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Date : 20160720


Dossier : IMM-5556-15

IMM-5561-15

Référence : 2016 CF 840

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 20 juillet 2016

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

Dossier : IMM-5556-15

JACQUELINE FREMAH

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

et

ENTRE :

Dossier : IMM-5561-15

EVELYN FAKAA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               Les demanderesses, Mme Jacqueline Fremah et Mme Evelyn Fakaa sont des citoyennes du Ghana. Leur mère, Mme Comfort Anane, s’est installée au Canada en 2005 et vit avec les demi-frères des demanderesses, Luke et Richmond. Les demanderesses ont présenté une demande de résidence permanente au Canada, parrainées par leur mère qui est citoyenne canadienne naturalisée. Cependant, étant donné que leur mère ne les avait pas déclarées comme membres de sa famille lorsqu’elle a présenté sa demande de résidence permanente, les demanderesses ne peuvent présenter une demande en tant que membres de la catégorie du regroupement familial. Les demanderesses ont donc cherché à obtenir une dispense à l’égard de cette exclusion pour des motifs d’ordre humanitaire.

[2]               Un agent de Citoyenneté et Immigration Canada a décidé que les motifs d’ordre humanitaire ne justifiaient pas l’accord d’une dispense. Les demanderesses ont présenté séparément une demande de contrôle judiciaire de la décision de l’agent. Les présents jugement et motifs s’appliquent aux deux demandes.

[3]               Comme il est expliqué plus en détail ci-dessous, j’accueille ces demandes, parce que l’agent n’a pas tenu compte de l’incidence émotionnelle pour Mme Anane d’une séparation continue de ses filles et de l’incidence consécutive pour ses deux fils, Luke et Richmond. La considération des motifs d’ordre humanitaire nécessite de prendre en compte l’intérêt supérieur des enfants touchés. Malgré l’argumentation des demanderesses relativement à cette incidence émotionnelle pour Mme Anane et ses fils, l’agent ne l’a pas prise en compte, ce qui rend sa décision déraisonnable.

II.                Contexte

[4]               Bien que les demanderesses soient maintenant des adultes, elles avaient 15 et 21 ans au moment de la présentation de leurs demandes de résidence permanente. Leurs demi-frères, Luke et Richmond, avaient 3 et 5 ans à ce moment. Mme Fakaa a également deux demi-frères au Ghana, Kwabena et Baba, qui n’ont aucun lien avec Mme Anane.

[5]               Mme Anane est née au Ghana, mais son ex-mari l’a parrainée en 2005 pour qu’elle vienne au Canada à titre de résidente permanente. Dans sa demande de résidence permanente, elle n’a pas déclaré ses filles comme membres de sa famille. Les demanderesses ont présenté une première demande de résidence permanente en 2010 en étant parrainées par Mme Anane. Cependant, leurs demandes ont été rejetées aux termes de l’alinéa 117(9)d) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (RIPR), ayant comme effet d’exclure les membres de la famille de la catégorie du regroupement familial qui n’ont pas été déclarés comme membres de la famille.

[6]               En mai 2012, les demanderesses ont présenté de nouvelles demandes de résidence permanente, de nouveau parrainées par leur mère. Elles ont demandé que l’agent examinant leur demande détermine s’il existait suffisamment de motifs d’ordre humanitaire en vertu de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR), notamment à l’égard de l’intérêt supérieur des enfants touchés par la décision, afin de surmonter les conséquences de l’alinéa 117(9)d).

[7]               Ces demandes de résidence permanente ont été rejetées le 24 février 2014. Les demanderesses ont sollicité le contrôle judiciaire de ce rejet, lequel a été annulé par la Cour fédérale le 29 juin 2015. Dans une décision inédite rendue à l’égard des dossiers MM-2982-14 et IMM-298-14, le juge McVeigh a conclu que l’agent n’avait pas tenu compte de l’intérêt supérieur de Luke et Richmond, qu’il n’avait pas correctement appliqué le critère relatif à la prise en considération de l’intérêt supérieur d’un enfant, et qu’il n’avait pas correctement tenu compte de la preuve de la situation au Ghana.

[8]               Après cette décision rendue par la Cour fédérale, les demanderesses ont mis à jour leurs demandes de résidence permanente, mais ces dernières ont de nouveau été rejetées le 6 novembre 2015. La décision rejetant ces demandes est l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

III.             Décision contestée

[9]               Les raisons de la décision de l’agent sont inscrites sous forme de notes dans le système mondial de gestion des cas. L’agent invoque la décision de la Cour fédérale renvoyant les demandes de résidence permanente pour un nouvel examen, puis examine les faits concernant la décision, faisant remarquer l’exclusion des demanderesses en vertu de l’alinéa 117(9)d) du RIPR. L’agent procède ensuite à l’évaluation de ces faits.

[10]           Au début de cette évaluation, il est indiqué qu’à la suite du jugement du juge McVeigh, l’agent évaluera l’intérêt supérieur de chacun des enfants ayant un lien avec les demandes. L’agent précise que ces enfants sont les demanderesses et leurs quatre demi-frères, et mentionne que la décision précédente contrôlée par le juge McVeigh n’avait pas tenu compte de l’intérêt de Kwabena et Baba.

[11]           L’agent prend d’abord en considération l’intérêt supérieur des demanderesses, indiquant qu’il s’agit de déterminer si elles doivent aller au Canada ou demeurer au Ghana. L’agent tient compte de la décision de Mme Anane de ne pas inclure les demanderesses sur sa demande de résidence permanente et fait remarquer qu’elle croyait à ce moment-là qu’il était dans l’intérêt supérieur de ses filles de demeurer au Ghana alors qu’elle s’établissait au Canada. Pour ce qui est du cadre de vie des demanderesses au Ghana, l’agent remarque que, même si le soutien émotionnel de leur mère peut être insuffisant en raison de la distance, elles semblent recevoir tous les soins dont elles ont besoin. Elles sont en santé et ont bien réussi à l’école. L’agent se rapporte à Mme Fakaa, qui a étudié dans une université privée au Ghana, et fait remarquer que bien que les universités privées soient dispendieuses, les universités publiques jouissent d’une bonne réputation et offrent un vaste choix de diplômes reconnus.

[12]           En ce qui concerne les documents sur la situation du pays, l’agent fait remarquer que le Ghana n’est plus un pays du tiers-monde et que l’économie, l’égalité des sexes et les soins de santé s’améliorent. Même si la discrimination entre les sexes est toujours présente sur le marché du travail, la venue des demanderesses au Canada aurait aussi un impact sur leur lien avec les occasions d’emploi au Ghana. Faisant référence à l’intention de Mme Anane de profiter de la présence de ses filles pour travailler davantage, l’officier fait remarquer qu’elle serait alors moins présente pour ses quatre enfants, notamment Luke et Richmond. En outre, cela imposerait un lourd fardeau sur les demanderesses. Dans l’ensemble, l’agent conclut qu’il est dans l’intérêt supérieur des demanderesses de demeurer au Ghana.

[13]           L’agent évalue ensuite s’il est dans l’intérêt supérieur de Luke et Richmond d’être réunis avec les demanderesses ou de continuer à avoir une relation à distance avec elles. L’agent décrit les antécédents de leur relation et fait remarquer que s’ils n’étaient pas réunis au Canada, ils pourraient tout de même continuer à rester en contact. Accordant beaucoup de poids à la préoccupation relative au fait que Mme Anane laisserait Luke et Richmond aux bons soins des demanderesses afin de pouvoir travailler davantage, l’agent conclut qu’il est dans leur intérêt supérieur de demeurer séparés des demanderesses.

[14]           Mentionnant que les renseignements sur Kwabena et Baba étaient extrêmement limités, et que ces derniers n’avaient pas grandi avec Mme Fakaa, l’agent détermine que le fait d’être séparés d’elle aurait une incidence limitée sur eux.

[15]           La décision conclut en mentionnant qu’après avoir examiné minutieusement tous les éléments au dossier, déterminé l’intérêt supérieur de tous les enfants touchés, et pesé tous les facteurs, l’agent n’était pas convaincu qu’il y avait suffisamment d’éléments justifiant une dispense à l’égard de l’exclusion des demanderesses.

IV.             Questions en litige et norme de contrôle

[16]           Les demanderesses soumettent à la considération de la Cour les questions suivantes :

A.                Les demanderesses prétendent que l’agent a mal compris la décision du juge McVeigh, du fait que son analyse porte seulement sur l’intérêt supérieur des enfants impliqués, sans tenir compte de la souffrance vécue par Mme Anane en lien avec la séparation des demanderesses.

B.                 Les demanderesses soutiennent que l’agent s’est livré à des conjectures et des spéculations en analysant les documents sur la situation dans le pays, arrivant à des conclusions sur les conditions de vie au Ghana qui ne sont pas étayées par une preuve documentaire et qui ne concordent pas avec la preuve;

C.                 Les demanderesses soutiennent également que l’agent a commis une erreur lors de l’évaluation de l’intérêt supérieur des enfants en concluant qu’il serait dans l’intérêt supérieur des demanderesses de demeurer au Ghana en raison des conséquences négatives d’une augmentation des heures de travail de Mme Anane si les demanderesses venaient au Canada.

[17]           Les parties conviennent que ces questions doivent être examinées selon la norme de la décision raisonnable.

V.                Analyse

[18]           Ma décision d’accueillir les présentes demandes de contrôle judiciaire tient compte de la première question soulevée par les demanderesses. Leur argument est qu’en suivant les conseils donnés par le juge McVeigh dans sa décision, qui étaient axés sur l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants, l’agent a omis de tenir compte des motifs d’ordre humanitaire autres que celui de l’intérêt. Les demanderesses invoquent la preuve et les arguments présentés à l’agent concernant l’incidence émotionnelle pour Mme Anane d’une séparation continue de ses filles et soutiennent que la souffrance en découlant n’a pas été prise en compte. Elles s’appuient sur le contenu et la structure de la décision, qui énonce d’abord les faits et les arguments relatifs à Mme Anane et aux enfants, procède ensuite à une évaluation de l’intérêt supérieur de chacun des enfants et parvient à une conclusion, sans inclure de section tenant compte de la souffrance.

[19]           Le défendeur souligne que la décision commence par une déclaration que l’agent a pris en compte les motifs d’ordre humanitaire et l’intérêt supérieur des enfants directement touchés. Il soutient que cela démontre que l’agent n’a pas seulement tenu compte de l’intérêt des enfants, et qu’une partie de la décision énonçant les faits démontre que l’agent a considéré la souffrance vécue par Mme Anane. Le défendeur mentionne également que la partie de la décision contenant l’évaluation de l’agent renvoie au fait que l’agent a pris en compte la souffrance émotionnelle que toutes les parties touchées vivraient, faisant référence aux demanderesses, à leur mère, à Luke et Richmond et à la famille étendue.

[20]           Même si les arguments du défendeur relativement à cette question portaient sur l’établissement du fait qu’il avait pris en compte la souffrance vécue par Mme Anane, le défendeur a également soulevé la question de savoir si cette souffrance est pertinente aux motifs d’ordre humanitaire, étant donné que les demanderesses, et non Mme Anane, sont les étrangères qui sollicitent le statut de résidente permanente et une dispense de l’article 25 de la LIPR. La position des demanderesses relativement à ce point est que les motifs d’ordre humanitaire devraient être pris en compte globalement en lien avec la famille touchée, et non seulement avec la personne sollicitant la dispense.

[21]           Aucune des parties n’a fait valoir ce point en détail. Cependant, il est inutile pour moi de me pencher sur ce point, puisque ma décision est fondée sur l’omission de l’agent de tenir compte de l’effet qu’une séparation continue de ses filles peut avoir sur la capacité de Mme Anane à prendre soin de Luke et Richmond. L’incidence émotionnelle de cette séparation pour Mme Anane concerne l’intérêt supérieur de ses deux fils.

[22]           Les arguments des demanderesses à l’appui de leurs demandes de résidence permanente soulevaient expressément ce facteur. Je suis d’accord avec leur point de vue selon lequel la décision ne démontre pas que ce facteur a été pris en compte par l’agent. La référence de l’agent à l’examen de la souffrance émotionnelle vécue par toutes les parties touchées est un énoncé général qui n’est accompagné d’aucune analyse de la souffrance émotionnelle vécue par Mme Anane. Plus important encore, la partie de la décision portant sur l’analyse de l’intérêt supérieur de Luke et Richmond arrive à la conclusion qu’il est dans leur intérêt supérieur de demeurer séparés de leurs sœurs, sans tenir compte de l’impact qu’une telle séparation aura sur la capacité émotionnelle de leur mère de s’occuper d’eux.

[23]           L’agent a pu conclure que ce facteur n’avait aucune incidence sur l’intérêt supérieur des fils de Mme Anane ou que cette incidence ne justifiait toujours pas l’accord d’une dispense à leurs sœurs. Cependant, ma conclusion est que l’agent devait tenir compte de ce facteur et comme il ne l’a pas fait, sa décision est déraisonnable. Puisque cette conclusion commande l’accueil des demandes de contrôle judiciaire et le renvoi des demandes de résidence permanente pour qu’un nouvel examen soit mené conformément aux motifs d’ordre humanitaire, il n’est pas nécessaire pour moi d’examiner les autres questions soulevées par les demanderesses.

[24]           Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale aux fins de certification, et aucune question n’est mentionnée.


JUGEMENT

LA COUR accueille les présentes demandes de contrôle judiciaire, et les affaires sont renvoyées à un autre agent pour nouvel examen. Aucune question n’est certifiée aux fins d’appel.

« Richard F. Southcott »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5556-15 et IMM-5561-15

INTITULÉ :

JACQUELINE FREMAH c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION et

EVELYN FAKAA c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 4 juillet 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DES MOTIFS :

Le 20 juillet 2016

COMPARUTIONS :

Tara McElroy

POUR LES DEMANDERESSES

Asha Gafar

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Tara McElroy

Waldman & Associates

Toronto (Ontario)

Pour les demanderesses

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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