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Date : 20160714


Dossier : IMM-5560-15

Référence : 2016 CF 809

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 14 juillet 2016

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

GELEK PALMO

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Nature de l’affaire

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée aux termes du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi)  à l’encontre d’une décision (la décision) rendue par un agent des visas (l’agent) refusant la demande de résidence permanente de la demanderesse. Je conviens que l’affaire doit être renvoyée à un différent agent pour réexamen.

II.                Contexte

[2]               La demanderesse, née le 8 mai 1974, réside actuellement à Dharamsala, en Inde. Selon ses dires, elle a grandi dans un petit village isolé au Tibet, où elle a rencontré son mari avec qui elle a emménagé vers l’âge de 16 ans, et où elle a élevé sa famille. Puisque leur communauté ne fait aucune distinction entre un mariage et une relation en union de fait, ils n’ont aucun document de mariage officiel. Ils ont élevé quatre enfants, lesquels sont tous nés à la maison. Puisque leur village est assez isolé, aucun de ces enfants n’a de certificat de naissance. Il ne s’est jamais avéré nécessaire d’enregistrer leurs naissances.

[3]               En 2005, la demanderesse et son mari ont décidé d’envoyer leur fille aînée, Dashi Chokyi, à une école relevant du dalaï-lama en Inde puisqu’elle n’a pas accès à une éducation continue dans leur village. Environ six semaines après son départ, le couple a appris que leur fille était arrivée saine et sauve en Inde grâce à un agent. Ils ont cru comprendre qu’elle serait placée dans l’une des écoles du dalaï-lama.

[4]               Ils n’ont eu aucun contact avec Dashi Chokyi après qu’elle eut quitté le village. La demanderesse n’avait pas de téléphone ou d’autres moyens de communiquer avec elle et, de toute façon, il n’était pas prudent pour elles de communiquer, compte tenu des circonstances de son départ.

[5]               En 2010, le village de la demanderesse a été frappé par un tremblement de terre qui a détruit leur maison et tué de nombreux habitants, y compris ses beaux-parents. La demanderesse et son mari se sont enfuis à pied au Népal lorsque les autorités chinoises ont eu vent de la manifestation antigouvernementale prévue par les personnes déplacées, incluant son mari. Préoccupés par les dangers de franchir la frontière népalaise, ils ont laissé leurs trois autres enfants avec une de leur tante.

[6]               Une fois arrivés à Katmandu, au Népal, la demanderesse et son époux ont finalement été en mesure d’obtenir le numéro de téléphone de leur fille. Lorsqu’ils ont pu la joindre, elle a informé ses parents qu’elle n’allait pas à l’école. Les autres tentatives par ses parents de la joindre ont échoué puisqu’elle refusait de répondre au téléphone.

[7]               L’époux de la demanderesse est ensuite parti pour le Canada, où il a présenté une demande d’asile. En septembre 2011, la demanderesse, maintenant seule, s’est rendue en Inde. Elle est arrivée à Dharamsala en octobre. Peu de temps après, elle a croisé sa fille qui lui a appris qu’elle n’allait toujours pas à l’école et qu’elle vivait avec un homme indien. Lorsque la demanderesse lui a fait part de sa déception et de celle de son époux, Dashi Chokyi a répondu en disant qu’elle ne voulait plus rien savoir d’eux.

[8]               L’époux de la demanderesse a obtenu le titre de réfugié au sens de la Convention au Canada le 25 janvier 2012. Il a ensuite présenté une demande de résidence permanente pour obtenir le statut de personne protégée en février 2012. Il a inclus la demanderesse à titre de personne à charge accompagnatrice et leurs trois enfants mineurs (toujours au Tibet) comme personnes à charge qui ne les accompagnent pas.

[9]               Quelques mois plus tard, la demanderesse a approché sa fille pour lui expliquer que son père allait essayer de les faire venir au Canada. Dashi Chokyi lui a toutefois appris qu’elle ne voulait pas l’accompagner. La demanderesse affirme que ce fut la dernière fois qu’elle a vu sa fille.

[10]           Le 15 juillet 2013, le Haut-Commissariat du Canada à New Delhi a envoyé une lettre à la demanderesse pour lui demander des copies de plusieurs pièces d’identité et documents liés au mariage. Son mari avait déjà produit une déclaration solennelle dans laquelle il explique que, pour les motifs susmentionnés, aucun de ces documents ne peut être fourni.

[11]           Le 26 mai 2014, le Haut-Commissariat du Canada a envoyé une lettre de suivi pour préciser qu’il y avait suffisamment de renseignements permettant d’établir la relation entre la demanderesse, son mari et Dashi Chokyi, et demander une explication quant à la raison pour laquelle cette dernière n’était pas incluse comme personne à charge dans la demande de résidence permanente. Après avoir reçu cette lettre, la demanderesse est retournée voir sa fille, mais elle s’était enfuie et les voisins ne savaient pas où elle était partie. La demanderesse dit avoir poursuivi ses recherches pour trouver sa fille, mais en vain.

[12]           Dans son affidavit en réponse au Haut-Commissariat du Canada, le couple a expliqué pourquoi leur fille ne figurait pas dans sa demande à titre de personne à charge, soit parce qu’ils n’ont aucun contact avec elle et qu’ils sont dans l’impossibilité de la trouver, ni même d’obtenir des renseignements à son sujet. Ils ont également précisé qu’ils n’étaient plus sûrs si Dashi était encore admissible en tant que personne à charge puisqu’ils étaient incertains de sa situation matrimoniale.

[13]           Le 29 mai 2014, le Haut-Commissariat du Canada a envoyé une autre lettre à la demanderesse afin de l’aviser que ses éléments de preuve étaient insuffisants pour établir la relation entre les parents et Dashi, mais que les résultats d’un test d’ADN suffiraient.

[14]           La demanderesse et son époux n’étaient toutefois pas en mesure de fournir ces résultats puisqu’ils n’ont aucun contact avec leur fille. Ils ont plutôt fourni des éléments de preuve supplémentaires de leur relation, y compris des copies de messages textes, des cartes téléphoniques et des déclarations de deux amis habitant leur petit village au Tibet, de même que des éléments de preuve de leur relation continue, même après que la demande d’asile du mari de la demanderesse a été accueillie.

[15]           L’entrevue de la demanderesse a eu lieu le 13 octobre 2015, et l’agent a refusé la demande deux jours plus tard pour le motif que les réponses de la demanderesse contenaient [traduction] « plusieurs incohérences faisant en sorte que son explication quant à celles-ci n’était ni vraisemblable ni crédible » (dossier certifié du tribunal [DCT], p. 2). Son refus est fondé sur les paragraphes 11(1) et 16(1) de la Loi, qui se lisent comme suit :

11 (1) L’étranger doit, préalablement à son entrée au Canada, demander à l’agent les visa et autres documents requis par règlement. L’agent peut les délivrer sur preuve, à la suite d’un contrôle, que l’étranger n’est pas interdit de territoire et se conforme à la présente loi.

16 (1) L’auteur d’une demande au titre de la présente loi doit répondre véridiquement aux questions qui lui sont posées lors du contrôle, donner les renseignements et tous éléments de preuve pertinents et présenter les visas et documents requis.

[16]           Dans les notes du Système mondial de gestion des cas (SMGC) accompagnant la décision, l’agent a fourni l’analyse supplémentaire qui suit : [traduction]

Même si je suis convaincu que la demanderesse principale (la demanderesse) entretient un quelconque type de relation amoureuse depuis de nombreuses années, je ne suis pas convaincu que la demanderesse a dit la vérité pendant son entrevue. Son explication quant aux incohérences est invraisemblable et ses réponses à de nombreuses questions ne sont pas crédibles. Bien que je reconnaisse qu’il y a un certain aspect de clandestinité et un manque de connaissance quant au processus dans son ensemble lorsqu’un enfant tibétain est envoyé de son pays en Inde, il n’est pas raisonnable qu’une mère envoie sa fille de 14 ans dans un autre pays sans obtenir certains renseignements de base, notamment ceux de l’école, de l’agent ou de l’ami ayant recommandé l’agent. De plus, l’explication de la demanderesse quant à l’adresse précise fournie pour Dashi sur le formulaire Informations sur la famille en 2013 a changé considérablement, ce qui nuit à sa crédibilité dans l’ensemble. Je peux aussi comprendre que la demanderesse ne pouvait pas communiquer directement avec Dashi après qu’elle a quitté le Tibet, mais je ne trouve pas sa réponse véridique quant à sa déclaration disant qu’elle ne savait pas où se trouvait sa fille pendant six ans, compte tenu du fait qu’elle avait su, six semaines après son départ, qu’elle était arrivée saine et sauve en Inde.

[…]

Bien qu’aucune incohérence, en soi, ne reflète une faible crédibilité, mais en les combinant je ne suis pas convaincu que les réponses de la demanderesse sont crédibles ni véridiques et, par conséquent, je n’ai pas suffisamment de renseignements pour être satisfait que la demanderesse se conforme à la Loi. Cette demande est refusée aux termes des paragraphes 11 et 16.

(Dossier certifié du tribunal, p. 3)

III.             Analyse

[17]           La demanderesse soutient que l’agent a commis une erreur en faisant des constatations d’invraisemblance et de crédibilité déraisonnables, ainsi qu’en interprétant mal les éléments de preuve. À ce titre, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Ramalingam c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 278, au paragraphe 14; Mescallado c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 462, au paragraphe 14).

[18]           En ce qui concerne la crédibilité, il incombait à l’agent d’expliquer pourquoi les éléments de preuve concernant la situation familiale de la demanderesse n’étaient pas crédibles, compte tenu du grand nombre de preuves au dossier appuyant le fait que la demanderesse et son mari sont ensemble depuis longtemps, qu’ils ont des enfants ensemble, et qu’ils sont demeurés proches pendant leur séparation, au lieu de tout simplement dire « explications invraisemblables » et « réponses non crédibles à de nombreuses questions » sans offrir plus de détails.

[19]           L’agent n’a soulevé aucune question de crédibilité distincte quant à l’adresse de la fille de la demanderesse, figurant sur les formulaires d’immigration, en précisant que les explications de la demanderesse quant à cette adresse ont [traduction] « changé considérablement » (Dossier certifié du tribunal, p. 3).

[20]           Je ne vois toutefois pas comment certains éléments de preuve à cet égard pourraient remettre en cause la crédibilité de la demanderesse. Seule une adresse figure sur le formulaire Informations sur la famille fourni par la demanderesse, soit la dernière adresse connue par sa famille. Un examen des notes du SMGC et de la transcription de l’entrevue y figurant ne montre pas non plus d’incohérences dans l’explication de la demanderesse quant à l’adresse. Elle affirme avoir compris de l’interprète qu’elle devait fournir une adresse et, par conséquent, elle a inscrit la dernière adresse connue de sa fille. Cet interprète est la même personne qui a signé les formulaires à titre d’interprète. La dernière adresse connue s’avère une approche parfaitement justifiable dans ces circonstances. À mon avis, il n’est pas raisonnable de tirer des conclusions défavorables quant à la crédibilité de ces faits.

[21]           L’agent semble aussi avoir tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité du fait que la demanderesse a déclaré n’avoir eu aucun contact avec sa fille pendant six ans, et ce, après avoir appris que Dashi Chokyi était arrivée saine et sauve à l’école en Inde six semaines après son départ. Encore une fois, je ne suis pas convaincu que cette conclusion est raisonnable. Compte tenu du contexte culturel et politique plus large dans les régions rurales du Tibet, comme il est discuté ci-dessous, il ne me semble pas non crédible que la demanderesse, après avoir eu des nouvelles que sa fille était arrivée saine et sauve, ne puisse ou ne veuille pas obtenir des renseignements supplémentaires. Dans le même ordre d’idées, le fait que la demanderesse n’a pas eu d’autres nouvelles concernant le départ de sa fille après avoir quitté de nouveau le Tibet avec son mari ne soulève aucune question de crédibilité. Les services de l’agent avaient été retenus il y a environ six ans, mais cette partie de l’histoire est révolue.

[22]           Je trouve la conclusion de l’agent, selon laquelle les explications de la demanderesse étaient invraisemblables, tout aussi déraisonnable. Les conclusions quant à la plausibilité ne devraient être tirées que dans les circonstances les plus claires (Ansar c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1152, au paragraphe 17). Il en est ainsi parce que, tel qu’il est indiqué dans Santos c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 937, au paragraphe 15, les « conclusions sur la vraisemblance reposent sur un raisonnement distinct de celui des conclusions sur la crédibilité et peuvent être influencées par des présomptions culturelles ou des perceptions erronées. En conséquence, les conclusions d’invraisemblance doivent être fondées sur une preuve claire et un raisonnement clair à l’appui des déductions de la Commission et devraient faire état des éléments de preuve pertinents qui pourraient réfuter lesdites conclusions. »

[23]           Une conclusion d’invraisemblance raisonnable devrait donc tenir compte du contexte culturel, économique et politique des régions rurales du Tibet. Il n’est pas clair pour moi si l’agent a pris les bonnes mesures.

[24]           Par exemple, la demanderesse a expliqué pendant son entrevue qu’elle ne savait pas grand-chose et qu’elle ne cherchait pas à en savoir davantage sur l’endroit où sa fille se trouve en Inde puisqu’elle était préoccupée par la sécurité de sa famille si les autorités chinoises apprenaient le départ de Dashi Chokyi. Dans les notes du SMGC, l’agent a d’ailleurs reconnu la nécessité d’une telle approche ([traduction] « Je reconnais qu’il y a un certain aspect de clandestinité et un manque de connaissance quant au processus dans son ensemble lorsqu’un enfant tibétain est envoyé de son pays en Inde. » (Dossier certifié du tribunal, p. 3) Néanmoins, l’agent a conclu qu’il était déraisonnable pour une mère d’envoyer sa fille de 14 ans dans un autre pays sans obtenir de détails au sujet de l’école, de l’agent ayant organisé le départ, ou de l’ami ayant recommandé l’agent.

[25]           L’erreur commise dans cette analyse est que l’agent a omis de tenir compte du fait que la demanderesse vient d’une région rurale du Tibet, qu’elle n’a aucune éducation formelle et qu’elle habitait un village si éloigné que son mari a dû s’absenter pendant plusieurs jours afin de trouver un agent pour organiser leur départ. La demanderesse a fourni des éléments de preuve montrant que, dans les régions rurales du Tibet, l’homme s’occupe de ce genre d’affaires alors que la femme reste à la maison pour prendre soin des enfants. L’agent n’a avancé aucun de ces faits lorsqu’il analysait la vraisemblance des dires de la demanderesse. Bien que le manque de connaissance de cette dernière quant aux détails du voyage de sa fille en Inde puisse sembler peu plausible dans un contexte canadien, l’agent n’a pas expliqué qu’il s’agit d’une pratique courante dans le contexte politique et la région isolée où les demandeurs se trouvaient. Ainsi, le rejet par l’agent des « explications invraisemblables » n’était pas raisonnable.

[26]           En somme, tout comme les conclusions quant à la crédibilité, je ne trouve pas que l’agent a expliqué comme il faut ou assez clairement pourquoi les réponses de la demanderesse quant à sa fille sont invraisemblables à la lumière des éléments de preuve. Pour ces motifs, la décision est renvoyée pour réexamen par un autre agent des visas.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.      La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à un autre agent des visas pour réexamen.

2.      Aucuns dépens ne sont adjugés.

3.      Aucune question n’est soumise pour être certifiée.

« Alan S. Diner »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5560-15

INTITULÉ :

GELEK PALMO c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 30 juin 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

DATE DES MOTIFS :

Le 14 juillet 2016

COMPARUTIONS :

Debbie Rachlis

POUR LA DEMANDERESSE

Tamrat Bebeyehu

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman and Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour la demanderesse

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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