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Date : 20160722


Dossier : IMM-5072-15

Référence : 2016 CF 851

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 22 juillet 2016

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

SARAH MARGARET ESTEPHANE

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée par la demanderesse, Mme Sarah Margaret Estephane, et visant une décision rendue le 13 octobre 2015 par laquelle la Section d’appel de l’immigration (SAI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a rejeté l’appel de la demanderesse du refus d’un agent des visas, à l’ambassade du Canada en Espagne, de délivrer un visa de résident permanent à l’époux de la demanderesse.

[2]               La présente demande est rejetée pour les motifs qui suivent.

I.                   Contexte

[3]               Mme Estephane, citoyenne canadienne, est mariée à Willie Estephane, un citoyen saint-lucien. En 2002, avant d’avoir rencontré la demanderesse, M. Estephane était entré au Canada sous le nom de Mitchel Estephane en utilisant un visa de visiteur temporaire. Il a prolongé indûment la durée de séjour autorisée par ce visa, puis il a présenté une demande d’asile. Cette demande a été rejetée. Il a été renvoyé du Canada vers la Sainte-Lucie en application d’une mesure d’interdiction de séjour devenue une mesure d’expulsion en novembre 2005. Compte tenu de la nature de son expulsion, il devait obtenir une autorisation de revenir au Canada afin de revenir au pays.

[4]               De retour à Sainte-Lucie, M. Estephane a changé son nom à Willie Estephane et a obtenu un passeport à ce nom, puis il a voyagé au Canada en mai 2008 sans obtenir une autorisation de revenir au Canada. Il a omis d’informer les autorités de l’immigration du fait qu’il avait précédemment fait l’objet d’une mesure d’expulsion et qu’il avait déjà obtenu un visa de résidence temporaire qui lui autorisait à rester au Canada pendant une période de six mois, mais qu’il n’avait pas quitté le pays à la fin de cette période.

[5]               La demanderesse a rencontré M. Estephane en 2009 et les deux ont commencé à vivre ensemble en juillet 2010. Ils se sont mariés au Canada en octobre 2010. M. Estephane a quitté le Canada pour la Sainte-Lucie en décembre 2010 et a présenté une demande de visa de résident permanent en janvier 2011 sous le parrainage conjugal de Mme Estephane. Mme Estephane a donné naissance à leur fille, Kayla, au Canada en février 2012. M. Estephane a présenté une demande d’autorisation de revenir au Canada en août 2013. Cette demande a été rejetée et, par conséquent, sa demande de résident permanent a aussi été rejetée. Mme Estephane a interjeté appel de ce rejet à la SAI. Le rejet de cet appel par la SAI est l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

II.                Décision contestée

[6]               La SAI a admis que le mariage de M. et Mme Estephane était authentique, mais a également conclu que M. Estephane devait obtenir une autorisation de revenir au Canada afin de revenir au pays. La SAI a noté que l’octroi d’une autorisation de revenir au Canada est une décision hautement discrétionnaire rendue par un représentant du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et qu’elle n’avait pas compétence pour examiner la validité juridique d’une décision de rejeter une demande d’autorisation de revenir au Canada, car une telle décision peut uniquement être contestée par un contrôle judiciaire devant la Cour fédérale. En effet, la SAI avait la compétence d’envisager des mesures spéciales liées au refus de visa de résident permanent. La SAI a donc examiné les motifs d’ordre humanitaire soulevés par Mme Estephane en application de l’alinéa 67(1)c) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR).

[7]               La SAI a noté que Mme Estephane a soutenu que Kayla souffre de retards dans l’acquisition du langage attribuables à l’absence de son père et est atteinte d’urticaire provoquée par le stress lié aux déplacements à Sainte-Lucie. Elle a prétendu qu’elle était forcée de faire le voyage à Sainte-Lucie avec sa fille afin de rejoindre M. Estephane, mais elle a témoigné des conditions défavorables dans ce pays qui les empêchent de s’y installer sur une base permanente. Elle a également mentionné les difficultés financières qu’elle éprouvait pour soutenir son ménage et celui de son époux, ayant accumulé des dettes de plus de 7 000 $.

[8]               La SAI a examiné les témoignages de Mme Estephane, mais a noté qu’elle s’était engagée dans une relation avec M. Estephane et avait eu un enfant de lui en sachant parfaitement que son époux demeurait illégalement au Canada et qu’il ne pourrait obtenir le droit de résider au Canada. La SAI a également noté que Mme Estephane disposait de certaines ressources communautaires au Canada pour venir en aide à sa fille et à elle-même, qu’elle exerçait un emploi lucratif, que Kayla était inscrite à une garderie et qu’il n’y avait aucun élément de preuve donnant lieu de croire qu’elle n’était pas en mesure de remplir ses obligations liées à son emploi et à la garde de sa fille. De plus, rien ne prouve que M. Estephane serait plus à l’aise au Canada compte tenu du manque appréciable de possibilités d’emploi pour ce dernier. En outre, en l’absence d’élément de preuve convaincant et corroborant d’ordre médical des troubles de santé et de la parole de Kayla, la SAI a établi que le lien de causalité établi par Mme Estephane entre ces problèmes de santé et le stress et l’absence du père de Kayla était hypothétique.

[9]               En ce qui concerne les conditions du pays, la SAI a affirmé qu’il n’y avait aucun élément de preuve convaincant des conditions décrites par Mme Estephane et, par conséquent, n’a accordé aucun poids à celles-ci.

[10]           La SAI n’a pas été convaincue par le témoignage de Mme Estephane selon lequel sa fille et elle-même subiraient des difficultés si elles devaient demeurer séparées de M. Estephane. Mme Estephane et sa fille jouissent de soutien familial au Canada et peuvent visiter M. Estephane à Sainte-Lucie. Pour ce qui est des difficultés financières, la SAI s’est demandé pourquoi M. Estephane ne faisait pas un plus grand effort pour subvenir à ses propres besoins et à ceux de sa fille. La SAI a reconnu qu’il puisse y avoir des difficultés financières, mais elle a noté qu’il n’y avait aucun élément de preuve documentaire pour étayer sa dette et établir que Mme Estephane s’était endettée pour avoir choisi de marier une personne qui ne pouvait garantir être en mesure d’obtenir le droit de résider au Canada.

[11]           En tenant compte des difficultés que pourrait éprouver M. Estephane, la SAI a observé qu’il avait continué de vivre dans son pays natal, près de sa famille, y compris un fils d’âge mineur d’une relation précédente. Il a visité sa famille canadienne au moins une fois par année et lui parle au moins une fois par jour. La SAI était d’avis que la réunification de la famille n’était pas un motif suffisant pour accorder une mesure spéciale et que la séparation de M. Estephane de sa famille est le résultat de ses actes et de son manque de respect à l’égard des lois sur l’immigration.

[12]           La SAI a noté que les intérêts supérieurs de deux enfants sont en cause, soit ceux de Kayla et ceux du fils de M. Estephane d’une relation précédente qui habite à Sainte-Lucie avec sa mère. La SAI a observé que les intérêts supérieurs d’un enfant ne sont que l’un des nombreux facteurs à prendre en considération et qu’en général, il est au mieux des intérêts de l’enfant de toujours avoir les deux parents présents dans la vie de celui-ci. Elle a également souligné que dans la présente situation, Kayla habite avec Mme Estephane qui est la principale responsable de ses soins.

[13]           La SAI a encore une fois renvoyé à l’argument au sujet des troubles d’apprentissage de Kayla, mais a conclu que le seul élément de preuve documentaire d’ordre médical fourni n’était pas particulièrement utile pour juger des conséquences qu’aurait pu avoir sa séparation d’avec son père. La SAI a également tenu compte de l’intérêt supérieur du fils de M. Estephane que ce dernier visitait sur une base plus ou moins régulière. Si M. Estephane déménageait au Canada, il ne pourrait continuer à visiter son fils de la sorte. La SAI a soutenu que les intérêts supérieurs divergents des enfants s’annulent mutuellement, et a donc conclu que ce facteur ne jouait pas en faveur de l’appel.

[14]           La SAI a conclu que Mme Estephane n’était pas parvenue à établir qu’il y avait des motifs d’ordre humanitaire suffisants pour justifier une mesure spéciale étant donné que la décision aurait des répercussions directes sur l’intérêt supérieur d’un enfant. L’appel est en conséquence rejeté.

III.             Questions en litige et norme de contrôle

[15]           Comme il est expliqué de façon plus détaillée ci-dessous, Mme Estephane était représentée par une avocate devant la SAI et elle soutient dans le présent contrôle judiciaire que l’incompétence de cette avocate a donné lieu à un déni d’équité procédurale ou de justice naturelle. De plus, elle affirme que la SAI n’a pas effectué une évaluation raisonnable des intérêts supérieurs de l’enfant.

[16]           Les parties conviennent que la question de savoir si un déni d’équité procédurale ou de justice naturelle a été commis est examinée selon la norme de la décision correcte, tandis que celle de savoir si la défense de l’avocate de Mme Estephane était acceptable est examinée selon la norme de la décision raisonnable. Les parties conviennent aussi que la norme de la décision raisonnable s’applique à l’examen de l’intérêt supérieur de l’enfant. Je souscris à ces positions.

IV.             Analyse

A.                Incompétence de l’avocate

[17]           Afin d’appuyer son argument voulant qu’elle ait été privée de son droit à l’équité procédurale, Mme Estephane a déposé un affidavit exposant en détail son interaction avec le cabinet d’avocats Niren & Associates, dont Mme Subuhi Siddiqui qui l’avait représentée lors de l’audience devant la SAI. Selon Mme Estephane, les actes suivants démontrent l’incompétence ou la négligence :

A.                Son dossier a été transféré d’un avocat à l’autre, et elle a seulement eu une réunion de fond avec un avocat lorsqu’elle a rencontré Mme Siddiqui cinq jours avant son audience.

B.                 Son avocate ne lui a donné aucune directive quant aux documents qu’elle devrait produire pour appuyer son appel.

C.                 Son avocate n’a pas communiqué avec M. Estephane et ne l’a pas aidé à se préparer avant l’audience devant la SAI.

D.                Son avocate ne l’a pas bien préparé à l’audience.

[18]           Conformément au protocole procédural de la Cour fédérale daté du 7 mars 2014, l’avocate actuelle de Mme Estephane a informé Niren & Associates de son intention d’accuser le cabinet de négligence comme motif dans son contrôle judiciaire. Mme Siddiqui a répondu dans une lettre datée du 10 décembre 2015 adressée à la Cour, appuyée par un affidavit d’un assistant juridique employé par Niren & Associates qui était présent lors de la réunion avec Mme Estephane dans les jours qui ont précédé l’audience. Mme Siddiqui nie toute négligence de sa part ou de la part de son cabinet.

[19]           Dans sa réponse, Mme Siddiqui affirme qu’un avocat de Niren & Associates a bel et bien rencontré Mme Estephane et lui a fourni des conseils sur les documents essentiels dans les mois qui ont suivi la retenue des services du cabinet en 2013. Au cours du mois qui avait précédé l’audience du 6 juillet 2015, Mme Siddiqui a organisé une rencontre entre Mme Estephane et un assistant juridique en vue d’examiner les documents et de discuter des documents qui seraient ensuite déposés auprès de la SAI. Mme Siddiqui affirme qu’elle a ensuite rencontré Mme Estephane le 2 juillet 2015 en vue de la préparer à l’audience avec des questions simulées et, en fait, que c’est Mme Estephane qui a décidé de préparer elle-même M. Estephane à l’audience.

[20]           En ce qui concerne la question des troubles de la parole de Kayla, Mme Siddiqui soutient que cette question a seulement été soulevée lors de la réunion du 2 juillet 2015 et qu’elle a alors demandé à Mme Estephane de fournir des éléments de preuve d’ordre médical à cet égard.

[21]           La Cour est appelée à arbitrer des éléments de preuve contradictoires des événements entourant certaines des allégations. Il n’est toutefois pas nécessaire de résoudre ces conflits, car ma décision sur les motifs du contrôle judiciaire porte sur la question de savoir si une erreur judiciaire a été commise en raison d’une prétendue incompétence. Le critère complet applicable à une allégation relative à l’équité procédurale attribuable à une représentation incompétente a été décrit comme suit par monsieur le juge Annis au paragraphe 16 de l’arrêt Yang c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1189 :

Pour établir une atteinte à l’équité procédurale résultant de l’incompétence de son représentant, le demandeur doit satisfaire aux exigences du critère tripartite suivant :

1. les actes ou omissions allégués du représentant relèvent de l’incompétence;

2. il y a eu déni de justice dans le sens où, n’eût été la conduite alléguée, il existe une probabilité raisonnable que l’issue de l’audience initiale ait été différente;

3. le représentant doit être avisé et doit bénéficier d’une occasion raisonnable de répondre. Voir : Guadron c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1092, au paragraphe 11; Pathinathar c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1225, au paragraphe 25; Zdraviak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 640, au paragraphe 25.

[22]           La Cour suprême du Canada a observé que, s’il convient de trancher une question de représentation non effective pour cause d’absence de préjudice, c’est ce qu’il faut faire (voir l’arrêt R. c. G.D.B., [2000] 1 RCS 520, au paragraphe 29).

[23]           Je note que, même si Mme Estephane s’est appuyée sur la formulation ci-dessus de la deuxième partie du critère (c.-à-d. que, n’eût été la conduite alléguée, il existe une probabilité raisonnable que l’issue de l’audience initiale ait été différente), le défendeur a fait remarquer que, selon une certaine jurisprudence, la deuxième partie du critère serait plutôt une question de savoir si la demanderesse peut démontrer qu’il existe une cause raisonnablement défendable suivant laquelle le résultat aurait été différent (voir l’arrêt Thamotharampillai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 388 F.T.R. 95). Dans l’arrêt Srignanavel c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 584, monsieur le juge Brown a examiné les deux versions du critère et a conclu que le critère approprié dépend de la faute commise. Cet arrêt portait sur une erreur administrative que monsieur le juge Brown a examinée pour conclure que la seule chose exigée est de démontrer l’existence d’une cause défendable.

[24]           Le défendeur a fait valoir qu’aucun des deux critères ne serait satisfait compte tenu des faits en l’espèce. Même si cela était le cas, il ne s’agit pas dans la présente d’une erreur administrative, et j’ai appliqué le critère de la probabilité raisonnable.

[25]           Je ne peux conclure qu’il existe une probabilité raisonnable que, n’eût été la prétendue incompétence de l’avocate, le résultat de la décision de la SAI ait été différent. En vue d’appuyer sa position sur cette partie du critère, Mme Estephane s’en tient à la mention dans la décision de la SAI du manque de l’élément de preuve documentaire et convaincant, et elle note qu’elle aurait présenté à la SAI ces documents, lesquels sont annexés à l’affidavit de Mme Estephane déposé dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, si elle avait été représentée de façon adéquate. Toutefois, je conclus qu’il n’y a aucune probabilité raisonnable que la décision de la SAI ait été favorable si cet élément de preuve avait été fourni. Je résume cet élément de preuve et analyse son incidence comme suit :

(1)               Documents à l’appui de l’argument de Mme Estephane relativement aux conséquences de la séparation de Kayla d’avec son père, notamment les urticaires et les retards dans l’acquisition du langage

[26]           Ces documents comprennent des articles médicaux, une lettre de la sœur de Mme Estephane, des rapports de services de garde à domicile et de jour ainsi qu’une recommandation d’un médecin pour un psychologue pour enfants. Mme Estephane soutient que ces documents auraient influencé la décision de la SAI, car la SAI souligne expressément le fait que les éléments de preuve dont elle dispose ne font aucune mention des troubles de santé ou de la parole de Kayla.

[27]           Toutefois, les conclusions de la SAI sont fondées sur l’absence d’élément de preuve d’ordre médical démontrant que les problèmes de santé de Kayla sont causés par le stress lié à l’absence de son père. Je ne peux conclure après une lecture des nouveaux éléments de preuve documentaires que ceux-ci établissent un lien entre la séparation de Kayla d’avec son père et ses troubles médicaux. Les articles médicaux que Mme Estephane a annexés à son affidavit renvoient à diverses causes des urticaires, dont l’une serait l’anxiété ou le stress. Cela ne permet cependant pas d’établir que les urticaires dont est atteinte Kayla sont causées par le stress. Je conclus qu’il n’y a pas de probabilité raisonnable que ces éléments de preuve aient pu amener à une autre décision.

(2)               Documents à l’appui de l’argument de Mme Estephane relativement à ses difficultés financières qu’elle attribue à sa séparation de M. Estephane

[28]           Ces documents n’étayent pas les allégations de difficultés financières de Mme Estephane, y compris la dette qu’elle a accumulée. Cependant, dans sa décision, la SAI a reconnu, tout en faisant remarquer qu’il n’y a aucun élément de preuve à l’appui de sa dette, que soutenir deux foyers pouvait entraîner des difficultés financières, mais a conclu que toute dette contractée était le résultat de la décision de Mme Estephane de marier M. Estephane sans aucune garantie qu’il pouvait obtenir le droit de résider au Canada. Compte tenu des motifs de la SAI, je conclus qu’il n’existe aucune probabilité raisonnable que de meilleurs éléments de preuve documentaires à l’appui des difficultés financières aient pu amener la SAI à une autre décision.

(3)               Élément de preuve documentaire au sujet des conditions à Sainte-Lucie

[29]           Mme Estephane fait valoir, avec raison, que son avocate précédente avait demandé à la SAI de prendre connaissance d’office des conditions à Sainte-Lucie, ce que la SAI a fait. Par conséquent, la SAI n’a accordé aucun poids à ce qu’elle décrit comme les conditions dans le pays défavorables et subjectives mentionnées par Mme Estephane. La décision renvoie à Mme Estephane qui, en se fondant sur son expérience personnelle, décrit les conditions à Sainte-Lucie (y compris la mauvaise qualité des soins de santé, de l’eau et de l’éducation, ainsi que le manque de possibilités d’emploi dans son domaine) pour lesquelles elle ne peut pas s’installer à Sainte-Lucie avec sa fille. Toutefois, étant donné que la décision de la SAI ne semble pas fondée de quelque façon que ce soit sur une conclusion voulant que Mme Estephane et sa fille puissent s’installer à Sainte-Lucie, je conclus qu’il n’y a pas de probabilité raisonnable que des documents sur les conditions du pays aient pu amener à une autre décision.

(4)               Éléments de preuve relativement aux possibilités d’emploi pour M. Estephane.

[30]           Les nouveaux éléments de preuve documentaires comprennent une lettre datée du 4 décembre 2015 de Prototype Design Lab Inc. confirmant que l’entreprise était prête à offrir un emploi à temps plein à M. Estephane une fois celui-ci au Canada. Toutefois, comme il a été noté par le défendeur, il n’y a aucun élément de preuve démontrant que cette offre d’emploi était connue au moment de l’audience.

[31]           La conclusion sur cette question est la suivante : Mme Estephane a, avec l’aide de sa nouvelle avocate, a recueilli des éléments de preuve documentaire supplémentaires dont ne disposait pas précédemment la SAI. Toutefois, en examinant les motifs de la SAI pour sa décision, je conclus qu’il n’y a pas de probabilité raisonnable que cet élément de preuve ait pu amener à une autre décision. Par conséquent, même si la défense qu’elle a reçue de la part de son avocate précédente peut être considérée comme satisfaisant au critère relatif à l’incompétence, Mme Estephane ne peut avoir gain de cause pour ce motif dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire.

B.                 Analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant

[32]           Mme Estephane affirme que l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant menée par la SAI est erronée et contraire à l’orientation récente donnée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy]. Elle prétend que l’analyse est superficielle et comporte un examen des préjudices, ce qui constitue une erreur susceptible de révision selon l’arrêt Kanthasamy.

[33]           La décision de la SAI est divisée en diverses sections avec des titres, dont « Intérêt supérieur de l’enfant ». Le langage de la décision qui utilise les termes « difficulté » et « préjudice » se trouve dans d’autres sections. Par contre, l’analyse de la SAI des conséquences de la séparation d’avec son père dont souffre Kayla est exposée dans d’autres sections de la décision. Je suis d’avis que la décision doit être examinée dans son ensemble afin de déterminer si la SAI a mené son analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant d’une manière qui contrevient à l’orientation énoncée dans l’arrêt Kanthasamy et, par conséquent, représente une erreur susceptible de révision.

[34]           Il est expliqué au paragraphe 41 de l’arrêt Kanthasamy qu’étant donné que les enfants méritent rarement, sinon jamais, d’être exposés à des difficultés, la notion de « difficultés inhabituelles et injustifiées », telle qu’elle est décrite dans l’orientation que la Cour suprême abordait dans cet arrêt, ne saurait généralement s’appliquer aux difficultés alléguées par un enfant. Cependant, je ne considère pas que ce cas de jurisprudence interdit de tenir compte des difficultés auxquelles un enfant pourrait faire face en raison des circonstances à l’étude. En effet, ce sont souvent de telles difficultés que fait valoir un demandeur pour appuyer un résultat précis servant l’intérêt supérieur d’un enfant. Comme l’a observé le juge Zinn au paragraphe 17 de l’arrêt Sebbe c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 813, le fait d’employer le terme « difficultés » lorsqu’il est question d’enfants ne constitue pas une erreur susceptible de contrôle. Plus exactement, l’arrêt Kanthasamy interdit l’usage d’un seuil de « difficultés inhabituelles et injustifiées » dans l’examen de l’intérêt supérieur d’un enfant, c’est-à-dire de démontrer que les difficultés auxquelles un enfant fait face atteignent une certaine intensité.

[35]           Je conclus, après une lecture intégrale de la décision de la SAI, qu’aucune erreur n’a été commise en ce qui concerne l’utilisation des notions de « difficulté » et « préjudice ». La SAI affirme qu’elle n’a pas été convaincue par les éléments de preuve au sujet des difficultés ou préjudices auxquelles Kayla pourrait faire face en raison de la séparation d’avec son père, et qu’il faut prouver, et non seulement présumer, que de telles difficultés ou de tels préjudices sont attribuables à la séparation physique de l’enfant d’avec son père. Cela représente une conclusion sur le caractère suffisant des éléments de preuve permettant d’établir que les conséquences auxquelles Kayla fait face sont causées par sa séparation d’avec son père, comme le soutient Mme Estephane, et non une indication que de telles conséquences doivent atteindre un seuil particulier de difficulté ou de préjudice.

[36]           Mme Estephane soutient aussi que la SAI a commis une erreur lorsqu’elle a omis d’évaluer l’intérêt supérieur de Kayla au moyen de l’analyse tripartite décrite par le juge Russell dans l’arrêt Williams c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 166 (Williams). Cette analyse consiste à déterminer, en premier lieu, en quoi consiste l’intérêt supérieur de l’enfant, en deuxième lieu, jusqu’à quel point l’intérêt de l’enfant est compromis par une décision éventuelle par rapport à une autre et, en troisième lieu, le poids que ce facteur joue lorsqu’il s’agit de trouver un équilibre entre les facteurs positifs et les facteurs négatifs qui sont pris en considération dans l’examen de la demande.

[37]           Il a été établi que l’analyse décrite dans l’arrêt Williams est une formule de l’une des nombreuses approches relatives à l’analyse de l’intérêt supérieur d’un enfant et qu’un agent n’est pas tenu de s’en tenir à une formule (voir l’arrêt Osorio Diaz c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 373, au paragraphe 30). Quoi qu’il en soit, même si la SAI n’est pas tenue de s’en tenir à l’arrêt Williams, je suis d’avis que le fond de l’analyse de la SAI rejoint cette approche.

[38]           Même si la SAI n’a pas expressément suivi le processus tripartite, je conclus que sa décision a abordé chacune des étapes. La SAI juge que M. Estephane servirait l’intérêt supérieur de Kayla s’il habitait au Canada, mais qu’il sert l’intérêt supérieur de son fils en demeurant près de ce dernier à Sainte-Lucie. C’est ce qui ressort des conclusions de la SAI selon lesquelles les intérêts supérieurs des deux enfants s’annulent mutuellement. La SAI a également examiné les conséquences potentielles sur l’intérêt de Kayla en raison de la séparation d’avec son père, en mettant un accent sur les troubles d’apprentissage qui, selon Mme Estephane, sont causés par cette séparation; toutefois, la SAI a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour étayer cet argument. La SAI a ensuite conclu son analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant en affirmant que les intérêts supérieurs des deux enfants s’annulent mutuellement, faisant en sorte que ce facteur ne joue pas en faveur de l’appel.

[39]           Mme Estephane affirme que l’analyse de la SAI est erronée, car elle traite les intérêts de Kayla et de son demi-frère à Sainte-Lucie comme une équation mathématique, de sorte qu’ils s’annulent mutuellement. Bien que je trouve insensible l’idée de traiter des enfants comme des éléments d’une équation mathématique, je ne suis pas d’avis que c’est ce qui ressort des motifs de la SAI. Plus particulièrement, la SAI explique que la décision a une incidence sur deux enfants, et que leur intérêt supérieur serait servi par des résultats différents, ce qui fait en sorte que l’intérêt supérieur devienne un facteur neutre. Mme Estephane affirme que l’intérêt de Kayla est plus lourdement touché par la séparation géographique du père que celui de son demi-frère, car ce dernier n’habite pas avec son père à Sainte-Lucie. Toutefois, cette thèse va à l’encontre de la pondération de ce facteur par la SAI, et je ne considère pas que cela puisse faire office de motif pour que la Cour revoie la décision de la SAI.

[40]           Je conclus que la décision de la SAI quant à l’intérêt supérieur de l’enfant appartient aux issues possibles acceptables.

[41]           Mme Estephane a proposé la question d’importance générale suivante aux fins de certification, celle-ci ayant précédemment été certifiée dans la jurisprudence :

Lorsqu’il analyse l’intérêt supérieur d’un enfant, l’agent doit-il en premier lieu déterminer explicitement en quoi consiste l’intérêt supérieur de l’enfant, et, en deuxième lieu, déterminer jusqu’à quel point l’intérêt de l’enfant est compromis par une décision éventuelle par rapport à une autre, afin de montrer qu’il s’est montré réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur de l’enfant?

[42]           À l’évidence, il est ici question de savoir si l’approche décrite dans l’arrêt Williams est obligatoire. Le défendeur s’oppose à la certification de la question et soutient que la jurisprudence admet expressément que nul n’est pas tenu de s’en tenir à une formule. Mme Estephane a raison de dire que cette question a été certifiée dans d’autres arrêts (voir les arrêts Celise c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 642, et Bermudez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1270). Toutefois, je refuse de faire ainsi en l’espèce, car la question proposée ne serait pas décisive dans l’appel puisque j’ai conclu que l’analyse de la SAI est conforme à l’approche décrite dans l’arrêt Williams.


JUGEMENT

LA COUR rejette la présente demande de contrôle judiciaire. Aucune question n’est certifiée aux fins d’appel.

« Richard F. Southcott »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5072-15

INTITULÉ :

SARAH MARGARET ESTEPHANE c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 6 juillet 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DES MOTIFS :

Le 22 juillet 2016

COMPARUTIONS :

Asiya Hirji

POUR LA DEMANDERESSE

Rachel Hepburn Craig

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Asiya Hirji

Avocat

Mamann, Sandaluk & Kingwell LLP

Toronto (Ontario)

Pour la demanderesse

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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