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Date : 20160713


Dossier : IMM-4783-15

Référence : 2016 CF 778

[TRADUCTION FRANÇAISE]

St. John’s (Terre-Neuve-et-Labrador), le 13 juillet 2016

En présence de madame la juge Heneghan

ENTRE :

RAJA SINNARAJA

 

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               M. Raja Sinnaraja (le demandeur) sollicite le contrôle judiciaire d’une décision rendue par la Section d’appel des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la SAR), qui rejetait son appel de la décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) dans laquelle sa demande pour obtenir le statut de réfugié au sens de la Convention ou de personne ayant besoin de protection, en vertu de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi) a été rejetée.

[2]               Dans cette décision, la SAR a confirmé la décision de la SPR.

[3]               Le demandeur est citoyen du Sri Lanka. Sa demande d’asile au Canada a été fondée sur les motifs d’identité, de nationalité, de race/d’ethnicité, d’opinions politiques, réelles ou perçues et d’appartenance à un groupe social, soit les Tigres de libération de l’Eelam tamoul (TLET). La question déterminante pour la SPR était la crédibilité.

[4]               La SPR n’a pas cru le témoignage du demandeur relativement à la façon dont il a quitté le Sri Lanka, prétendument avec l’aide d’un passeur et en utilisant un passeport munit d’un visa pour la Malaisie dans lequel la photo du demandeur a été apposée. La SPR n’a pas cru que l’Organisation de libération populaire du Tamil Ealam (PLOTE) aurait de l’intérêt pour le demandeur en raison de ses liens allégués avec les TLET.

[5]               La SPR n’a pas accepté le certificat de décès, enregistré en février 2015, indiquant le décès d’un frère le 22 octobre 1995, comme constituant un élément crédible ou probant. La SPR a rejeté une lettre rédigée par la mère du demandeur faisant référence au décès de son frère Rasan, qui est mort en 1995, jugeant qu’elle ne constituait pas un élément probant. De la même façon, la SPR a estimé que la lettre de l’oncle du demandeur, aussi datée de février 2015, n’avait aucune valeur probante.

[6]               La SPR a conclu que le demandeur ne correspondait pas au profil d’un demandeur d’asile débouté retournant au Sri Lanka qui serait exposé à un risque en raison de ce statut.

[7]               Dans sa décision, la SAR a examiné sa fonction à l’égard de la décision de la Cour fédérale dans Huruglica c. Canada (Citoyenneté et Immigration), [2014] 4 R.C.F. 811. (C.F.). Au paragraphe 12, la SAR a affirmé ce qui suit :

Suivant les décisions Huruglica et Njeukam, je conclus que, en l’espèce, lorsque la question à trancher est une question de fait, plus particulièrement liée à l’évaluation de la crédibilité de l’appelant faite par la SPR au regard des circonstances qui sont propres à ce dernier, cette évaluation déterminante commande une certaine déférence; je dois en outre procéder à un examen indépendant de la preuve. Relativement aux sections de l’appel qui concernent des questions mixtes de droit et de fait, en particulier l’évaluation des conditions au Sri Lanka effectuée par la SPR, je dois parvenir à ma propre conclusion en m’appuyant sur ma propre évaluation la preuve, et je ne dois pas faire preuve de déférence envers les conclusions de la SPR.

[8]               Le demandeur fait valoir que la SAR a commis une erreur en omettant d’effectuer une évaluation indépendante de la preuve et en faisant preuve d’une trop grande déférence envers la SPR. Il affirme également que la SAR a commis une erreur en omettant de procéder à une évaluation indépendante du fondement objectif de sa demande.

[9]               Le demandeur prétend également que la SAR a tiré une conclusion déraisonnable concernant sa crédibilité en se penchant sur une question à propos d’un de ses frères, qui n’avait pas été une question définie par la SPR comme minant sa crédibilité devant la Cour. Le demandeur soutient que si la SAR a des doutes quant à sa crédibilité, on aurait dû tenir une audience pour son appel.

[10]           Par ailleurs, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le défendeur), soutient que la SAR a dûment évalué de façon indépendante la preuve, notamment les éléments de preuve en lien avec le fondement objectif pour la demande du demandeur, et a tiré ses propres conclusions. Il affirme qu’il n’y a aucun fondement pour une intervention judiciaire.

[11]           La question déterminante en l’espèce est de déterminer si la SAR a commis une erreur susceptible de révision en rendant sa décision. Cette question concerne directement la question de la norme de contrôle à appliquer par la Cour à une décision de la SAR, de même que la norme de contrôle à appliquer par la SAR à un appel de la décision de la SPR.

[12]           La Cour d’appel fédérale a récemment abordé ces deux questions de la norme de contrôle dans la décision Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Huruglica, 2016 CAF 93 (Huruglica CAF). Je suis liée par cette décision puisque « [s]elon le stare decisis, le juge doit suivre l’enseignement des décisions rendues par les tribunaux supérieurs »; voir l’arrêt Allergan Inc. et al. c. Canada (Ministre de la Santé) et al., 2012 CAF 308, 440 N.R. 269, au paragraphe 43.

[13]           Je vais commencer avec la première norme de contrôle, soit celle que la Cour doit appliquer aux décisions de la SAR. La norme de contrôle appropriée pour notre Cour lors de l’examen d’une décision de la SAR repose sur le caractère raisonnable : voir l’arrêt Huruglica CAF, précité, au paragraphe 35. Par conséquent, la Cour ne devrait pas intervenir si la décision de la SAR est intelligible, transparente, justifiable et défendable au regard des faits et du droit : voir l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47.

[14]           Je passe maintenant à la deuxième norme de contrôle, soit celle que la SAR doit appliquer aux appels interjetés par la SPR. Lors du contrôle judiciaire d’une décision de la SAR, la cour de révision doit examiner la norme de contrôle appliquée par la SAR à la décision de la SPR. Dans l’arrêt Huruglica CAF, précité, la Cour d’appel fédérale a dit ce qui suit au paragraphe 77 :

Si je l’interprète en fonction du régime législatif et de ses objectifs, je ne trouve rien dans la LIPR qui justifie le recours à une norme du caractère raisonnable ou de l’erreur manifeste et dominante pour analyser les conclusions de fait, ou les conclusions mixtes de fait et de droit de la SPR.

[15]           De cette déclaration, je tire l’inférence que la Cour d’appel fédérale exclut la SAR de l’application des normes de la décision raisonnable et de l’erreur manifeste et dominante aux conclusions de fait de la SPR et aux questions mixtes de fait et de droit.

[16]           À la lumière des directives données par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, [2008] 1 RCS 190, il n’y a habituellement que deux normes de contrôle, soit la norme de la décision raisonnable et celle de la décision correcte. Si la norme de la décision raisonnable ne peut être appliquée, il ne reste que la norme de la décision correcte qui peut être appliquée par la SAR lors de son examen de certaines questions soumises à la SPR.

[17]           Au paragraphe 103, la Cour d’appel fédérale a conclu ce qui suit :

Au terme de mon analyse des dispositions législatives, je conclus que, concernant les conclusions de fait (ainsi que les conclusions mixtes de fait et de droit) comme celle dont il est question ici, laquelle ne soulève pas la question de la crédibilité des témoignages de vive voix, la SAR doit examiner les décisions de la SPR en appliquant la norme de la décision correcte. Ainsi, après examen attentif de la décision de la SPR, la SAR doit effectuer sa propre analyse du dossier afin de décider si la SPR a bel et bien commis l’erreur alléguée par l’appelant. Après cette étape, la SAR peut statuer sur l’affaire de manière définitive, soit en confirmant la décision de la SPR, soit en cassant celle-ci et en y substituant sa propre décision sur le fond de la demande d’asile. …

[18]           À mon avis, les paragraphes précités indiquent que la SAR doit appliquer la norme de la décision correcte lorsqu’elle examine les décisions de la SPR qui ne soulèvent pas la question de la crédibilité des témoignages de vive voix.

[19]           Je remarque que la Cour d’appel fédérale n’a pas abordé la norme de contrôle devant être appliquée par la SAR à l’égard de l’évaluation par la SPR de la crédibilité des témoignages de vive voix, puisque cette question n’a pas été soulevée dans l’arrêt Huruglica CAF, précité (voir la décision aux paragraphes 23 et 24).

[20]           Au paragraphe 70 de l’arrêt Huruglica CAF, précité, la Cour d’appel fédérale, en discutant du pouvoir de la SAR de renvoyer une affaire à la SPR pour réexamen, en vertu de l’alinéa 111(2)b) de la Loi, a indiqué ce qui suit :

Ce texte reconnaît également l’avantage certain que peut avoir la SPR sur la SAR lorsque les conclusions de fait ou des conclusions mixtes de fait et de droit reposent sur l’appréciation de la crédibilité ou de la valeur des témoignages oraux. Il indique aussi que, étant entendu que la SAR doive parfois faire preuve d’une certaine retenue avant de rendre sa propre décision, la question de savoir si les circonstances commandent pareille retenue doit être appréciée au cas par cas. Dans chaque cas, la SAR doit rechercher si la SPR a joui d’un véritable avantage et si, le cas échéant, elle peut néanmoins rendre une décision définitive relativement à une demande d’asile.

[21]           Je comprends que dans l’arrêt Huruglica CAF, précité, la Cour d’appel fédérale indique que la SPR a un avantage sur la SAR pour ce qui est de l’appréciation de la crédibilité du témoignage oral.

[22]           Dans ses observations verbales, le défendeur a soutenu que l’autorité qui entend et voit le témoignage a un avantage en ce qui concerne son appréciation et qu’il faut faire preuve déférence à l’égard de cette autorité. Le défendeur s’est fondé sur la décision Rahal c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 319, au paragraphe 42. Il soutient que cet avantage signifie que la SAR doit faire preuve de déférence à l’égard des conclusions de la SPR relatives à la crédibilité.

[23]           Je suis d’accord avec l’argument du défendeur à l’effet que la SAR devrait appliquer la norme de la décision raisonnable lorsqu’elle examine l’évaluation faite par la SPR de la crédibilité du témoignage oral.

[24]           Cependant, selon la décision rendue dans l’arrêt Huruglica CFA, précité, au paragraphe 103, la SAR doit examiner les conclusions de fait ou les conclusions mixtes de fait et de droit de la SPR en appliquant la norme de la décision correcte, ce qui ne soulève pas la question de la crédibilité des témoignages de vive voix.

[25]           Selon la norme de la décision correcte, la SAR doit « effectuer sa propre analyse du dossier afin de décider si la SPR a bel et bien commis l’erreur alléguée par l’appelant » (voir l’arrêt Huruglica CFA, précité, au paragraphe 103). À mon avis, la SAR n’a pas appliqué la norme de contrôle applicable, soit la norme de la décision correcte, à son examen des conclusions de la SPR. En omettant de le faire, elle a commis une erreur susceptible de révision.

[26]           En outre, je ne suis pas convaincue que la SAR a mené une analyse indépendante du dossier. Il ne ressort pas de sa décision qu’elle a effectué sa propre évaluation des éléments de preuve présentés à la SPR, notamment du témoignage oral du demandeur. Il s’agit d’une autre erreur.

[27]           Je suis d’accord avec l’observation du demandeur selon laquelle la SAR a trop fait preuve de déférence à l’égard de la décision de la SPR. Il est impossible de déterminer jusqu’à quel point la SAR a fait preuve de déférence et à quel point elle a procédé à sa propre analyse.

[28]           Le défaut de la SAR d’appliquer la norme de la décision correcte est une erreur susceptible de révision et justifie une intervention judiciaire.

[29]           Puisque je suis convaincue que la SAR a commis une erreur dans son examen des conclusions de fait et des conclusions mixtes de fait et de droit tirées par la SPR, qui ne soulève pas la question de la crédibilité du témoignage oral, il est inutile d’aborder les autres questions soulevées par le demandeur, notamment le traitement par la SAR des conclusions de la SPR relatives à la crédibilité.

[30]           Le demandeur a proposé la question à certifier suivante :

La SAR doit-elle démontrer un certain degré de déférence envers les conclusions de la SPR relatives à la crédibilité? Le cas échéant, quel degré de déférence doit-elle démontrer?

[31]           Le défendeur s’oppose à la certification de cette question pour le motif que la question a été abordée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Huruglica CAF, précité, et qu’en tout état de cause, la question n’est pas déterminante en l’espèce et n’a pas de conséquences importantes.

[32]           Le critère relatif à la certification est de savoir si l’affaire soulève une question de portée générale qui permettrait de régler un appel, voir la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Zazai (2004), 247 F.T.R. 320 (C.A.F).

[33]           Je reconnais les décisions de la Cour d’appel fédérale dans Mudrak et al c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 178, Varela c. Canada (Citoyenneté et Immigration) (2009), 391 N.R. 366, Zhang c. Canada (Citoyenneté et Immigration), [2014] 4 RCF 290 et Kunkel c. Canada (Citoyenneté et Immigration) (2009), 398 N.R. 271, dans lesquelles la Cour d’appel fédérale a mis en garde la Cour à propos de la certification d’une question qui n’est pas soulevée par les parties ni abordée dans les motifs, ou qui constitue un renvoi.

[34]           La question, telle qu’elle est proposée par le demandeur, a été répondue en partie dans la décision rendue par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Huruglica CAF, précité. Cependant, une partie de la question demeure sans réponse, soit la norme de contrôle appropriée devant être appliquée par la SAR à l’égard des conclusions de la SPR relatives à la crédibilité du témoignage oral.

[35]           Malgré le fait que cette question n’a pas été abordée dans l’arrêt Huruglica CAF, précité, elle ne satisfait pas au critère de la certification énoncé dans la décision Zazai, précitée. Le fait qu’une question n’ait pas encore été réglée ne signifie pas qu’elle doit être certifiée.

[36]           J’ai conclu que la SAR a commis une erreur susceptible de révision dans son examen des conclusions de la SPR qui ne soulèvent pas la question de la crédibilité du témoignage oral. Même si la norme de contrôle devant être appliquée par la SAR à l’égard des conclusions de la SPR relatives à la crédibilité du témoignage oral a été soulevée par le demandeur, cette question n’est pas un facteur déterminant de la demande de contrôle judiciaire.

[37]           Je conviens que la question de la norme de contrôle devant être appliquée par la SAR à l’égard des conclusions de la SPR relatives à la crédibilité du témoignage oral est de portée générale. Cependant, je ne certifierai pas cette question puisqu’elle n’est pas déterminante pour la présente demande de contrôle judiciaire.

[38]           Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est autorisée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SAR pour nouvel examen, conformément à la décision rendue par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Huruglica CAF, précité.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT : La demande de contrôle judiciaire est autorisée, la décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvel examen, conformément à la décision rendue par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Huruglica, 2016 CAF 93. Aucune question n’est soulevée pour être certifiée.

« E. Heneghan »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4783-15

 

INTITULÉ :

RAJA SINNARAJA c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 19 mai 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

La juge Heneghan

 

DATE DES MOTIFS :

Le 13 juillet 2016

 

COMPARUTIONS :

Robert Blanshay

Pour le demandeur

 

Julian Jubenville

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Robert I. Blanshay

Avocat

Société professionnelle

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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