillé essentiel à l’issue du litige.

[62]           Pour ce qui est du troisième volet du critère développé dans l’arrêt ITO, la Loi de 2001 sur l’accise et la Loi sur les Indiens sont des lois fédérales et sont manifestement des « lois du Canada » comme il est prévu à l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867 (Peter G. White Management, au paragraphe 55).

[63]           Par conséquent, en fonction du dossier dont je suis saisie, je suis convaincue qu’il n’est pas manifeste et évident que la Cour n’a pas compétence pour statuer sur la demande des demandeurs contre les défendeurs individuels.

[64]           Compte tenu de ma conclusion, il n’est pas nécessaire d’examiner les autres arguments des demandeurs reliés aux motifs insuffisants, au défaut d’ordonner une audience sur la requête en radiation ni d’examiner si l’autorisation de modifier la requête aurait dû être accordée.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.      L’appel est accueilli.

2.      Les défendeurs individuels Lise Ouellette, Ronald Jean-Léger, Denis Beausoleil, Vladimir Desriveaux, Stan Loach et les agents de la Gendarmerie royale du Canada M. Untel et Mme Unetelle sont ajoutés de nouveau à l’intitulé de la cause.

3.      Les demandeurs ont droit à des dépens d’un montant total de 2 500 $ visant à la fois la requête en radiation et les procédures d’appel.

« Sylvie E. Roussel »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

T-2547-14

 

INTITULÉ :

ROBBE DICKSON ET RAINBOW TOBACCO G.P.

c.

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA, LISE OUELLETTE, RONALD JEAN-LÉGER, DENIS BEAUSOLEIL, VLADIMIR DESRIVEAUX, STAN LOACH et AGENTS DE LA GRC M. UNTEL et MME UNETELLE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 23 novembre 2015

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ROUSSEL

DATE DES MOTIFS :

LE 20 JUILLET 2016

COMPARUTIONS :

Julian N. Falconer

Marc E. Gibson

POUR LES DEMANDEURS

Joshua Wilner

Éric Lafrenière

Pour les défendeurs

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Falconers LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour les défendeurs

 

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