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Date : 20160720


Dossier : IMM-5066-15

Référence : 2016 CF 847

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), 20 juillet 2016

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

JUAN ANDRES RODRIGUEZ MARIN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire concernant une décision de la Section d’appel des réfugiés (SAR) datée du 20 octobre 2015 ayant rejeté l’appel du demandeur relatif au refus de sa demande d’asile par la Section de la protection des réfugiés (SPR).

II.                Contexte

[2]               Le demandeur est un citoyen de la Colombie âgé de 28 ans. Sa demande d’asile a été fondée sur les allégations suivantes. Alors qu’il demeurait en Colombie, le demandeur exploitait une entreprise de distribution avec son père. Le 17 janvier 2014, il a reçu un appel au travail de la part d’un homme qui s’identifiait comme un membre des « Black Eagles », un groupe criminel nourrissant des visées politiques et mêlé au trafic de drogue ainsi qu’à des histoires d’extorsion, de pillage, d’enlèvement et de meurtre. L’homme a demandé au demandeur de l’argent qui serait utilisé par les Black Eagles aux fins de « nettoyage ethnique ». Le demandeur a expliqué qu’il n’avait pas d’argent à donner. L’homme a alors dit au demandeur qu’il n’avait pas à donner l’argent tout de suite, et qu’il pouvait prendre un peu de temps pour y réfléchir, afin de faire « la bonne chose » pour lui-même et sa famille et pour travailler en paix.

[3]               Les appels se sont poursuivis; au début, le demandeur n’y a pas beaucoup porté attention, car ce genre de menace est monnaie courante en Colombie. Le demandeur indiquait toujours à l’homme qui appelait qu’il n’avait pas d’argent à donner. En février 2014, l’homme qui appelait est devenu plus vulgaire et agressif. Il disait dorénavant que si le demandeur ne le payait pas, ce dernier mettrait alors sa propre famille et lui-même en danger, et serait considéré comme un ennemi des Black Eagles.

[4]               Le 5 mars 2014, le demandeur a reçu une lettre des Black Eagles exigeant une contribution financière à leur cause. Quatre jours plus tard, en arrivant au travail, il y a trouvé une couronne funéraire et une enveloppe sur laquelle était inscrit le nom des Black Eagles. Il a signalé l’incident aux autorités policières, qui lui ont indiqué qu’elles enquêteraient. Le demandeur a alors passé une semaine à la maison. Après être retourné au travail, il a commencé à recevoir davantage d’appels des Black Eagles. Le 25 mars 2014, s’inquiétant de la situation, il a décidé de voyager une semaine aux États-Unis. À son retour en Colombie, le demandeur a pris des précautions à l’égard de sa famille et de ses activités professionnelles; toutefois, les appels et les menaces ont empiré vers la fin d’avril 2014.

[5]               En juin 2014, les Black Eagles ont envoyé une autre lettre de menaces au demandeur, en exigeant cette fois un paiement de 50 millions de pesos dans un délai de 15 jours, sans quoi le demandeur serait condamné à mort. Le demandeur a apporté la lettre aux autorités policières, qui lui ont donné des conseils pour l’aider à se protéger.

[6]               Le 18 juin 2014, alors que le demandeur était en taxi, deux hommes en motocyclette ont commencé à lui tirer dessus. Le conducteur du taxi a tenté d’éviter les tirs et a fini par entrer en collision avec un lampadaire. À la suite de cet incident, le demandeur a déposé une plainte pénale contre le groupe armé auprès du bureau du procureur et a demandé de la protection. Il a ensuite déposé une requête auprès du bureau de l’ombudsman et lui a demandé de protéger sa vie. Le demandeur soutient que le bureau de l’ombudsman lui a recommandé de quitter le pays.

[7]               Le demandeur a alors commencé à déménager d’un domicile à un autre, mais chaque fois, il recevait un appel des Black Eagles qui décrivaient son nouveau lieu de résidence et demandaient une contribution.

[8]               Le demandeur s’est alors mis à paniquer et a décidé de quitter la Colombie. Il s’est enfui aux États-Unis, et a illégalement franchi la frontière du Canada le 15 juillet 2014 ou aux environs de cette date. Il a demandé l’asile en décembre 2014. À l’appui de sa demande, le demandeur a rempli un rapport de police où il a rapporté l’incident de la couronne funéraire, et a soumis des photos de la couronne funéraire ainsi que de la lettre des Black Eagles qu’il avait remise aux autorités policières. Il a également fourni des photos du taxi dans lequel il était lorsqu’on lui a prétendument tiré dessus.

[9]               La principale raison pour laquelle la SPR a conclu que le demandeur n’était pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger était le manque de crainte subjective. À cet égard, la SPR a conclu que, compte tenu de l’éducation, de la profession et de la classe économique du demandeur, il était inconcevable qu’il n’ait pas compris que sa vie et celle des membres de sa famille était en danger, et qu’il n’ait pas utilisé ses ressources financières pour explorer de nombreuses options, y compris celles qui avaient été suggérées par les autorités policières, afin de préserver sa sécurité et celle de sa famille contre les préjudices présumés auxquels il affirme avoir été confronté pendant plus de six mois de la part des Black Eagles, un groupe de criminels et d’extorqueurs bien connu et documenté en Colombie. La SPR a conclu que le fait que le demandeur n’ait pas pris de mesures prouvait un manque de crainte subjective, et que ce manque de crainte subjective nuisait à sa crédibilité.

[10]           La SPR a également tiré des conclusions défavorables quant à la crédibilité du demandeur puisque ce dernier est entré au Canada de façon illégale, a attendu quatre mois avant de présenter une demande d’asile, a omis deux fois de demander l’asile aux États-Unis ou d’explorer d’autres moyens légaux de demeurer dans ce pays, s’est de nouveau réclamé de la protection de la Colombie lorsqu’il y est retourné en mars 2014 après avoir passé une semaine à Miami, et n’a pas dit à ni l’un ni l’autre de ses parents que leur vie était en danger jusqu’à son départ de la Colombie en juillet 2014.

[11]           La SPR a également conclu que les éléments de preuve corroborants du demandeur n’étaient pas crédibles. La SPR a notamment conclu que les photos du taxi criblé de tirs n’étaient pas crédibles étant donné qu’il n’est pas rare de voir des photos de taxis ayant fait l’objet d’explosions ou de tirs en Colombie. À cet égard, la SPR a déclaré qu’on ne lui avait pas remis le rapport de police produit par les policiers qui se sont présentés sur les lieux après que le taxi a prétendument été criblé de tirs et est entré en collision avec un lampadaire. Or, le demandeur a déclaré dans son témoignage que la police était venue sur les lieux. La SPR a également déclaré qu’on ne lui avait pas remis de rapport d’assurance, ni aucun rapport du chauffeur de taxi. Elle ne disposait que des éléments de preuve du demandeur, et ceux-ci n’étaient pas crédibles.

[12]           Devant la SAR, le demandeur a demandé à soumettre de nouveaux éléments de preuve en vertu du paragraphe 110(4) de la Loi. Les nouveaux éléments de preuve comprenaient la carte d’identité personnelle et les cartes professionnelles de l’avocat du demandeur en Colombie (M. Aldana); une lettre rédigée par M. Aldana à l’intention du bureau du procureur demandant de l’information sur l’état du dossier du demandeur et des copies de la procédure; ainsi qu’une lettre du procureur en réponse à la demande de M. Aldana, contenant des copies de divers documents et rapports tels qu’un document indiquant qu’un policier patrouilleur avait livré au procureur certains articles qui avaient été saisis après l’incident du taxi, un document indiquant que le demandeur s’était rendu au poste de police le 18 juin 2014 pour faire un compte rendu des articles saisis, tels que des photos de la couronne funéraire portant l’insigne des Black Eagles, trois douilles de balle et des photos du taxi endommagé par des balles. Il y avait également le rapport d’un premier intervenant daté du jour où le demandeur a été attaqué en taxi, ainsi qu’un document intitulé « labeling of evidentiary items » (étiquetage des pièces à conviction) du procureur décrivant les éléments de preuve recueillis le jour de l’incident et un registre de la chaîne de possession des éléments de preuve.

[13]           Lorsqu’elle a évalué si elle devait admettre les nouveaux éléments de preuve, la SAR a conclu qu’il y avait deux approches concurrentes de la Cour concernant le critère que la SAR devait considérer. Une approche permettait le recours au critère énoncé dans l’arrêt Raza c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385 [Raza] dans le contexte de l’application de l’alinéa 113a) de la Loi quant à l’admissibilité de nouveaux éléments de preuve lorsqu’un ressortissant étranger a droit à un examen des risques avant renvoi, tandis que l’autre approche rejetait le recours au critère énoncé dans l’arrêt Raza. La deuxième approche, expliquée dans la décision Singh c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1022, 466 FTR 187 [Singh CF], préconisait d’interpréter le paragraphe 110(4) de la Loi avec suffisamment de souplesse afin de ne pas limiter la capacité d’un demandeur à obtenir un « appel fondé sur les faits », plutôt que d’interpréter le paragraphe 110(4) de la Loi de façon plus stricte par l’application du critère de l’arrêt Raza (Singh CF, aux paragraphes 54 et 55).

[14]           La SAR a conclu que si la première approche s’appliquait, les nouveaux éléments de preuve seraient inadmissibles, puisqu’ils existaient déjà et étaient raisonnablement à la disposition du demandeur avant le rejet de sa demande d’asile. À cet égard, la SAR a conclu qu’un appel à la SAR ne visait pas à donner à l’appelant la possibilité de reprendre du début en raison des mauvaises décisions stratégiques prises lors de sa cause devant la SPR. La SAR a également conclu que si la décision Singh CF s’appliquait, les nouveaux éléments de preuve demeuraient tout de même inadmissibles, puisque le rejet des nouveaux éléments de preuve ne nuirait pas à sa capacité de mener un examen fondé sur les faits.

[15]           En ce qui concerne les conclusions relatives à la crédibilité tirées par la SPR, la SAR a souligné qu’il s’agissait des seules conclusions à l’égard desquelles elle pouvait faire preuve de déférence en appel. Elle a ensuite indiqué qu’elle a réalisé sa propre évaluation de la crédibilité du demandeur en fonction d’un examen approfondi du dossier et des motifs de la SPR, et a souscrit aux conclusions de la SPR, comme suit :

[traduction]
[64] La SPR en est venue à une conclusion défavorable quant à la crédibilité du demandeur en raison d’un certain nombre de facteurs. Mentionnons notamment le fait qu’il n’ait pas présenté de demande d’asile aux États-Unis à deux occasions (du 25 mars 2014 au 1er avril 2014, et du 13 juillet 2014 au 15 ou 16 juillet 2014), qu’il s’est de nouveau réclamé de la protection du pays où se trouvaient les agents de préjudice présumés en quittant les États-Unis pour retourner en Colombie le 1er avril 2014, qu’il a tardé à quitter la Colombie, et qu’il a tardé à présenter une demande d’asile une fois arrivé au Canada.

[65] L’appelant doit déployer de grands efforts pour demander l’asile dans un pays étranger. La Cour a affirmé que les raisons pour lesquelles un ressortissant étranger ne demande pas l’asile dans un pays étranger doivent être valides pour éviter de tirer une conclusion défavorable. La SPR a longuement questionné l’appelant sur toutes les questions de crainte subjective. En effet, sur l’enregistrement audio de l’audience, la période de questions à l’appelant dure quatre heures et vingt-sept minutes; la plupart des questions sont posées par la SPR et traitent principalement des questions de crainte subjective susmentionnées. Il est clair que la SPR a pris en compte les éléments de preuve de l’appelant et a indiqué, dans les motifs, pourquoi elle a accordé peu de poids aux explications données par l’appelant.

[66] Il n’est pas nécessaire que je reformule dans des termes différents ce que la SPR a expliqué de manière adéquate dans sa décision. La SPR a clairement énoncé les incohérences et les questions de crainte subjective qui la préoccupaient, et les raisons pour lesquelles elle n’était pas satisfaite de l’explication donnée par l’appelant.

[16]           La SAR a alors décrit une incohérence supplémentaire révélée par son examen des éléments de preuve. La SAR a notamment conclu que l’explication du demandeur quant à la façon dont il a mis la main sur les copies des photos du taxi n’était pas plausible.

[17]           Le demandeur a déclaré dans son témoignage qu’il avait d’abord couru pour s’éloigner du lieu de l’incident, mais qu’il y est retourné de vingt à trente minutes plus tard pour récupérer ses effets personnels. Lorsqu’il est arrivé au lieu de l’incident, il a vu des représentants de la compagnie d’assurance du chauffeur de taxi en train de prendre des photos du taxi au moyen d’un appareil-photo numérique, et leur a demandé s’ils pouvaient lui fournir des copies des photos. Le demandeur a déclaré qu’ils sont allés à un magasin local pour faire imprimer les photos puis qu’ils sont allés chez un notaire pour faire certifier les photos. Il s’agit des photos que le demandeur a présentées comme preuve, plutôt que les photos originales.

[18]           La SAR n’a pas trouvé cet élément de preuve crédible :

[traduction]
[69] Il a déclaré dans son témoignage que les employés de la compagnie d’assurance utilisaient un appareil-photo numérique. Si c’était le cas, ils auraient été en mesure d’imprimer autant d’originaux qu’ils le souhaitaient, et non pas seulement un exemplaire comme l’a indiqué l’appelant dans son témoignage. Il n’y aurait aucune raison d’imprimer un seul exemplaire puis de photocopier l’original. L’élément de preuve de l’appelant à cet égard défie le bon sens, et j’estime qu’il n’est pas crédible.

[19]           Le demandeur soutient que la SAR a commis une erreur en rejetant les nouveaux éléments de preuve et qu’elle a enfreint les principes d’équité procédurale en omettant de fournir au demandeur une occasion de donner des réponses par rapport aux points qui la préoccupaient. Étant donné que le demandeur n’a pas abordé l’argument de l’équité procédurale pendant l’audience devant moi, cet argument n’est pas traité dans ces motifs.

[20]           Le demandeur affirme également que la SAR a omis de mener une évaluation indépendante réelle de la conclusion de la SPR quant à la crédibilité du demandeur. La SAR se serait plutôt contentée d’évaluer si la décision de la SPR était raisonnable, contrairement aux enseignements de la Cour. De plus, le demandeur soutient que la SAR a commis une erreur en omettant de mener une évaluation en vertu de l’article 97. Le demandeur prétend que si la SAR avait pris en compte les nouveaux éléments de preuve, la conclusion défavorable de la SPR quant à la crédibilité du demandeur ne ferait pas le poids.

III.             Questions en litige

[21]           La présente demande de contrôle judiciaire soulève les deux questions suivantes :

  1. La décision de la SAR de ne pas admettre de nouveaux éléments de preuve était-elle raisonnable?
  2. La conclusion de la SAR selon laquelle le demandeur n’était pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger était-elle raisonnable?

IV.             Analyse

A.                Refus d’admettre de nouveaux éléments de preuve

[22]           Il est maintenant solidement établi que les questions relatives à l’admissibilité de nouveaux éléments de preuve devant la SAR en vertu du paragraphe 110(4) de la Loi sont susceptibles de révision par la Cour selon la norme du caractère raisonnable (Canada c. Singh (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 96, au paragraphe 29 [Singh CAF]).

[23]           Dans l’arrêt Singh CAF, qui est postérieur à la décision de la SAR en l’espèce, la Cour d’appel fédérale a conclu qu’afin de déterminer l’admissibilité d’éléments de preuve, la SAR doit toujours veiller au respect des exigences explicites énoncées au paragraphe 110(4) de la Loi et peut à cet égard s’inspirer, en y apportant les adaptations nécessaires, du critère implicite dégagé par la Cour dans l’arrêt Raza (Singh CAF, au paragraphe 74). La Cour d’appel fédérale a donc rejeté la position adoptée par la Cour fédérale dans la décision Singh FC, position selon laquelle il n’était pas approprié d’appliquer, avec les adaptations nécessaires, l’approche restrictive établie dans l’arrêt Raza pour interpréter le paragraphe 110(4) puisque le paragraphe 110(4) et l’alinéa 113a) concernent des procédures différentes et des décideurs différents; une approche plus souple était donc justifiée afin de permettre à la SAR de remplir sa mission.

[24]           Conformément aux conditions explicites énoncées au paragraphe 110(4) de la Loi, que la SAR n’avait pas le pouvoir discrétionnaire d’écarter selon les conclusions de la Cour d’appel fédérale (Singh CAF, au paragraphe 63), seuls les éléments de preuve suivants sont admissibles :

  1. des éléments de preuve survenus depuis le rejet de sa demande;
  2. des éléments de preuve qui n’étaient alors pas normalement accessibles;
  3. des éléments de preuve qui étaient normalement accessibles, mais que la personne n’aurait pas normalement présentés, dans les circonstances, au moment du rejet.

[25]           Les conditions de l’arrêt Raza sont la crédibilité, la pertinence, la nouveauté et le caractère substantiel (Raza, au paragraphe 13). Or, comme l’a expliqué la Cour d’appel fédérale, le critère du caractère substantiel doit être évalué dans le contexte du paragraphe 110(6), dans l’unique but de déterminer si la SAR pourrait tenir une audience (Singh CAF, au paragraphe 47).

[26]           Le demandeur en l’espèce ne conteste pas la disponibilité des « nouveaux » éléments de preuve au moment du rejet de sa demande par la SPR. Au contraire, l’explication de l’ancien avocat du demandeur pour justifier l’omission de présenter ces « nouveaux » éléments de preuve à la SPR était qu’on ne pouvait pas s’attendre à ce que le demandeur sache que la SPR rejetterait la totalité des éléments de preuve corroborants en les considérant comme inventés de toutes pièces, et que le demandeur ne s’attendait pas à ce que cette situation se produise, compte tenu du nombre d’éléments de preuve corroborants qu’il avait présentés. En somme, le demandeur soutient qu’il ne pensait pas que les documents étaient nécessaires pour étayer sa demande devant la SPR.

[27]           Il n’était pas déraisonnable que la SAR estime que cette explication laissait à désirer. Un demandeur d’asile a le fardeau de fournir les éléments de preuve à l’appui de sa demande, ce qui signifie qu’il» doit se montrer sous son meilleur jour devant la SPR et présenter toutes les preuves qui sont accessibles au moment opportun » (Abdullahi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 260, au paragraphe 14). Cela signifie aussi qu’un demandeur d’asile n’a pas le droit de présenter de nouveaux éléments de preuve « chaque fois qu’il ou elle est surpris par la décision de la SPR » (Canada c. Desalegn (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 12, au paragraphe 23).

[28]           Comme l’a indiqué la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Singh CAF, le « rôle de la SAR ne consiste pas à fournir la possibilité de compléter une preuve déficiente devant la SPR, mais plutôt à permettre que soient corrigées des erreurs de fait, de droit ou mixtes de fait et de droit » (Singh CAF, au paragraphe 54). Par conséquent, il était raisonnable de la part de la SAR de conclure que, si les autres rapports de police avaient été facilement accessibles pour le demandeur en en faisant la demande, il aurait dû demander à obtenir les documents avant le rejet de sa demande et les présenter à la SPR, plutôt que d’attendre d’être en appel pour les présenter.

[29]           Je ne vois aucun motif de faire obstacle à la conclusion de la SAR concernant l’admissibilité des nouveaux éléments de preuve du demandeur.

B.                 Caractère raisonnable de la décision de la SAR

[30]           La SAR a déterminé que la norme préconisée par le juge Michael Phelan dans Huruglica c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 799, 461 FTR 241 [Huruglica CF] s’appliquait à son évaluation des éléments de preuve présentés à la SPR. Le commissaire de la SAR a déclaré à cet égard que la SAR « peut reconnaître et respecter la conclusion de la SPR sur des questions comme la crédibilité et/ou lorsque la SPR jouit d’un avantage particulier pour tirer une conclusion » et qu’il accordait à la SPR cette reconnaissance et ce respect pour ce qui est de la conclusion qu’elle a tirée quant à la crédibilité de l’appelant dans cette affaire (décision de la SAR, au paragraphe 61).

[31]           Toutefois, dans la décision Huruglica CAF, qui, tout comme la décision Singh CAF, a été rendue après la décision de la SAR dans la présente affaire, la Cour d’appel fédérale a déterminé que la SAR doit évaluer le degré de déférence dont elle doit faire preuve envers les conclusions de fait ou des conclusions mixtes de fait et de droit formulées par la SPR au cas par cas (Huruglica CAF, au paragraphe 70). Bien qu’elle ait indiqué que la Loi « reconnaît également l’avantage certain que peut avoir la SPR sur la SAR lorsque les conclusions de fait ou des conclusions mixtes de fait et de droit reposent sur l’appréciation de la crédibilité ou de la valeur des témoignages de vive voix », la Cour d’appel fédérale a déterminé que la SAR doit décider, au cas par cas, le degré de retenue qu’elle exercera avant de substituer sa propre décision à celle de la SPR, en évaluant « si la SPR a joui d’un véritable avantage et si, le cas échéant, elle peut néanmoins rendre une décision définitive relativement à une demande d’asile » (Huruglica CAF, au paragraphe 70). À cet égard, la Cour d’appel fédérale a reconnu qu’il peut s’avérer que la SPR n’ait pas de véritable avantage sur la SAR quant aux questions de crédibilité dans le cas où, par exemple, « un demandeur n’a pas été jugé crédible parce que son récit n’était pas plausible selon le simple bon sens » (Huruglica CAF, au paragraphe 72).

[32]           Alors que le choix de la norme de la décision Huruglica CF, selon la formulation employée par le commissaire de la SAR, n’équivaut pas en soi à une erreur susceptible de révision dans le contexte de l’arrêt Huruglica CAF, la Cour a conclu, à la lumière des enseignements de l’arrêt Huruglica CAF, qu’afin de maintenir le caractère raisonnable de la décision de la SAR, la Cour doit être convaincue que la SAR a véritablement agi en qualité de tribunal d’appel et qu’elle a tiré ses propres conclusions (Ali c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 396). À cet égard, la SAR doit effectuer « en substance, un examen approfondi, complet et indépendant du type approuvé dans Huruglica CAF » (Gabila c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 574, au paragraphe 20).

[33]           Je conclus, en l’espèce, que la SAR a omis de mener, en substance, une évaluation indépendante des éléments de preuve, et que cette omission équivaut à une erreur susceptible de révision.

[34]           L’unique évaluation de la SAR quant à la crédibilité du demandeur, qui constituait la question déterminante de la décision de la SPR, se trouve dans l’extrait présenté au paragraphe 15 ci-dessus. Cet extrait démontre que la SAR a fait preuve de déférence totale envers la conclusion de la SPR quant à la crédibilité du demandeur, sans d’abord évaluer si le SPR avait véritablement joui d’une position avantageuse dans le cadre de son évaluation de la crédibilité du demandeur. Je conclus que, si la SAR avait véritablement mené un examen approfondi, complet et indépendant des éléments de preuve, elle en serait peut-être venue à une conclusion différente quant aux conclusions de la SPR relatives à la crédibilité du demandeur, puisque les éléments de preuve démontrent que :

  1. le demandeur a commencé à signaler les menaces à la police après avoir reçu la couronne funéraire, soit deux mois après le début des appels, alors qu’il s’est rendu compte que les menaces des Black Eagles étaient réelles;
  2. le demandeur a commencé à modifier ses habitudes pour voir si les menaces prendraient fin, en travaillant de la maison et en passant une semaine aux États-Unis;
  3. à la suite des tirs en taxi, le demandeur a déposé des plaintes contre les Black Eagles auprès du bureau du procureur et du bureau de l’ombudsman, et aucune de ces organisations n’était en mesure de lui fournir une protection;
  4. une fois que le demandeur s’est rendu compte que les Black Eagles suivaient ses déplacements en Colombie, il a décidé de quitter la Colombie pour de bon;
  5. à partir du moment où le demandeur a perçu que les menaces étaient réelles, il lui a fallu environ quatre mois pour quitter la Colombie pour de bon.

[35]           Cette omission de réaliser une évaluation indépendante des éléments de preuve du type approuvé dans Huruglica CAF est d’autant plus déraisonnable étant donné que la conclusion de la SPR relative à la crédibilité du demandeur s’appuie en grande partie sur son affirmation selon laquelle le demandeur, s’il avait véritablement craint pour sa vie, aurait quitté la Colombie plus tôt et aurait agi plus rapidement pour informer ses parents des menaces qui pesaient sur lui-même et sa famille. Il s’agit, à mon avis, d’une question liée à la plausibilité du récit du demandeur plutôt qu’à la qualité du témoignage oral du demandeur. À la lumière de l’arrêt Huruglica CAF, il semble clair que la SAR était, dans un tel contexte, tenue d’évaluer si la SPR avait véritablement joui d’une position avantageuse commandant la déférence. Étant donné qu’il est clair que cette évaluation n’a pas eu lieu, je conclus que le demandeur a été privé, de façon évidente, de l’accès au processus d’appel mis en place par le Parlement pour aider les demandeurs d’asile déboutés.

[36]           La décision de la SAR sera par conséquent renvoyée à un autre commissaire de la SAR pour qu’il tranche sur la question en tenant compte des enseignements de l’arrêt Huruglica CAF.

[37]           La demande de contrôle judiciaire est accueillie. Aucune question n’a été posée aux fins de certification.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.      La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2.      La décision de la Section d’appel des réfugiés, datée du 20 octobre 2015, est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre commissaire pour un nouvel examen.

3.      Aucune question n’est certifiée.

« René LeBlanc »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5066-15

INTITULÉ :

JUAN ANDRES RODRIGUEZ MARIN c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 MAI 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LEBLANC

DATE DES MOTIFS :

LE 20 JUILLET 2016

COMPARUTIONS :

Shane Molyneaux

Pour le demandeur

Marjan Double

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Molyneaux Law

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

Pour le demandeur

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

Pour le défendeur

 

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