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Date : 20160802


Dossier : IMM-4759-15

Référence : 2016 CF 888

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 2 août 2016

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

DANIEL NEWMAN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               Le demandeur est citoyen de la République tchèque. M. Newman a quitté son pays il y a des années, avant une audience en matière de capacité demandée par ses parents qui tentaient de le faire interner contre son gré. Il a présenté, sans succès, des demandes d’asile dans quatre pays différents avant de venir au Canada en janvier 2008. M. Newman habite actuellement à Toronto, où il passe ses journées à faire du bénévolat pour plusieurs organisations.

[2]               Depuis son arrivée, M. Newman a un long historique de démêlés avec les autorités canadiennes de l’immigration, à commencer par une demande d’asile présentée en 2008 jusqu’à la publication, en octobre 2015, d’une décision d’un d’agent d’exécution de la loi [l’agent], Service intérieur de l’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC] refusant de surseoir à l’exécution d’une mesure de renvoi prise à son endroit. Le renvoi de M. Newman en République tchèque avait été fixé au 26 octobre 2015, mais notre Cour a sursis à cette mesure de renvoi jusqu’à ce que la demande de contrôle judiciaire sous-jacente de M. Newman soit tranchée.

[3]               M. Newman a déposé la demande de contrôle judiciaire de la décision de l’agent dont notre Cour est présentement saisie. M. Newman soutient que, dans sa décision, l’agent a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en refusant d’examiner les circonstances impérieuses exceptionnelles de son cas, et que la décision est par le fait même déraisonnable. Il demande à la Cour d’annuler la décision de l’agent et d’ordonner un nouvel examen de sa requête de report de renvoi par un autre agent d’exécution.

[4]               La seule question à trancher est celle de savoir s’il était raisonnable de la part de l’agent de refuser de surseoir à l’exécution de la mesure de renvoi prise contre M. Newman. Je conclus que la demande de contrôle judiciaire que M. Newman a présentée doit être rejetée pour les motifs qui suivent. Ayant examiné la décision, la preuve dont disposait l’agent, et le droit applicable, je ne vois rien qui permette d’infirmer les conclusions de l’agent. La décision découle d’un examen exhaustif de la preuve, et les conclusions de l’agent appartiennent aux issues possibles acceptables au regard des faits et du droit. J’en viens à cette conclusion avec quelque réticence étant donné la difficile situation de M. Newman et ses diverses contributions à la société canadienne. Je suis cependant tenu d’appliquer la loi telle que le Parlement l’a adoptée et que les tribunaux l’ont interprétée. Puisque cette décision est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable et compte tenu des dispositions applicables de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 [LIPR], je dois m’en remettre à la décision de l’agent.

II.                Contexte

A.                Contexte factuel

[5]               L’historique des démarches de M. Newman en matière d’immigration au Canada peut se résumer comme suit. La Section de la protection des réfugiés [SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a rejeté la demande d’asile du demandeur en août 2010. La SPR avait alors conclu que M. Newman n’était ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger en vertu des articles 96 et 97 de la LIPR. La demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision défavorable de la SPR présentée par le demandeur a été rejetée par notre Cour en mars 2011.

[6]               M. Newman a également présenté une demande de résidence permanente pour motifs d’ordre humanitaire [CH] en octobre 2010, ainsi qu’une demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR] en juin 2011. La demande d’ERAR et la demande CH ont toutes deux été rejetées en décembre 2012. M. Newman a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision défavorable relative à la demande CH en février 2013. La demande de contrôle judiciaire a été accordée par notre Cour et la décision défavorable relative à la demande CH a été renvoyée pour nouvelle détermination en août 2014 (Newman c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 803). Le réexamen de la demande CH de M. Newman a cependant été refusé en février 2015, et sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de cette décision défavorable a été rejetée à l’étape de l’autorisation en août 2015.

[7]               Le renvoi de M. Newman a alors été fixé au 26 octobre 2015. Dans l’intervalle, en septembre 2015, M. Newman a soumis une deuxième demande CH qui est encore en instance. L’agent a rejeté la requête de M. Newman de reporter son renvoi, mais il a été sursis à l’exécution de sa mesure d’expulsion la veille de son départ, puisque le juge Shore a estimé que la demande CH de M. Newman soulevait plusieurs circonstances inhabituelles justifiant la suspension de son renvoi (Newman c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), IMM-4759-15 (CF) (25 octobre 2015) [l’ordonnance]).

B.                 Décision de l’agent

[8]               Dans sa décision de trois pages, l’agent commence par une récapitulation du dossier d’immigration de M. Newman. L’agent mentionne ensuite que M. Newman fait l’objet d’une mesure de renvoi exécutoire. Comme le font généralement les agents d’exécution de l’ASFC dans ce type de décision, l’agent invoque le paragraphe 48(2) de la LIPR qui stipule que l’ASFC a l’obligation d’exécuter les mesures de renvoi dès que possible. L’agent indique que l’ASFC procède habituellement au renvoi dès que la mesure devient exécutoire et ajoute que le pouvoir discrétionnaire d’un agent d’exécution ne l’habilite pas à reporter un renvoi.

[9]               L’agent souligne que M. Newman a demandé un report de deux mois jusqu’à ce qu’il soit statué sur sa deuxième demande CH, alléguant que, même si sa demande avait été présentée depuis peu, une décision serait imminente. L’agent relate que M. Newman a aussi soutenu que si le renvoi était exécuté avant qu’il soit statué sur sa deuxième demande CH, cela aurait une incidence négative sur celle-ci. Mais l’agent déclare qu’une demande CH ne donne pas automatiquement lieu à un sursis de la mesure de renvoi ni ne constitue un obstacle au renvoi. L’agent a examiné les éléments de preuve sur le temps de traitement des demandes CH, mais a estimé que les affidavits de l’avocat démontrant l’imminence de la décision relative à la demande CH de M. Newman étaient « anecdotiques et insuffisants ». L’agent est également convaincu que la demande CH en instance de M. Newman serait traitée même après la date fixée de son renvoi du Canada.

[10]           L’agent déclare ensuite qu’il n’a pas le pouvoir de procéder à une demande CH accessoire. Cependant, il [traduction] « a examiné les considérations particulières présentées dans la demande de report » à savoir les mémoires appuyant le degré d’établissement au Canada de M. Newman, sa demande CH et les observations de l’avocat selon lesquelles une décision pourrait être rendue plus tôt que dans les délais établis. L’agent souligne qu’il ne fait pas partie de son mandat de mener une évaluation du bien-fondé de la demande CH en instance de M. Newman ni d’examiner le poids des facteurs CH présentés par l’avocat, comme la gestion de la schizophrénie diagnostiquée chez M. Newman et sa contribution à la communauté et à diverses organisations caritatives.

[11]           L’agent conclut que dans le contexte d’une demande de report de renvoi, [traduction] « [son] pouvoir discrétionnaire restreint est centré sur l’examen des éléments de preuve de préjudice grave résultant de l’exécution de la mesure de renvoi » et que la preuve présentée est insuffisante pour démontrer que M. Newman serait exposé à un risque sérieux pour sa personne s’il était renvoyé en République tchèque.

C.                Norme de contrôle

[12]           Il est de jurisprudence constante que la norme de contrôle applicable à la décision d’un agent d’exécution de refuser d’accorder un report de renvoi est la norme de la décision raisonnable (Baron c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CAF 81 [Baron], au paragraphe 25; Sorubarani c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2012 CF 382 [Sorubarani], au paragraphe 13; Ortiz c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2012 CF 18, au paragraphe 39). Les parties ne contestent pas cela.

[13]           Lorsque la Cour effectue le contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, son analyse tient à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, et les conclusions du décideur ne devraient pas être modifiées dès lors que la décision appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [Dunsmuir], au paragraphe 47). Lorsqu’elle effectue un examen selon la norme de la raisonnabilité des conclusions de fait, la Cour n’a pas pour mission d’apprécier de nouveau les éléments de preuve ou l’importance relative accordée par le décideur à tout facteur pertinent (Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 113, au paragraphe 99). Selon la norme du caractère raisonnable, si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, et si la décision est étayée par une preuve acceptable qui peut être justifiée en fait et en droit, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 [Newfoundland Nurses], au paragraphe 16).

[14]           La cour de révision doit considérer les motifs dans leur ensemble, conjointement avec le dossier (Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, au paragraphe 53; Dunsmuir, au paragraphe 47). Pour déterminer le caractère raisonnable d’une décision, la Cour peut non seulement examiner les motifs, mais elle peut également examiner le dossier sous-jacent (Newfoundland Nurses, au paragraphe 15). Cela dit, un contrôle judiciaire n’est pas une « chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » (Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c. Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, au paragraphe 54). La Cour doit examiner les motifs en « essayant de les comprendre, et non pas en se posant des questions sur chaque possibilité de contradiction, d’ambiguïté ou sur chaque expression malheureuse » (Ragupathy c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 151, au paragraphe 15).

III.             Analyse

[15]           M. Newman fait valoir que la décision de l’agent n’est pas raisonnable puisque l’agent a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en refusant d’examiner les [traduction] « circonstances exceptionnelles de la présente affaire ». M. Newman se plaint du fait que l’agent a traité l’élément principal de sa demande, à savoir sa demande CH, en un seul paragraphe, et n’a pas tenu compte des circonstances particulières sous-tendant la demande CH de M. Newman. S’appuyant sur diverses décisions comme Poyanipur c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] A.C.F. no 1785 [Poyanipur], M. Newman fait valoir que l’agent dispose d’un large pouvoir discrétionnaire et comprend la capacité d’examiner [traduction] « un large éventail de circonstances » (Poyanipur, au paragraphe 9). M. Newman soutient que l’agent a illégalement entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en refusant d’analyser les circonstances impérieuses propres au demandeur (Katwaru c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 1045 [Katwaru], aux paragraphes 30 à 35; Hardware c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 88 [Hardware], au paragraphe 14; Prasad c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 614 [Prasad], au paragraphe 32).

[16]           M. Newman ajoute que, comme l’a souligné le juge Shore dans l’ordonnance, sa demande CH contient des éléments de preuve qui [traduction] « ne peuvent pas être plus clairs et non équivoques » et qu’un agent chargé d’examiner les circonstances d’ordre humanitaire doit examiner les [traduction] « circonstances exceptionnelles ou particulières qui entourent ce cas ».

[17]           Je ne peux pas être d’accord avec les arguments et observations de M. Newman selon lesquels la décision de l’agent n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, au paragraphe 47). Je conclus plutôt que la décision de l’agent s’inscrit parfaitement dans les limites du raisonnable.

A.                La décision de l’agent est raisonnable

[18]           Le pouvoir discrétionnaire que l’agent chargé du renvoi peut exercer est fort restreint et, de toute façon, il porte uniquement sur le moment où une mesure de renvoi doit être exécutée. Cela a été reconnu par la Cour d’appel fédérale dans Baron, où le juge Nadon a déclaré que « le pouvoir discrétionnaire dont disposent les agents d’exécution en matière de report d’une mesure de renvoi est limité » (Baron, au paragraphe 49). L’exercice du pouvoir discrétionnaire de différer le renvoi devrait être réservé aux affaires où « le défaut de le faire exposerait le demandeur à un risque de mort, de sanctions excessives ou de traitement inhumain » (Baron, au paragraphe 51; Wang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 3 CF 682 [Wang], au paragraphe 48). L’agent d’exécution peut aussi exercer son pouvoir discrétionnaire de reporter le renvoi lorsqu’il existe des facteurs qui peuvent avoir une influence sur le moment du renvoi, p. ex., des facteurs qui ont trait aux arrangements de voyage, et ceux sur lesquels ces arrangements ont une incidence, notamment le calendrier scolaire des enfants et les incertitudes liées à la délivrance des documents de voyage ou les naissances ou décès imminents (Baron, au paragraphe 51; Simoes c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 936 [Simoes], au paragraphe 12). Je souligne également que le paragraphe 48(2) de la LIPR prévoit expressément qu’une ordonnance de renvoi doit être appliquée « dès que possible ». Le ministre n’a pas le pouvoir de refuser d’exécuter l’ordonnance.

[19]           En outre, peu importe que la demande CH d’un candidat attire la sympathie ou la nature impérieuse des facteurs sous-jacents, les agents de l’ASFC ne sont pas tenus d’enquêter sur les facteurs CH présentés par un demandeur, car le devoir de ces agents n’est pas d’agir en tant que tribunal de dernière minute des demandes CH. L’obligation de mener une évaluation des facteurs CH incombe à un agent responsable de trancher les demandes CH. Il est bien établi qu’un agent de renvoi n’est pas tenu de mener une enquête préliminaire ou une mini analyse CH et d’évaluer le bien-fondé d’une demande CH (Shpati c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2011 CAF 286 [Shpati], au paragraphe 45; Munar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1180, au paragraphe 36; Prasad, au paragraphe 32).

[20]           M. Newman se plaint essentiellement du fait que l’agent n’a pas examiné en profondeur le bien-fondé de sa demande CH. Ce n’est pas un motif permettant de conclure que la décision de l’agent est déraisonnable. Au contraire, la décision de l’agent de ne pas se livrer à un tel exercice était raisonnable compte tenu de son pouvoir discrétionnaire restreint à l’égard des demandes de report de renvoi. J’ajouterais que l’opinion de la Cour sur le fondement de la demande CH de M. Newman, telle que formulée par le juge Shore dans l’ordonnance, ne rend pas la décision de l’agent de ne pas différer déraisonnable. Au lieu de cela, j’estime qu’il était loisible à l’agent de ne pas se laisser influencer par la demande CH transmise par M. Newman, y compris les lettres d’appui, les lettres relatives au bénévolat, les reçus officiels de dons, les lettres de travailleurs sociaux et les lettres d’entreprises. Ces éléments de preuve ne sont pas liés à des facteurs que l’agent devait examiner pour trancher la demande de report du renvoi, à savoir les questions relatives à la logistique ou au moment de la déportation, à la sécurité personnelle de M. Newman à son retour en République tchèque ou au préjudice susceptible de résulter de son renvoi imminent.

[21]           Il se peut fort bien que la deuxième demande CH de M. Newman soit jugée convaincante sur le fond par les autorités canadiennes de l’immigration ou par la Cour, mais ce n’est pas ce que l’agent avait à trancher à ce stade. Ce n’est pas non plus ce que j’ai à déterminer dans la présente demande de contrôle judiciaire.

[22]           En outre, il n’est pas contesté que la simple existence d’un ERAR et d’une demande CH en instance n’est pas, en soi, un obstacle à l’exécution d’une mesure de renvoi valide (Shpati, aux paragraphes 34 à 42; Baron, au paragraphe 50; Prasad au paragraphe 32). Le dépôt d’une telle demande, à une étape aussi tardive de la procédure de renvoi, ne constituait pas en soi un empêchement au renvoi (Baron, au paragraphe 53).

[23]           Toutes les conclusions de l’agent sont étayées par la preuve au dossier et constituent des interprétations raisonnables de la part de l’agent. Aucun des facteurs soulevés par M. Newman ne suffit pour établir que la décision de l’agent n’appartienne pas à la gamme des décisions raisonnables. Même s’ils sont brefs, les motifs de l’agent ne revêtent pas un caractère générique et ils tiennent de toute évidence compte de la requête, de la preuve et de la situation particulières de M. Newman. Par exemple, l’agent a évoqué, dans son ensemble, l’historique d’immigration de M. Newman, y compris l’historique de ses demandes CH, les motifs exacts d’un report, la déclaration de l’avocat sur le fait qu’une décision relative à la nouvelle demande CH était imminente et l’établissement de M. Newman, sa gestion de sa schizophrénie et ses contributions à la communauté. Je suis convaincu que les motifs apportent la justification, la transparence et l’intelligibilité requises d’une décision raisonnable, et que la conclusion qui en résulte est conforme au pouvoir discrétionnaire restreint de l’agent à l’égard du report des mesures de renvoi.

B.                 Il n’y a pas de « considérations spéciales » justifiant le report

[24]           Les préoccupations de M. Newman quant à la décision de l’agent portent sur le fait que dans le contexte d’une demande de report de renvoi, [traduction] « [son] pouvoir discrétionnaire restreint est centré sur l’examen des éléments de preuve de préjudice grave résultant de l’exécution de la mesure de renvoi » et que la preuve présentée est insuffisante pour démontrer que M. Newman serait exposé à un risque sérieux pour sa personne s’il était renvoyé en République tchèque. L’argument de M. Newman veut essentiellement que, par cette déclaration, l’agent ait interprété la loi de façon déraisonnable et mal appliqué les principes établis par l’arrêt Baron de la Cour d’appel fédérale.

[25]           Je ne suis pas d’accord, mais puisque M. Newman a insisté sur ce point dans ses observations devant notre Cour, je vais aborder cette question plus en détail.

[26]           Les limites d’un agent d’exécution de reporter le renvoi sont étroites et elles ont été circonscrites dans Baron lorsque le juge Nadon a de façon pratique résumé les principes directeurs établis par le juge Pelletier dans la décision Wang, dans le contexte d’une requête en sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi (Baron, au paragraphe 51). Dans la décision Wang, le juge Pelletier a éclairci les questions suivantes au paragraphe 48 de ses motifs :

– Il existe divers facteurs qui peuvent avoir une influence sur le moment du renvoi, même en donnant une interprétation très étroite à l’article 48. Il y a ceux qui ont trait aux arrangements de voyage, et ceux sur lesquels ces arrangements ont une incidence, notamment le calendrier scolaire des enfants et les incertitudes liées à la délivrance des documents de voyage ou les naissances ou décès imminents.

– La loi oblige le ministre à exécuter la mesure de renvoi valide et, par conséquent, toute ligne de conduite en matière de report doit respecter cet impératif de la Loi. Vu l’obligation qui est imposée par l’article 48, on devrait accorder une grande importance à l’existence d’une autre réparation, comme le droit de retour, puisqu’il s’agit d’une réparation autre que celle qui consiste à ne pas respecter une obligation imposée par la Loi. Dans les affaires où le demandeur a gain de cause dans sa demande CH, il peut obtenir réparation par sa réadmission au pays.

– Pour respecter l’économie de la Loi, qui impose une obligation positive au ministre tout en lui accordant une certaine latitude en ce qui concerne le choix du moment du renvoi, l’exercice du pouvoir discrétionnaire de différer le renvoi devrait être réservé aux affaires où le défaut de le faire exposerait le demandeur à un risque de mort, de sanctions excessives ou de traitement inhumain. Pour ce qui est des demandes CH, à moins qu’il n’existe des considérations spéciales, ces demandes ne justifient un report que si elles sont fondées sur une menace à la sécurité personnelle.

– Il est possible de remédier aux affaires où les difficultés causées à la famille sont le seul préjudice subi par le demandeur en réadmettant celui‑ci au pays par suite d’un gain de cause dans sa demande qui était en instance.

[Souligné dans l’original.]

[27]           Dans Shpati, le juge Evans, au nom de la Cour d’appel, a cité Baron et répété « [p]our ce qui est des demandes CH, à moins qu’il n’existe des considérations spéciales, ces demandes ne justifient un report que si elles sont fondées sur une menace à la sécurité personnelle » (Shpati, au paragraphe 43).

[28]           Qu’établissent Baron et les décisions qui en ont découlé concernant les circonstances dans lesquelles, dans le contexte d’une demande CH, l’agent d’exécution peut être justifié d’exercer son pouvoir discrétionnaire de reporter l’exécution d’une ordonnance de renvoi? À mon avis, ces circonstances peuvent être regroupées en trois catégories. Premièrement, dans tous les cas (y compris lorsqu’une demande CH est en jeu), l’agent d’exécution peut examiner des facteurs pratiques ou logistiques ayant une incidence sur le moment du renvoi (tels que les arrangements de voyage, la maladie ou des problèmes de santé, le calendrier scolaire des enfants, et les naissances ou décès imminents). On peut soutenir que l’imminence d’une décision relative à une demande CH, si suffisamment étayée par la preuve, peut appartenir à cette catégorie plus technique ou reposant sur le moment du renvoi (Sorubarani, aux paragraphes 28 et 29). Deuxièmement, les demandes CH peuvent justifier un report du renvoi lorsqu’elles sont « fondées sur une menace à la sécurité personnelle ». Troisièmement, même lorsqu’il n’y a aucune menace à la sécurité personnelle ni de préoccupation technique ou liée au moment du renvoi, les demandes peuvent encore justifier un report quand il existe des « considérations spéciales ».

[29]           M. Newman affirme que ces « considérations spéciales » peuvent et doivent comprendre la force ou la nature impérieuse de la demande CH sous-jacente. Je ne partage pas cette lecture de la décision Baron et je ne suis pas d’accord que, dans le contexte de la décision d’un agent d’exécution, les « considérations spéciales » ont la portée élargie que M. Newman allègue. Il est vrai que, en faisant référence aux demandes CH, la décision Baron (et l’affaire Wang sur laquelle elle s’appuie) va au-delà de la seule menace à la sécurité personnelle. Cependant, les « considérations spéciales » évoquées par les juges Nadon et Pelletier n’existent pas dans l’abstrait et doivent être comprises dans le contexte précis des décisions Baron et Wang, à savoir les demandes de report faites à l’agent d’exécution jusqu’à ce que la demande CH en instance soit tranchée.

[30]           Ces considérations doivent donc être examinées en tenant compte de la latitude restreinte accordée aux agents d’exécution quant aux demandes de report du renvoi. De toute évidence, elles doivent transcender le seul fondement de la demande CH, sinon toutes les demandes CH feraient l’objet de « considérations spéciales »

[31]           Au nombre des considérations particulières que notre Cour a jugées propres à justifier le report du renvoi lorsqu’une demande CH est en instance, figure la situation où la demande a été présentée en temps opportun, mais n’a pas été tranchée par les autorités de l’immigration en raison d’un engorgement du système (Laguto c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1111, aux paragraphes 31 et 34; Guan c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2010 CF 992, au paragraphe 41; Williams c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2010 CF 274, au paragraphe 36). Je m’arrête pour observer que cette situation pourrait être considérée comme appartenant à la catégorie plus générale des questions pratiques et logistiques relatives au moment de l’ordonnance de renvoi qui, dans tous les cas, peuvent justifier l’exercice du pouvoir discrétionnaire de l’agent d’exécution de reporter le renvoi (Shpati, au paragraphe 44; Sorubarani, au paragraphe 25; Simeos, au paragraphe 12).

[32]           L’omission d’examiner la raison pour laquelle il y a eu dépôt tardif de la demande CH constitue également une omission de vraiment tenir compte d’un facteur pertinent et donc d’un cas où il existe des « considérations spéciales » (Gurshomov c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2010 CF 1212, aux paragraphes 16 et 18).

[33]           Dans d’autres cas, à la fois avant et après la décision Baron, les décisions de notre Cour ont reconnu que des circonstances particulières qui se posent dans le cadre des demandes CH peuvent constituer une « considération spéciale » justifiant raisonnablement un report du renvoi. Par exemple, notre Cour a fait référence à des « circonstances personnelles impérieuses » comme motif pour justifier un report de renvoi, singularisant les situations impliquant des enfants et l’impact du renvoi sur leur santé ou leur état de santé (Kampemana c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 1060, au paragraphe 34; Shase c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CF 1257, aux paragraphes 15 à 19; Ramada c. Canada (Procureur général), 2005 CF 1112 [Ramada], au paragraphe 3). La Cour a aussi souligné des « circonstances personnelles impérieuses » comme la sécurité personnelle ou la santé (Hardware, au paragraphe 14; Prasad, au paragraphe 32; Ramada, au paragraphe 3). L’existence de violence familiale et d’une relation abusive constitue également un facteur potentiellement couvert par les « considérations spéciales » (Blackwood c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CF 567, au paragraphe 37).

[34]           La liste n’est pas exhaustive et, bien qu’elles prennent et peuvent prendre de nombreuses formes concrètes, ces considérations spéciales ou circonstances personnelles impérieuses justifiant un report de renvoi dans le contexte d’une demande CH partagent un thème commun. En laissant de côté les affaires qui soulèvent de pures questions de retard de traitement des demandes CH en instance par les autorités canadiennes de l’immigration, ces considérations spéciales équivalent à des exigences personnelles qui, d’une manière ou d’une autre, ont une certaine relation avec les effets indésirables ou préjudiciables auxquels on peut s’attendre dans le contexte d’un renvoi imminent, et que le demandeur est tenu de démontrer afin d’obtenir un report d’un agent d’exécution. Autrement dit, bien que les considérations spéciales établies par Baron puissent aller au-delà de la stricte menace à la sécurité personnelle, elles ne peuvent pas être dissociées du préjudice résultant de l’exécution d’un renvoi imminent ou d’un préjudice qui y est étroitement lié, et elles doivent être considérées comme un élément de préjudice imputable ou associé à la contestation du renvoi.

[35]           Lorsqu’on les examine dans le contexte d’une demande de report et à travers le prisme de l’article 48 de la LIPR, comme cela doit toujours être le cas, ces « considérations spéciales » ne peuvent par conséquent tout simplement pas englober tous les facteurs évoqués ou fournis à l’appui d’une demande CH, ou encore moins la demande CH elle-même. Il est bien admis que les agents ne sont pas en mesure d’évaluer tous les éléments de preuve qui pourraient être pertinents à une demande CH (Ramada, au paragraphe 7) ou de son bien-fondé, et qu’une demande CH ne constitue pas en elle-même l’une des considérations spéciales qui pourraient permettre à l’agent d’exécution de reporter un renvoi (Shpati, au paragraphe 45; Ponce Moreno c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2010 CF 494, au paragraphe 19). Un agent d’exécution n’a ni l’obligation ni le pouvoir discrétionnaire de prendre en compte divers facteurs d’ordre humanitaire pour se prononcer sur le report d’une mesure de renvoi (Mkhonta c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2015 CF 991, au paragraphe 26).

[36]           Dans le contexte de la décision d’un agent d’exécution qui doit répondre à une demande de report et vu son pouvoir discrétionnaire restreint, je conclus donc que les considérations spéciales soulevées dans le contexte d’une demande CH sont limitées aux éléments évoquant une certaine forme de préjudice lié au renvoi du Canada. En d’autres termes, une condition ou une situation alléguée dans une demande CH ne serait pas suffisante pour constituer l’une des « considérations spéciales » mentionnées dans Baron si elle ne se traduit pas par une certaine forme de préjudice causé par l’imminence du renvoi.

[37]           La jurisprudence citée par M. Newman (Prasad, au paragraphe 32; Hardware au paragraphe 14; Katwaru, au paragraphe 31) n’élargit pas le pouvoir discrétionnaire de l’agent à cet égard. Non seulement ces décisions ont toutes été rendues avant la décision Baron, mais elles ne font en fait qu’affirmer qu’un agent d’exécution doit tenir compte des « circonstances impérieuses propres au demandeur, telles que la sécurité personnelle ou les questions de santé ». Cela est compatible avec cette notion que les circonstances doivent se rapporter à une forme de préjudice imminent, et avec ce que l’agent a dit concernant l’étendue de son pouvoir discrétionnaire dans le contexte de l’examen de la demande de M. Newman (à savoir que son « pouvoir discrétionnaire restreint est centré sur l’examen des éléments de preuve de préjudice grave résultant de l’exécution de la mesure de renvoi »).

[38]           Dans ce cas-ci, l’agent a conclu qu’il n’y avait pas de circonstances spéciales équivalant à un préjudice grave lié au renvoi de M. Newman. À la lumière de l’article 48 de la LIPR, de la jurisprudence, et compte tenu du pouvoir restreint conféré aux agents de renvoi, ce n’était manifestement pas déraisonnable de la part de l’agent de tirer la conclusion qu’il a tirée. L’agent n’a négligé aucun facteur important et il n’a pas mal interprété la situation de M. Newman. Si la décision d’un décideur appartient à la gamme des issues possibles, acceptables et défendables en fait et en droit, la Cour n’est pas autorisée à intervenir, même si son appréciation de la preuve aurait pu conduire à une issue différente. En vertu de la norme de la décision raisonnable, tant que le processus et l’issue sont conformes aux principes de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité, la cour de révision ne doit pas substituer sa propre conclusion quant à l’issue préférable à celle du décideur. Or, ce n’est manifestement pas le cas en l’espèce.

IV.             Conclusion

[39]           Pour les raisons exposées ci-dessus, la décision de l’agent de refuser de surseoir à l’exécution de la mesure de renvoi visant M. Newman constitue une issue raisonnable fondée sur le droit et la preuve dont disposait l’agent. Par conséquent, je dois rejeter la demande de contrôle judiciaire de M. Newman. Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale aux fins de certification, et je conviens qu’il n’y en a pas.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.      La demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans dépens.

2.      Aucune question de portée générale n’est mentionnée.

« Denis Gascon »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4759-15

INTITULÉ :

DANIEL NEWMAN c. LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 12 mai 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

DATE DES MOTIFS :

Le 2 août 2016

COMPARUTIONS :

Richard Wazana

Pour le demandeur

Tamrat Gebeyehu

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Wazana Law

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour le demandeur

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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