Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20160722


Dossier : IMM-3026-15

Référence : 2016 CF 862

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 22 juillet 2016

En présence de monsieur le juge Russell

ENTRE :

LLANA MAGNOLA POMPEY

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   INTRODUCTION

[1]               La Cour est saisie d’une demande, déposée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), de contrôle judiciaire d’une décision rendue le 9 juin 2015 (décision) par un agent (agent ou représentant du ministre) de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC), qui a pris une mesure d’exclusion à l’endroit de la demanderesse.

II.                CONTEXTE

[2]               Citoyenne de Saint-Vincent-et-les-Grenadines, la demanderesse est née le 9 septembre 1971. Elle est entrée au Canada à l’Aéroport international Pearson de Toronto le 23 octobre 2010 avec un visa de visiteur qui l’autorisait à rester pendant six mois. Le visa de la demanderesse est expiré en avril 2011, mais elle est demeurée au Canada sans statut légal depuis.

[3]               Maintenant, la demanderesse indique qu’elle est venue au Canada pour échapper à l’abus et aux agressions continues de son conjoint de fait. Elle allègue qu’elle s’est déjà adressée à la police pour obtenir de l’aide, mais a été battue par son conjoint lorsqu’elle est retournée à la maison. Elle n’a pas demandé l’aide des autorités. Elle a plutôt pris les choses en main. Avec l’aide de sa sœur, qui habite au Canada, elle a laissé ses deux enfants avec son père à Saint-Vincent-et-les-Grenadines, puis elle est partie pour le Canada le 20 octobre 2010.

[4]               Une fois au Canada, la demanderesse dit qu’elle a commencé à travailler illégalement dans une usine pour soutenir ses deux enfants dans son pays d’origine. Elle ajoute qu’elle ne savait pas qu’elle pouvait demander l’asile au Canada et n’a donc jamais tenté de le faire. Ses enfants lui ont appris que son conjoint, gêné par le fait que sa femme l’a quitté, a dit qu’il « assouvira sa vengeance » une fois qu’elle reviendra. Elle dit que son conjoint a été mêlé à de nombreuses disputes violentes, dont une où il a coupé la main de son oncle avec une machette. Elle indique qu’il pourrait la tuer si elle retournait à Saint-Vincent-et-les-Grenadines.

[5]               Le 8 juin 2015, la demanderesse a été arrêtée à son lieu de travail par l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC). Au moment de son arrestation, elle aurait dit à l’agent qu’elle envoyait de l’argent chez elle et n’avait aucune crainte d’y retourner.

[6]               Le 9 juin 2015, après son entrevue avec le représentant du ministre, une mesure d’exclusion a été prise à l’endroit de la demanderesse.

[7]               Le 26 juin 2015, la demanderesse a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire en vue de contester la décision.

[8]               Le renvoi de la demanderesse était prévu pour le 6 février 2016. Le défendeur ne s’est pas opposé à une requête en sursis à la mesure de renvoi déposée par la demanderesse le 2 février 2016, que le juge Zinn a accueillie.

III.             DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[9]               La décision faisant l’objet du contrôle concerne la mesure d’exclusion à l’endroit de la demanderesse datée du 9 juin 2015 et le formulaire de contrôle rempli par le représentant du ministre. Ces documents révèlent que la demanderesse est jugée interdite de territoire, car elle n’a pas respecté les conditions imposées par la Loi relativement aux résidents temporaires.

IV.             QUESTIONS EN LITIGE

[10]           La demanderesse soulève les questions suivantes :

1.      Y a-t-il eu manquement à l’équité procédurale au moment de la prise de la mesure d’exclusion?

2.      Le représentant du ministre a-t-il pris la mesure d’exclusion de façon raisonnable?

3.      Y a-t-il des raisons spéciales pour accorder des dépens?

V.                NORME DE CONTRÔLE

[11]           La Cour suprême du Canada dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir] a décidé que l’analyse de la norme de contrôle n’a pas besoin d’être menée dans tous les cas. Lorsque la norme de contrôle applicable à la question en cause est bien établie par la jurisprudence, la cour de révision peut l’adopter. Ce n’est que lorsque la jurisprudence est muette ou qu’elle semble incompatible avec l’évolution récente du droit en matière de contrôle judiciaire que l’examen des quatre facteurs de cette analyse est nécessaire : Agraira c. Canada (Sécurité publique et de la Protection civile), 2013 CSC 36, au paragraphe 48.

[12]           La première question, qui concerne l’équité procédurale, sera tranchée selon la norme de contrôle de la décision correcte : Doe c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 518, au paragraphe 22; Sanif c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2010 CF 115, au paragraphe 23. La deuxième question sera examinée selon la norme de la décision raisonnable : Finta c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CF 1127, au paragraphe 31.

[13]           Pour ce qui est de la troisième question soulevée par la demanderesse, la Cour fédérale n’accorde pas habituellement des dépens dans les procédures d’immigration. L’article 22 des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22, prévoit ce qui suit : « Sauf ordonnance contraire rendue par un juge pour des raisons spéciales, la demande d’autorisation, la demande de contrôle judiciaire ou l’appel introduit en application des présentes règles ne donnent pas lieu à des dépens ». La Cour a sans cesse maintenu que le seuil pour établir des « raisons spéciales » est élevé, mais on peut y conclure si une partie a agi d’une manière inéquitable, oppressive, inappropriée ou de mauvaise foi ou si elle a inutilement ou de façon déraisonnable prolongé l’instance : Green c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 698; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. A76, 2014 FC 524, au paragraphe 31; Johnson c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1262, au paragraphe 26.

[14]           Lorsque la Cour effectue le contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, son analyse tient « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». Voir Dunsmuir, précité, au paragraphe 47, et Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59. Autrement dit, la Cour ne devrait intervenir que si la décision contestée est déraisonnable en ce sens qu’elle n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

VI.             DISPOSITIONS LÉGISLATIVES

[15]           Les dispositions suivantes de la Loi sont applicables en l’espèce :

Droit du résident temporaire

Right of temporary residents

29 (1) Le résident temporaire a, sous réserve des autres dispositions de la présente loi, l’autorisation d’entrer au Canada et d’y séjourner à titre temporaire comme visiteur ou titulaire d’un permis de séjour temporaire.

29 (1) A temporary resident is, subject to the other provisions of this Act, authorized to enter and remain in Canada on a temporary basis as a visitor or as a holder of a temporary resident permit.

Obligation du résident temporaire

Obligation — temporary resident

(2) Le résident temporaire est assujetti aux conditions imposées par les règlements et doit se conformer à la présente loi et avoir quitté le pays à la fin de la période de séjour autorisée. Il ne peut y rentrer que si l’autorisation le prévoit.

(2) A temporary resident must comply with any conditions imposed under the regulations and with any requirements under this Act, must leave Canada by the end of the period authorized for their stay and may re-enter Canada only if their authorization provides for re-entry.

Rapport d’interdiction de territoire

Preparation of report

44 (1) S’il estime que le résident permanent ou l’étranger qui se trouve au Canada est interdit de territoire, l’agent peut établir un rapport circonstancié, qu’il transmet au ministre.

44 (1) An officer who is of the opinion that a permanent resident or a foreign national who is in Canada is inadmissible may prepare a report setting out the relevant facts, which report shall be transmitted to the Minister.

Suivi

Referral or removal order

(2) S’il estime le rapport bien fondé, le ministre peut déférer l’affaire à la Section de l’immigration pour enquête, sauf s’il s’agit d’un résident permanent interdit de territoire pour le seul motif qu’il n’a pas respecté l’obligation de résidence ou, dans les circonstances visées par les règlements, d’un étranger; il peut alors prendre une mesure de renvoi.

(2) If the Minister is of the opinion that the report is well-founded, the Minister may refer the report to the Immigration Division for an admissibility hearing, except in the case of a permanent resident who is inadmissible solely on the grounds that they have failed to comply with the residency obligation under section 28 and except, in the circumstances prescribed by the regulations, in the case of a foreign national. In those cases, the Minister may make a removal order.

[16]           Les dispositions suivantes du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, sont applicables en l’espèce :

Application du paragraphe 44(2) de la Loi : étrangers

Subsection 44(2) of the Act — foreign nationals

228 (1) Pour l’application du paragraphe 44(2) de la Loi, mais sous réserve des paragraphes (3) et (4), dans le cas où elle ne comporte pas de motif d’interdiction de territoire autre que ceux prévus dans l’une des circonstances ci-après, l’affaire n’est pas déférée à la Section de l’immigration et la mesure de renvoi à prendre est celle indiquée en regard du motif en cause :

228 (1) For the purposes of subsection 44(2) of the Act, and subject to subsections (3) and (4), if a report in respect of a foreign national does not include any grounds of inadmissibility other than those set out in the following circumstances, the report shall not be referred to the Immigration Division and any removal order made shall be

c) en cas d’interdiction de territoire de l’étranger au titre de l’article 41 de la Loi pour manquement à :

(c) if the foreign national is inadmissible under section 41 of the Act on grounds of

iv) l’obligation prévue au paragraphe 29(2) de la Loi de quitter le Canada à la fin de la période de séjour autorisée, l’exclusion,

(iv) failing to leave Canada by the end of the period authorized for their stay as required by subsection 29(2) of the Act, an exclusion order,

[...]

[...]

[17]           La disposition suivante des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22, est applicable en l’espèce :

Dépens

Costs

22 Sauf ordonnance contraire rendue par un juge pour des raisons spéciales, la demande d’autorisation, la demande de contrôle judiciaire ou l’appel introduit en application des présentes règles ne donnent pas lieu à des dépens.

22 No costs shall be awarded to or payable by any party in respect of an application for leave, an application for judicial review or an appeal under these Rules unless the Court, for special reasons, so orders.

VII.          ARGUMENTS

A.                Demanderesse

(1)               Équité procédurale

[18]           La demanderesse indique que les guides pertinents en vertu desquels la mesure d’exclusion a été prise sont intitulés « ENF 6 : L’examen des rapports établis en vertu de la L44(1) » et « ENF 2/OP : Évaluation de l’interdiction de territoire ». La demanderesse soutient qu’elle s’attendait en toute légitimité à ce que le représentant du ministre exerce ses fonctions comme il est énoncé dans les guides, mais il a échoué lamentablement : Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Don, 2014 CAF 4, aux paragraphes 50 à 54.

[19]           La demanderesse fait valoir que le représentant du ministre aurait clairement dû être guidé par les facteurs qui n’ont pas été pris en compte en l’espèce. Il a fait obstacle à la compréhension de la décision lorsqu’il n’a pas fourni de détails sur son processus décisionnel.

[20]           Par preuve par affidavit, la demanderesse indique que son expérience avec le représentant du ministre s’est déroulée de façon précipitée et n’a duré que cinq minutes. Elle ajoute qu’elle a une éducation limitée et n’a pas eu l’occasion de demander des conseils à un avocat ou à un ami. On lui a demandé si quelque chose l’empêchait de retourner à son pays d’origine. Elle a toutefois compris qu’on lui demandait si quelque chose au Canada l’empêcherait de retourner à Saint-Vincent-et-les-Grenadines. On ne lui a pas demandé si elle craignait pour sa vie ou si elle souhaitait présenter une demande d’asile. Elle indique que si on lui avait posé de telles questions, elle aurait rapidement mentionné son conjoint et les dangers qu’il pose au représentant du ministre. À son avis, on ne lui a pas donné l’occasion d’expliquer les raisons pour lesquelles elle était au Canada et aucune autre question ne lui a été posée. Elle indique qu’il était tout simplement faux qu’elle n’avait aucune crainte de retourner à Saint-Vincent-et-les-Grenadines.

[21]           Le 17 mai 2016, presque un an après que la décision a été rendue, le représentant du ministre a déposé un affidavit qui, selon la demanderesse, est une tentative de bonifier le dossier. La Cour a reconnu que ce type d’élément de preuve était inapproprié : Eshraghian c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 828.

(2)               Compétence du représentant du ministre

[22]           La demanderesse soutient que la conduite du représentant du ministre révèle que, même avant d’avoir commencé à examiner son cas, il croyait qu’une mesure d’exclusion serait prise; il s’agissait d’un fait accompli. Par conséquent, il semble que le représentant du ministre ait exécuté cette tâche en ayant l’esprit fermé et qu’il ait entravé son pouvoir discrétionnaire. Les guides ne rendent pas obligatoire l’exclusion d’une personne se trouvant dans la situation de la demanderesse. Le pouvoir discrétionnaire de ne pas ordonner une mesure de renvoi est implicite dans le pouvoir du représentant du ministre.

[23]           En particulier, le représentant du ministre n’a pas fait ce qui suit conformément aux guides :

         Expliquer la nature de l’affaire à la demanderesse avant de convoquer une audience ou pendant l’audience.

         Informer la demanderesse qu’elle avait droit à un avocat en tant que détenue au Rexdale Immigration Detention Centre.

         Remplir de nombreuses sections importantes du formulaire de contrôle du représentant du ministre.

         Demander à la demanderesse si elle souhaitait déposer une demande d’asile.

(3)               Dépens

[24]           Puisqu’il s’agit d’un cas unique où l’ASFC a témoigné d’une résistance importante à des adaptations courantes, la demanderesse fait valoir que des raisons spéciales devraient garantir l’adjudication de dépens. La demanderesse réclame des dépens relativement à la requête en sursis à la mesure de renvoi qui a été accueillie à la dernière minute. L’avocat de la demanderesse a écrit à l’ASFC à plusieurs reprises à compter de juillet 2015, mais n’a reçu aucune réponse avant janvier 2016, où la demanderesse a reçu un avis de convocation afin qu’elle communique avec l’ASFC pour fixer la date de son renvoi. L’avocat a demandé de reporter le renvoi de la demanderesse afin que la Section de la protection des réfugiés évalue ses risques. L’ASFC a toutefois rejeté la demande. La demanderesse indique que l’agent ayant rejeté cette demande était clairement conscient qu’aucune évaluation des risques n’avait été effectuée, mais semblait satisfait de la renvoyer à Saint-Vincent-et-les-Grenadines, sachant très bien que sa vie serait probablement en danger. L’agent s’est montré téméraire dans l’acquittement de ses tâches et la demanderesse n’avait aucun autre choix que de demander un sursis à la Cour fédérale.

B.                 Défendeur

(1)               Équité procédurale

[25]           Le défendeur fait valoir que, lorsqu’il a mené l’entrevue avec la demanderesse, le représentant du ministre n’a pas violé les principes de l’équité procédurale. Les notes de l’entrevue révèlent qu’elle a été traitée de façon plus qu’équitable : on l’a informé de l’objet de l’entrevue, on lui a demandé si elle voulait un avocat et on lui a demandé si elle craignait de retourner dans son pays d’origine. Le représentant du ministre a déposé un affidavit en réponse aux allégations d’un manque d’équité procédurale de la demanderesse, de façon à compléter ses notes de l’entrevue qui font partie de la décision. Le défendeur affirme que ces éléments de preuve devraient être préférés à l’affidavit de la demanderesse, qu’elle a déposé cinq mois après son entrevue, car ils reflètent ce qui s’est produit durant l’entrevue d’après les notes : Paracha c. Canada (Citoyenneté et Immigration), [1997] ACF no 1786, aux paragraphes 6 et 7. Bien qu’il ne se souvienne pas particulièrement de la demanderesse, le représentant du ministre indique clairement que les notes de l’entrevue et sa pratique établie révèlent ce qui suit :

         Il a consigné les renseignements fournis par la demanderesse sur le formulaire de contrôle du représentant du ministre au fil de l’entrevue.

         Il n’était pas pressé puisqu’il avait seulement deux cas ce matin-là.

         L’entrevue aurait duré environ 30 minutes et n’aurait certainement pas pu être terminée en 5 minutes.

         Conformément à sa pratique, il a passé en revue avec la demanderesse les allégations de prolongation de la durée de séjour autorisé par son visa énoncées dans le rapport visé au paragraphe 44(1) pour s’assurer qu’elle comprenait les allégations déposées à son endroit.

         Comme il le fait dans tous les cas, il a demandé à la demanderesse si elle voulait un avocat. Dans l’affirmative, il n’aurait pas poursuivi l’entrevue.

         Comme il le fait dans tous les cas, il a demandé à la demanderesse si elle craignait de retourner dans son pays. Dans l’affirmative, il aurait entamé le processus de demande d’asile, comme il l’a fait dans environ 800 cas depuis qu’il a accepté le poste de représentant du ministre il y a 8 ans.

         Il n’a pas ajouté de notes concernant la preuve relative à l’interdiction de territoire sur le formulaire de contrôle du représentant du ministre, car la demanderesse a concédé les allégations liées à la prolongation de la durée de séjour de son visa. Par conséquent, il n’était pas nécessaire de répéter les mêmes renseignements à la page suivante.

         Il a décidé de prendre la mesure d’exclusion et l’a imprimée au cours de l’entrevue. Il a passé en revue la mesure avec la demanderesse et lui a expliqué son droit de demander un contrôle judiciaire. La demanderesse a signé la mesure d’exclusion et le document relatif à son droit de demander un contrôle judiciaire et aux échéanciers connexes.

[26]           Contrairement aux allégations de la demanderesse, l’affidavit du représentant du ministre n’est pas inapproprié. Bien que l’affidavit ne complète pas les motifs de la décision, le représentant du ministre a le droit de présenter des éléments de preuve supplémentaires pour aborder les allégations relatives à l’équité procédurale : Mohagheghzadeh c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 533, au paragraphe 6 [Mohagheghzadeh]; Pinto c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 349, au paragraphe 8 [Pinto]. Le défendeur affirme que rien dans l’affidavit ne renforce les motifs du représentant du ministre pour prendre la mesure d’exclusion et qu’il s’agit donc d’éléments de preuve appropriés : Kalra c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 941, au paragraphe 15.

[27]           D’après lui, non seulement les notes du représentant du ministre indiquent que la demanderesse n’a pas exprimé une crainte de retourner à Saint-Vincent-et-les-Grenadines, mais aussi une note consignée le jour précédent par l’agente enquêteuse de l’ASFC. La demanderesse a d’ailleurs indiqué à deux responsables qu’elle n’avait aucune pareille crainte. Les éléments de preuve du représentant du ministre devraient être pris en compte pour être fiables, comme en a témoigné une deuxième partie n’ayant aucun intérêt à l’égard de l’issue de l’affaire. En outre, la jurisprudence ou les guides n’obligent pas le représentant du ministre à demander à une personne faisant l’objet d’un rapport visé au paragraphe 44(1) si elle est en danger dans son pays d’origine avant de rendre une mesure de renvoi. Le défendeur indique que les exigences en matière d’équité procédurale relatives à la prise d’une mesure de renvoi par des représentants du ministre sont minimes et ne comprennent pas le droit à un avocat au cours de l’entrevue : Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Cha, 2006 CAF 126, aux paragraphes 52, 54 et 55.

(2)               Compétence du représentant du ministre

[28]           Le défendeur fait valoir que la décision du représentant du ministre de prendre la mesure d’exclusion selon sa compétence établie par la loi était valide. Selon la jurisprudence de la Cour, le pouvoir discrétionnaire de rendre une décision quant à la prise d’une mesure d’exclusion était essentiellement limité à la recherche de faits : Rosenberry c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 882, aux paragraphes 36 et 37 [Rosenberry]; Eberhardt c. Canada (Sécurité publique et protection civile), 2013 CF 1077, au paragraphe 55 [Eberhardt]. La demanderesse a présenté plusieurs observations qui reposent sur des sections du guide opérationnel, mais la jurisprudence prévaut sur celles-ci en cas de conflit.

[29]           On ne peut pas dire que la demanderesse s’attendait en toute légitimité à ce qu’une mesure de renvoi ne soit pas prise en l’espèce. Non seulement le principe ne s’appliquait qu’aux droits procéduraux, mais le guide sur lequel la demanderesse s’est fondée n’indique pas de façon « claire, nette et explicite » aux particuliers que des mesures de renvoi ne seront pas prises à leur endroit.

(3)               Dépens

[30]           Le défendeur soutient qu’aucune raison spéciale ne garantit l’adjudication de dépens à la demanderesse en ce qui a trait aux motifs exposés ou à la requête en sursis en l’espèce. Bien que des motifs liés à la décision n’aient peut-être pas été fournis après la demande du greffe de la Cour fédérale, ils ont été fournis immédiatement après qu’il s’est avéré que la première demande avait été oubliée. Il n’y a pas eu d’inconduite de la part de l’ASFC en l’espèce.

[31]           Par ailleurs, lorsqu’elle a appliqué les dispositions de la Loi et fixé la date du renvoi de la demanderesse après qu’elle est demeurée au Canada sans statut pendant plus de quatre ans sans demander l’asile, l’ASFC a agi de manière appropriée. Aucune mauvaise foi ou mauvaise conduite ne justifiait l’adjudication de dépens.

VIII.       ANALYSE

[32]           L’affidavit du représentant du ministre est admissible en l’espèce, car il traite des accusations de manquement à l’équité procédurale soulevées par la demanderesse. Voir Khosa, précité, au paragraphe 6; Pinto, précité, au paragraphe 8. Cependant, l’affidavit ne peut pas être utilisé pour étayer les motifs du représentant du ministre qui figurent dans les notes consignées au moment de l’entrevue avec la demanderesse. Je conclus que l’affidavit ne vise pas à étayer les motifs de la décision. Il traite tout simplement des allégations de manquement à l’équité procédurale formulées par la demanderesse. Il est donc admissible.

[33]           Dans son affidavit, l’exposé de la demanderesse ne cadre pas du tout avec l’affidavit du représentant du ministre et les notes figurant dans le formulaire de contrôle. Afin d’accepter le témoignage de la demanderesse, la Cour devrait reconnaître que les notes ponctuelles ont été inventées délibérément pour induire en erreur toute personne qui les a mentionnées.

[34]           Par exemple, en ce qui concerne la question centrale de savoir si la demanderesse est exposée à un risque si elle retourne à Saint-Vincent-et-les-Grenadines, cette dernière indique qu’on lui a demandé « si quelque chose l’empêchait de retourner dans son pays d’origine » et qu’elle a « compris qu’on lui demandait si quelque chose au Canada l’empêcherait de retourner à Saint-Vincent-et-les-Grenadines ». La demanderesse insiste que le représentant du ministre « ne lui a jamais demandé si elle avait des préoccupations à retourner à Saint-Vincent-et-les-Grenadines, si elle craignait pour sa vie ou si elle souhaitait déposer une demande d’asile ».

[35]           Cela ne cadre aucunement avec le récit du représentant du ministre concernant sa pratique habituelle et invariable, appuyée par ses notes ponctuelles qui se lisent comme suit :

Craignez-vous de retourner à Saint-Vincent-et-les-Grenadines pour quelque raison que ce soit? (Si le sujet exprime une crainte, vous devez l’étudier et déterminer s’il a l’intention de déposer une demande de statut de personne protégée.)

Le représentant du ministre a écrit ce qui suit à côté de cette question :

Aucune crainte de retourner dans son pays

La question et la réponse n’auraient pas pu être plus claires. La demanderesse révèle toutefois que ce n’était pas le cas.

[36]           Dans de telles situations, la version du représentant du ministre est à privilégier, et ce, avec raison. Le représentant du ministre n’avait aucune raison de mentir. De plus, sa version est appuyée par des notes ponctuelles et, en l’espèce, elle est également confirmée par la note de l’agente enquêteuse de l’ASFC selon laquelle la demanderesse lui a dit qu’il n’y a « aucune crainte parce qu’elle envoie de l’argent dans son pays d’origine ». Voir Sribalaganeshamoorthy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 11, au paragraphe 27; Sehgal c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 212, au paragraphe 7.

[37]           En revanche, la version de la demanderesse se trouve dans son affidavit établi sous serment aux fins de cette demande environ cinq mois après l’entrevue. On demande à la Cour de supposer que le représentant du ministre ment et que, au moment de l’entrevue, il a consigné des notes inexactes pour donner l’impression qu’il avait abordé le facteur lié à la crainte de retourner à Saint-Vincent-et-les-Grenadines alors qu’il a effectivement omis de le faire.

[38]           On peut en dire autant du désaccord quant à la question de savoir si l’on a demandé à la demanderesse si elle voulait un avocat.

[39]           Le poids de la preuve est favorable à la version des faits du représentant du ministre et la demanderesse ne m’a pas convaincu qu’elle a été traitée de façon injuste sur le plan procédural. Il en va de même pour les autres incohérences entre ce qui s’est produit durant l’entrevue d’après la demanderesse et la façon dont elle a été menée, et ce que le représentant du ministre affirme et ce que soutiennent ses notes. Sa version est également appuyée par le fait que la demanderesse a vécu au Canada pendant quatre ans et n’a jamais présenté une demande d’asile. Par ailleurs, on lui a offert d’effectuer un examen des risques avant renvoi, mais elle a demandé de le reporter.

[40]           Le représentant du ministre n’a commis aucune erreur susceptible de révision lorsqu’il a pris la mesure d’exclusion. Comme l’a dit clairement la Cour dans la décision Rosenberry, précitée :

[36]      Le fond de la décision n’obligeait pas la déléguée du ministre à tenir compte de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire ni, d’ailleurs, d’aucun facteur d’ordre humanitaire. Lorsqu’ils appliquent l’article 44, les agents d’immigration ne font que rechercher les faits. Ils sont tenus de prendre des mesures quand les faits indiquent qu’un étranger est interdit de territoire. Il n’appartient pas à ces agents d’examiner des considérations d’ordre humanitaire ni des facteurs de risque qui seraient pris en compte dans l’examen des risques avant renvoi. Ce principe a récemment été confirmé dans Cha c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 126, [2007] 1 R.C.F. 409, aux paragraphes 35 et 37.

[37]      Il n’était pas non plus nécessaire, dans le contexte de la décision sur l’interdiction de territoire ou de la demande d’ajournement, d’examiner les questions concernant l’exécution des mesures de renvoi. Au moment où la demande a été faite, la déléguée du ministre aurait raisonnablement pu considérer que, si des mesures de renvoi étaient prises contre les demandeurs, ceux-ci auraient quand même le droit de présenter une requête en sursis en vertu du paragraphe 48 de la Loi, dans le cadre de laquelle la demande pendante fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et d’autres facteurs concernant l’exécution des mesures de renvoi seraient normalement examinés.

[41]           Le même argument a été avancé dans Lasin c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1356 [Lasin] :

[19]      L’agente d’immigration devait simplement conclure, d’après les faits, que le demandeur n’avait pas le statut qui lui permettait de rester au Canada. La norme de contrôle applicable à ce genre de conclusion de fait, tirée au terme d’un processus administratif, est la décision manifestement déraisonnable. Je suis convaincu que l’agente d’immigration a respecté le processus prescrit par la Loi et qu’elle a pris une décision raisonnable.

[42]           Encore plus récemment, dans Eberhardt, précité, aux paragraphes 55 (citant Lasin, précité) et 59, la Cour a précisé que « l’agente d’immigration n’était saisie que d’une seule question : les renseignements relatifs à l’interdiction de territoire du demandeur étaient-ils exacts? ».

[43]           Peu importe ce qui figure dans le guide, la jurisprudence de la Cour indique clairement que le représentant du ministre ne devait examiner que les allégations liées à l’interdiction de territoire avant de décider de renvoyer la demanderesse, et qu’elle ne pouvait avoir aucune autre attente légitime.

[44]           La demanderesse affirme que les notes ponctuelles ne contiennent pas suffisamment de détails et n’ont pas été consignées conformément aux directives applicables du guide. Elle souligne qu’aucune réponse n’est indiquée à côté des questions suivantes : « Souhaitez-vous ajouter des renseignements ou des commentaires? »; « Avez-vous des questions? ». Cependant, ces questions ne traitent pas des principales questions en litige, c’est-à-dire le fait que la demanderesse n’a pas demandé les services d’un avocat et n’avait aucune crainte de retourner à Saint-Vincent-et-les-Grenadines. Le guide fournit des directives, mais le défaut de les suivre ne signifie pas qu’on n’a pas fait preuve d’équité procédurale envers la demanderesse quant aux questions qu’elle a soulevées. La longueur d’une décision importe peu. Pourvu que la décision traite des points pertinents d’une manière juste et raisonnable, aucune erreur susceptible de révision n’a été commise. La demanderesse ne m’a pas convaincu qu’on ne lui a pas demandé si elle voulait recourir à un avocat ou qu’on ne lui a jamais demandé si elle craignait de retourner à Saint-Vincent-et-les-Grenadines. Il s’agit des questions centrales et décisives en l’espèce.

[45]           La demanderesse m’a demandé d’admettre en preuve la fiche de renseignements sur la mesure d’exclusion de Citoyenneté et Immigration Canada et un exemple de notes d’entrevue détaillées consignées par un autre représentant du ministre. J’ai admis ces documents en preuve. Toutefois, les notes et les dossiers découlant d’un autre cas n’établissent pas une norme minimale en matière d’équité procédurale qui doit être respectée dans tous les cas. Ces notes de comparaison ne disent rien sur la façon dont les questions en litige dans la présente demande ont été traitées au cours de l’entrevue. Par conséquent, nous devons examiner les deux affidavits, surtout les notes ponctuelles du représentant du ministre, et décider si l’équité procédurale a été observée en l’espèce.

[46]           La demanderesse a également demandé l’adjudication de dépens pour les travaux réalisés sur une requête en sursis qui n’a pas été poursuivie, car le défendeur a consenti au sursis le jour précédant l’audience. D’après elle, il ne fait aucun doute au vu du dossier que le défendeur s’est comporté de manière déraisonnable, tout d’abord, en déposant un avis de renvoi lorsqu’il savait que les risques de la demanderesse n’avaient pas été évalués, puis en refusant de reporter le renvoi et en l’obligeant à demander un sursis auquel il a consenti à la dernière minute.

[47]           On a offert à la demanderesse d’effectuer un examen des risques, mais elle a demandé de le reporter. En effet, rien dans le dossier ne suggère que l’ASFC s’est comportée de façon inappropriée ou qu’elle est coupable d’une conduite inéquitable ou oppressive ou de mauvaise foi. Le fait que le consentement a été donné la veille de l’audience relative à la requête en sursis ne prouve pas, en soi, une conduite exigeant l’adjudication de dépens. Les requêtes en sursis se terminent souvent de cette façon.

[48]           Par conséquent, je ne constate aucune raison spéciale d’accorder des dépens en l’espèce.

[49]           L’avocat de la demanderesse a proposé la question à certifier suivante :

Si la Cour conclut que la demanderesse n’a pas été avisée de son droit à un avocat, de façon à ce qu’elle n’ait pas pu refuser, est-ce que les directives du guide [ENF 6 : L’examen des rapports établis en vertu de la L44(1)] selon lesquelles les agents doivent informer une personne de la possibilité de retenir les services d’un avocat avant de commencer l’entrevue, bien qu’elle n’ait pas le droit à un avocat, donnent à cette personne un droit de participation à un avocat à la lumière de la décision rendue dans Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Cha, 2006 CAF 126, aux paragraphes 54 et 55?

[50]           En raison des faits en l’espèce, cette question ne peut être soulevée parce que j’ai conclu que la demanderesse a été avisée de son droit à un avocat, mais y a renoncé.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.      La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2.      L’affaire ne soulève aucune question à certifier.

3.      Aucune ordonnance n’est rendue quant aux dépens.

« James Russell »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3026-15

 

INTITULÉ :

LLANA MAGNOLA POMPEY c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 29 juin 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE RUSSEL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 22 juillet 2016

 

COMPARUTIONS :

Osborne G. Barnwell

Pour la demanderesse

 

Rachel Hepburn Craig

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Osborne G. Barnwell

Avocats

North York (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.