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Date : 20160803


Dossiers : T-887-15

T-1379-15

Référence : 2016 CF 894

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 3 août 2016

En présence de monsieur le juge Boswell

Dossier : T-887-15

ENTRE :

PREMIÈRE NATION MILLBROOK

demanderesse

et

STACEY LEE TABOR

défenderesse

Dossier : T-1379-15

ET ENTRE :

PREMIÈRE NATION MILLBROOK

demanderesse

et

STACEY LEE TABOR

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La demanderesse, la Première Nation Millbrook (Millbrook) a déposé une demande en application du paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, afin de solliciter le contrôle judiciaire d’une décision du Tribunal canadien des droits de la personne rendue le 29 avril 2015; par cette décision, le Tribunal admettait les allégations de la défenderesse selon lesquelles Millbrook lui avait refusé un emploi dans sa pêcherie pendant plusieurs années parce qu’elle est une femme et l’avait exclu du commandement d’un bateau de pêche en 2008 en raison de son état matrimonial, parce que Millbrook a eu un conflit avec son mari après que ce dernier eut été capitaine d’un bateau en 2007. La demanderesse a également déposé une demande de contrôle judiciaire d’une autre décision du Tribunal datée du 23 juillet 2015; par cette décision, le Tribunal admettait, en partie, les allégations de la défenderesse selon lesquelles Millbrook avait exercé des représailles contre elle en raison de sa plainte pour motif de discrimination initiale.

[2]               Dans la première demande (dossier de la Cour T-887-15), la demanderesse souhaite obtenir une ordonnance annulant la décision du Tribunal [la « décision en matière de discrimination »] et renvoyant l’affaire à un autre membre du Tribunal pour réexamen. Dans la seconde demande (dossier de la Cour T-1379-15), la demanderesse souhaite obtenir une ordonnance annulant la partie de la décision du Tribunal dans laquelle il a conclu que deux des plaintes faisant état de représailles de la défenderesse étaient fondées [la « décision en matière de représailles »] et renvoyant l’affaire à un autre membre du Tribunal pour réexamen. La défenderesse demande que chacune de ces demandes soit rejetée avec dépens. Bien que ces deux demandes aient été entendues ensemble, il faudra examiner séparément la décision en matière de discrimination et la décision en matière de représailles dans les motifs de jugement qui suivent.

I.                   Contexte

[3]               La défenderesse, Stacey Lee Tabor, est une Mi’kmaq qui réside dans la collectivité de la Première Nation Millbrook située à Truro, en Nouvelle-Écosse. En 1996, elle a travaillé comme garde-pêche pour Millbrook alors qu’elle était étudiante. Entre 1998 et 2000, elle a obtenu différents certificats portant sur les urgences en mer, les radiocommunications et la navigation électronique simulée, en plus de terminer un cours de formation de capitaine. Au départ, Millbrook a refusé de payer les frais de scolarité de Mme Tabor pour le cours de capitaine parce qu’elle [traduction] « prenait la place d’un homme », mais la dernière journée du cours, Millbrook a accepté de payer ses frais de scolarité.

[4]               En avril 2001, Mme Tabor a été à l’emploi de Millbrook comme matelot de pont durant la saison de la pêche au homard, puis, en 2002, elle a de nouveau travaillé comme matelot de pont pour la saison de la pêche au homard. Elle est tombée enceinte en juillet 2002 et, à la fin du mois de septembre 2002, elle n’a pu terminer la saison de la pêche au crabe en raison des douleurs que lui causait sa grossesse. Elle a donné naissance à son fils en mars 2003 et est retournée travailler dans la pêcherie en septembre 2003; elle a toutefois dû cesser de travailler parce que la cicatrice de sa césarienne s’est déchirée après son premier voyage de pêche. Entre janvier et mars 2004, Mme Tabor a travaillé pour Millbrook, fabriquant des casiers à homard. Elle a fait plusieurs tentatives infructueuses entre 2004 et 2007 pour obtenir un poste dans la pêcherie de Millbrook.

[5]               En avril 2007, le mari de la défenderesse, Craig Tabor, a obtenu un poste de capitaine d’un bateau pour la saison de la pêche au homard à Lismore; la défenderesse a travaillé avec lui comme matelot de pont. Mme Tabor affirme que c’est elle qui a enseigné la pêche à son mari, étant donné qu’il avait peu d’expérience avant 2002 lorsqu’ils se sont rencontrés. Selon Mme Tabor, son mari a reçu des offres d’emploi dans la pêcherie de Millbrook (notamment l’offre de participer à la pêche au crabe des neiges en juin 2002), offres qui lui ont été refusées à elle parce que le gestionnaire des pêches lui a dit qu’elle n’avait pas l’expérience nécessaire.

[6]               En janvier 2008, la défenderesse et son mari ont eu une discussion avec Alex Cope, l’administrateur de la bande de la Première Nation Millbrook, qui les a informés que ni elle ni M. Tabor n’obtiendraient de permis de pêche pour la prochaine saison de la pêche au homard. Adrian Gloade, gestionnaire des pêches pour la bande, a informé la demanderesse, en février 2008, que les permis pour la pêche du homard avaient été distribués sans aucun processus de soumission. Tous ceux qui avaient précédemment obtenu un permis ont de nouveau reçu un permis, alors que le permis que détenait précédemment M. Tabor a été délivré à Frank Gloade. Selon Mme Tabor, Adrian Gloade l’a informée qu’on avait envisagé de lui délivrer un permis, mais que ses qualifications et sa formation n’avaient pas été prises en considération.

[7]               Le 21 mai 2008, la défenderesse a déposé une plainte relative aux droits de la personne contre Millbrook auprès de la Commission canadienne des droits de la personne [la « plainte pour motif de discrimination »], au motif que Millbrook avait agi de manière discriminatoire à son endroit en raison de son sexe et de son état matrimonial. La défenderesse s’est plainte que le refus de lui délivrer un permis de pêche au homard constituait de la discrimination, fondée non seulement sur son sexe, mais aussi sur son état matrimonial, en raison du conflit entre M. Tabor et Millbrook qui, selon Mme Tabor, a influé sur la décision de ne pas lui octroyer de permis.

[8]               À la suite du dépôt de la plainte pour motif de discrimination contre Millbrook, M. Tom Cooper a embauché Mme Tabor en juin 2009 afin qu’elle l’aide dans un projet de recherche qui nécessitait des déplacements dans des collectivités des Premières Nations. Mme Tabor affirme qu’elle a perdu cet emploi en septembre 2009 après que Millbrook eut refusé de participer au projet si elle devait faire partie de l’équipe de recherche. Également en 2009, la défenderesse a présenté une demande d’aide financière afin qu’elle et M. Tabor puissent se rendre à Halifax pour passer un examen qui leur permettrait de se qualifier comme fonctionnaires auprès de Pêches et Océans Canada. Selon la défenderesse, Bill Pictou, agent des services de formation professionnelle de Millbrook, l’a informée qu’étant donné qu’elle était déjà étudiante au Nova Scotia Community College, elle n’avait pas droit à cette aide financière. Le bureau du service des pêches de Millbrook lui a également refusé une aide financière pour ce voyage. Finalement, des fonds provenant du budget d’entretien de la maison de la défenderesse ont été réaffectés pour financer ce voyage.

[9]               Le 16 janvier 2009, la défenderesse a déposé une seconde plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne [la « plainte faisant état de représailles »], affirmant faire l’objet de représailles de la part de Millbrook en raison de sa plainte pour motif de discrimination. La plainte faisant état de représailles a été modifiée afin d’inclure la perte de l’emploi qu’occupait Mme Tabor auprès de M. Cooper et le fait qu’elle n’ait pu effectuer un stage professionnel au centre de santé de Millbrook. Les deux plaintes ont été renvoyées au Tribunal canadien des droits de la personne [le « TCDP »] le 7 mars 2011.

[10]           Divers différends entre Mme Tabor et Millbrook ont suivi le dépôt de la plainte faisant état de représailles. Ces différends portaient notamment sur une allégation selon laquelle la défenderesse devait de l’argent à Millbrook, sur des livraisons d’huile à chauffage, sur la résidence du père décédé de la défenderesse et sur des chèques faits au nom de la défenderesse qui ont été encaissés sans sa signature. Le 27 août 2012, la défenderesse a informé le TCDP, par l’entremise de son avocat, qu’elle souhaitait ajouter une autre plainte faisant état de représailles concernant le comportement de Millbrook, qui aurait fait une fausse représentation à une audience devant la Commission d’appel de l’aide sociale.

[11]           Le 4 mai 2013, la défenderesse a fourni un exposé des précisions modifié concernant ces différends, et a de plus affirmé qu’à la suite de la plainte pour motif de discrimination, Millbrook avait fait des allégations sans fondement de fraude à l’aide sociale contre les Tabor, avait menacé la défenderesse d’intenter une action pour ne pas avoir [traduction] « entretenu » sa propriété et ne pas avoir payé de loyer pour un bénéficiaire de l’aide sociale qui vivait avec elle, et avait nui aux tentatives faites par M. Tabor pour obtenir de l’aide financière pour ses études. Le 27 mai 2013, Millbrook a nié ces nouvelles allégations dans une réponse à laquelle la défenderesse a par la suite répondu.

[12]           La plainte pour motif de discrimination et la plainte faisant état de représailles ont été entendues ensemble à Truro, en Nouvelle-Écosse, sur une période de sept jours à la fin de juillet et au début d’août 2014, de même que le 16 septembre 2014. Le TCDP a fourni son propre système d’enregistrement pour enregistrer les témoignages à l’audience et a remis aux parties une copie de l’enregistrement audio sur un disque compact après l’audience. Millbrook a eu recours à un service de transcription pour préparer une transcription de l’audience devant le TCDP.

[13]           Les parties avaient convenu de disjoindre l’audience devant le TCDP entre la question du bien-fondé des deux plaintes et la question des mesures de réparation, le cas échéant, qui étaient justifiées. Toutefois, le TCDP a rendu deux décisions distinctes sur le bien-fondé des plaintes : la décision en matière de discrimination datée du 29 avril 2015 en lien avec la plainte pour motif de discrimination (voir Tabor c. La Première nation Millbrook, 2015 TCDP 9 (CanLII)) et la décision en matière de représailles datée du 23 juillet 2015 en lien avec la plainte faisant état de représailles (voir Tabor c. La Première nation Millbrook, 2015 TCDP 18 (CanLII)).

II.                La décision en matière de discrimination

[14]           Le TCDP a conclu que la plainte de la défenderesse déposée en vertu des articles 7 et 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6 [la « LCDP »], était fondée. Ces articles sont libellés ainsi :

Emploi

Employment

7 Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects :

7 It is a discriminatory practice, directly or indirectly,

a) de refuser d’employer ou de continuer d’employer un individu;

(a) to refuse to employ or continue to employ any individual, or

b) de le défavoriser en cours d’emploi.

(b) in the course of employment, to differentiate adversely in relation to an employee,

on a prohibited ground of discrimination.

...

...

Lignes de conduite discriminatoires

Discriminatory policy or practice

10 Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite et s’il est susceptible d’annihiler les chances d’emploi ou d’avancement d’un individu ou d’une catégorie d’individus, le fait, pour l’employeur, l’association patronale ou l’organisation syndicale :

10 It is a discriminatory practice for an employer, employee organization or employer organization

a) de fixer ou d’appliquer des lignes de conduite;

(a) to establish or pursue a policy or practice, or

b) de conclure des ententes touchant le recrutement, les mises en rapport, l’engagement, les promotions, la formation, l’apprentissage, les mutations ou tout autre aspect d’un emploi présent ou éventuel.

(b) to enter into an agreement affecting recruitment, referral, hiring, promotion, training, apprenticeship, transfer or any other matter relating to employment or prospective employment, that deprives or tends to deprive an individual or class of individuals of any employment opportunities on a prohibited ground of discrimination.

[15]           Le TCDP a souligné qu’il incombait au plaignant d’établir une preuve prima facie, et que les allégations de Mme Tabor en l’espèce étaient beaucoup plus vastes que la décision de 2008 de lui refuser un permis de pêche. Appliquant les critères établis dans l’arrêt Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons-Sears, [1985] 2 RCS 536, 23 DLR (4th) 321 (CSC) (O’Malley), le TCDP a indiqué que Mme Tabor devait montrer que : 1) elle possédait une caractéristique protégée par la LCDP contre la discrimination; 2) elle s’était vu refuser un emploi ou avait été défavorisée en cours d’emploi; 3) la caractéristique protégée avait constitué un facteur dans le refus de l’employer. Si la preuve prima facie pouvait être établie, le TCDP a indiqué que Millbrook aurait ensuite le fardeau de réfuter la preuve prima facie.

[16]           Le TCDP a classé la preuve de discrimination de Mme Tabor en six catégories : 1) remarques désobligeantes sur les femmes; 2) difficulté à obtenir du financement pour suivre la formation de capitaine; 3) expérience de travail avec Millbrook et sa pêcherie de 2000 à 2006; 4) la saison de la pêche au homard de 2007; 5) le permis de capitaine en 2008; 6) l’expérience d’autres femmes au sein de l’administration et de la pêcherie de Millbrook. En fonction de cette preuve, le TCDP a conclu que Mme Tabor avait établi une preuve prima facie de discrimination au sens des articles 7 et 10 de la LCDP, pour les motifs combinés du sexe et de l’état matrimonial.

[17]           Le TCDP a conclu que les témoignages de Mme Tabor et de son mari étaient cohérents, même en contre-interrogatoire, et qu’ils étaient crédibles et fiables. Le témoignage de Mme Tabor à propos du contexte général dans la collectivité de Millbrook a été corroboré par deux témoins, Clara Gloade et Loretta Bernard. Le TCDP a de plus conclu, d’après le témoignage de Mme Tabor et ceux de Mme Gloade et de Mme Bernard, que les faits menant à la décision de 2008 de refuser un poste de capitaine à Mme Tabor établissaient une preuve prima facie aux termes de l’article 7 de la LCDP sur le motif du sexe et sur le motif de l’état matrimonial, ainsi qu’une preuve prima facie aux termes de l’alinéa 10a) sur le motif du sexe.

[18]           Le TCDP a ensuite examiné la preuve de Millbrook. En ce qui concerne les remarques désobligeantes sur les femmes, le TCDP a conclu que le témoignage de M. Cope sur cette question n’était « ni convaincant ni fiable » et a accepté le fait que les remarques ont en effet été adressées à Mme Tabor en 2005. En ce qui concerne la question de l’aide financière pour la formation de capitaine, le TCDP a conclu que même si les souvenirs de Mme Gloade s’étaient estompés, son témoignage était quand même fiable sur deux points précis : les femmes et les hommes étaient traités différemment à Millbrook; Mme Gloade a soulevé la question du financement du cours de Mme Tabor à la School of Fisheries devant le conseil de bande de Millbrook. Le TCDP a de plus conclu que l’explication donnée par Millbrook concernant les difficultés de Mme Tabor à obtenir du financement pour sa formation de capitaine n’était « ni fiable ni convaincante ». De l’avis du TCDP, la maladie du père de Mme Tabor en 1997, de même que les incohérences entre le témoignage de M. Cope et son affidavit, remettent en question la crédibilité de la réponse de M. Cope et les explications de Millbrook concernant le refus de financement initial.

[19]           En ce qui concerne la pêcherie de Millbrook entre 2003 et 2006, le TCDP a conclu que le témoignage de Mme Tabor était crédible et raisonnable quant aux raisons expliquant pourquoi elle ne pouvait obtenir un emploi à la pêcherie de Millbrook et pourquoi elle a finalement cessé d’essayer de travailler à la pêcherie pour se consacrer à ses responsabilités parentales. Le témoignage de Mme Bernard a corroboré celui de Mme Tabor concernant son intérêt à obtenir un emploi à la pêcherie tout au long de cette période.

[20]           En ce qui concerne la saison de la pêche au homard de 2007 et le différend entre Millbrook et le mari de Mme Tabor, le TCDP a conclu que les images du bateau soumises par Millbrook n’étaient pas datées et qu’aucun dommage au bateau n’était évident sur les photos. Le TCDP a également conclu que M. Tabor n’a pas été informé des problèmes d’entretien allégués avant 2008, et qu’il n’y avait pas eu inspection du bateau, même si les problèmes relatifs au matériel et aux ventes lui ont été rapidement communiqués. Le TCDP a constaté des contradictions entre le témoignage d’Adrian Gloade et la réponse originale de Millbrook au sujet des ventes de homard, et le TCDP a conclu que le témoignage de M. Gloade sur cette question n’était pas fiable. Le TCDP a de plus conclu que rien dans la convention d’emploi de Mme Tabor n’indiquait qu’elle pourrait être tenue responsable de problèmes relatifs aux ventes, à l’entretien et à l’entreposage du matériel. De l’avis du TCDP, il était plus probable qu’improbable que le conflit entre Millbrook et M. Tabor ait exclu Mme Tabor de tout travail futur dans la pêcherie et que l’état matrimonial de Mme Tabor ait été un facteur dans la décision de ne pas prendre en considération sa candidature pour un permis de capitaine en 2008.

[21]           En ce qui concerne le permis de pêche de 2008, le TCDP a conclu que la position de Millbrook, selon laquelle la défenderesse n’a pas posé sa candidature, mais a tout de même été considérée, était contradictoire, et que Millbrook n’a pas pris en compte sa candidature parce qu’elle est une femme et parce que Millbrook a eu un conflit avec M. Tabor. Le TCDP a souligné qu’il n’existait pas de processus de demande officiel pour obtenir un permis et a conclu que le témoignage d’Adrian Gloade à cet égard n’était pas crédible. Le TCDP a aussi conclu que l’explication donnée par Mme Tabor justifiant pourquoi elle n’avait vu aucune raison de subir le test de dépistage de drogues en avril 2008 puisque le permis avait déjà été accordé à Frank Gloade, était logique et crédible.

[22]           Le TCDP a conclu que l’expert de Millbrook, Allan Tobey, qui a témoigné sur la question de savoir qui était le plus qualifié, entre Frank Gloade et Mme Tabor, pour assumer le rôle de capitaine d’un bateau de pêche en 2008, n’avait pas reçu un portrait complet de l’expérience en mer que Mme Tabor avait acquise avant de travailler pour Millbrook, ni une liste complète de ses attestations de formation. Le TCDP a pris acte de l’opinion de M. Tobey selon laquelle ces renseignements supplémentaires n’auraient rien changé à son opinion, mais a conclu que son témoignage n’était pas fiable parce que ses renseignements provenaient uniquement de Millbrook et que l’expérience de Mme Tabor a été qualifiée comme étant celle d’un « matelot de pont stagiaire », alors que ni Frank Gloade ni M. Tabor n’ont été qualifiés de stagiaires lors de leur participation à un programme de mentorat.

[23]           Le TCDP a conclu que le fait que le brevet de capitaine avec restrictions de Mme Tabor ait été expiré en 2008 n’était pas pertinent, parce qu’il ne soutenait pas la position de Millbrook selon laquelle une comparaison des qualifications des candidats avait été effectuée. Le TCDP a conclu que si Frank Gloade était plus qualifié pour pêcher à Lismore, c’était en partie parce que la période pendant laquelle il a pu le faire correspondait à la période pendant laquelle Millbrook a refusé d’employer Mme Tabor et parce qu’on lui a offert des possibilités qui n’ont pas été offertes à Mme Tabor. Il n’y avait, dans l’esprit du TCDP, aucune raison de croire que l’attitude de Millbrook à l’égard de Mme Tabor ait changé en 2008, étant donné que ses demandes d’emploi à la pêcherie entre 2004 et 2006 n’ont pas été prises au sérieux par les représentants de Millbrook. Le TCDP a conclu ainsi :

[130]    J’estime que l’explication que Millbrook a fournie pour ne pas avoir accordé le permis de capitaine à Mme Tabor en 2008, sur la base de ses qualifications, n’est ni fiable, ni convaincante, ni raisonnable. Après avoir analysé la réponse de Millbrook à la présente plainte, je reste avec l’impression qu’elle a forgé une explication aux allégations de Mme Tabor, après coup, et adapté son argument et ses éléments de preuve pour tenter de restreindre les questions en litige à une simple comparaison des qualifications de Mme Tabor et de Frank Gloade pour l’attribution du permis de capitaine en 2008. L’accent mis sur les qualifications, notamment en appelant un expert à témoigner sur la question dans une tentative de valider une comparaison dite « formelle » des candidats; et le fait de soulever une question d’assurance en lien avec les qualifications, un point qui n’était étayé par aucune documentation ni d’autres façons, en sont tous des signes. Dans mon esprit, il est également contradictoire et révélateur d’un prétexte que Millbrook soutienne, d’une part, que Mme Tabor n’a pas posé sa candidature pour l’attribution du permis de capitaine en 2008 et, d’autre part, que sa candidature a été prise en compte en bonne et due forme dans une comparaison de ses qualifications avec celles des autres candidats qui ont postulé. Comme nous l’avons vu, les questions en litige sont beaucoup plus vastes que la décision relative au permis de capitaine en 2008, et le traitement réservé à Mme Tabor au fil des ans qui ont précédé cette décision révèle qu’elle n’a pas été considérée du tout pour ce permis et que la réponse de Millbrook à la présente plainte n’est qu’un prétexte.

[24]           Le TCDP a ensuite examiné l’expérience des autres femmes à Millbrook, rejetant l’argument des témoins de Millbrook qui ont affirmé qu’en tant que membres d’une Première Nation victimes de discrimination, ils ne feraient pas vivre de discrimination à d’autres personnes. Le TCDP a examiné le témoignage de Millbrook selon lequel cinq femmes avaient travaillé à la pêcherie en 2008, mais après un examen plus poussé, le TCDP a conclu que sur les 45 à 60 personnes qui travaillaient comme membres d’équipage, seulement deux femmes avaient réellement pêché pour Millbrook. Après avoir souligné qu’il y avait toujours peu de femmes qui travaillaient à la pêcherie de Millbrook en 2014, le TCDP a déclaré ce qui suit :

[143]    En soi, la preuve statistique du statut minoritaire des femmes à la pêcherie de Millbrook ne corrobore pas l’affirmation selon laquelle Mme Tabor, ou les femmes de façon générale, se voient refuser des possibilités d’emploi à la pêcherie de Millbrook (Canada (Procureur général) c Walden, 2010 CF 490 (CanLII), aux paragraphes 109 et 110). Toutefois, il s’agit d’une preuve circonstancielle dont il est possible d’inférer des actes discriminatoires (Canada (Commission des droits de la personne) c Canada (ministère de la Santé nationale et du Bien-être social), 1998 CanLII 7740 (CF), au paragraphe 22).

[144]    À mon avis, la preuve statistique renforce la preuve de Mme Tabor concernant les remarques formulées envers les femmes dans la pêcherie et sa difficulté à obtenir du travail et du financement pour sa formation à la pêcherie de Millbrook. De pair avec la preuve soumise par M. Tabor sur son cheminement professionnel à la pêcherie de Millbrook, un contraste frappant entre le traitement réservé aux hommes et aux femmes à la pêcherie de Millbrook émerge. Enfin, il y avait le témoignage de Mmes Gloade et Bernard concernant le traitement réservé à Mme Tabor et ce qu’elles-mêmes ont vécu au sein de l’administration de la pêcherie de Millbrook, des témoignages que j’ai jugés crédibles malgré les contestations de Millbrook dont il a été question précédemment. En ce qui concerne particulièrement Mme Gloade, je soulignerais que bien qu’elle n’ait pu se souvenir de certaines conversations et de certains événements, l’impression systématique et répétée que lui ont laissée ses deux décennies passées au sein du conseil de bande, impression révélée par son affidavit, était que les hommes et les femmes sont traités différemment à Millbrook. Cette impression de longue date est fiable et se distingue du souvenir de conversations ou d’événements particuliers. Pour toutes ces raisons, je suis convaincu que l’expérience de Mme Tabor et la représentation statistique des femmes à la pêcherie de Millbrook sont révélatrices de la pratique de la pêcherie de Millbrook de refuser aux femmes des possibilités d’emploi dans la pratique de la pêche.

[145]    Par conséquent, je conclus que Millbrook a fait preuve de discrimination aux termes de l’alinéa 10a) de la LCDP.

[25]           Le TCDP a par conséquent conclu que la plainte de Mme Tabor était fondée. Comme les parties avaient convenu de tenter d’abord de régler entre elles la question du redressement avant que le TCDP ne rende une ordonnance contre Millbrook aux termes du paragraphe 53(2) de la LCDP, le TCDP a invité les parties à amorcer des discussions de règlement en réponse aux conclusions formulées dans la décision en matière de discrimination. Le Tribunal a en outre affirmé que, jusqu’à ce que la question du redressement soit réglée, il conservait sa compétence en la matière.

III.             La décision en matière de représailles

[26]           Le TCDP a souligné au début de sa décision datée du 23 juillet 2015, que suivant l’article 14.1 de la LCDP, le fait, pour la personne visée par une plainte ou pour celle qui agit en son nom, d’exercer ou de menacer d’exercer des représailles contre le plaignant ou la victime présumée, constitue un acte discriminatoire. Citant l’arrêt O’Malley, le TCDP a affirmé que le plaignant doit produire une preuve qui, si on lui ajoute foi, est complète et suffisante pour justifier une conclusion portant que l’intimé a exercé des représailles contre lui. Le TCDP a de plus affirmé que pour établir à première vue l’existence de représailles, le plaignant doit montrer qu’il a déposé une plainte sous le régime de la LCDP, qu’il a subi, par suite du dépôt de sa plainte, un traitement préjudiciable de la part de la personne visée par la plainte ou d’une personne agissant en son nom et que la plainte a constitué un facteur à l’origine du traitement préjudiciable.

[27]           Le TCDP a conclu qu’il était incompatible avec l’interprétation large et libérale de la LCDP d’exiger une preuve de l’intention d’exercer des représailles, et que les motifs des auteurs d’actes discriminatoires ne sont pas essentiels. Selon le TCDP, un plaignant doit simplement présenter une preuve permettant d’affirmer que le dépôt de la plainte en matière de droits de la personne a constitué un facteur dans le traitement préjudiciable allégué subi par la suite, que ce soit sur la base d’une perception raisonnable ou autrement. S’il produit suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer à première vue qu’il y a eu représailles, il incombe alors au TCDP d’examiner ces éléments de preuve, parallèlement à ceux que l’intimé a présentés, afin de décider s’il est plus probable qu’improbable que des représailles ont été exercées.

[28]           Le TCDP a conclu que deux des neuf allégations contenues dans la plainte de représailles étaient fondées. La première allégation fondée a trait au fait que Millbrook ait fait obstacle au travail de recherche de la défenderesse. Le TCDP a estimé qu’il convenait de ne pas accorder trop de poids aux affidavits de M. Hickey et de M. Cooper puisque ces derniers n’ont pas été appelés à témoigner ni soumis à un contre-interrogatoire, et que leurs témoignages ne concordaient pas avec la plus grande partie de la preuve. La défenderesse a produit en preuve des courriels envoyés par M. Hickey qui contredisent l’affirmation de M. Cooper selon laquelle il ne voulait pas qu’elle communique avec la pêcherie de Millbrook. De l’avis du TCDP, ces éléments de preuve rendaient leurs déclarations concernant la cessation d’emploi de la défenderesse non dignes de foi. Le TCDP a estimé que leurs déclarations selon lesquelles Mme Tabor a spontanément proposé de démissionner n’ont également aucun sens, et a préféré le témoignage de Mme Tabor, qui était détaillé, crédible et sur lequel elle a été contre‑interrogée. Le TCDP a par conséquent conclu qu’il était plus probable qu’improbable que Millbrook ait refusé de prendre part au projet de recherche si la défenderesse continuait d’en faire partie, et que cela a contribué au fait qu’elle a perdu son poste d’adjointe à la recherche.

[29]           La deuxième allégation fondée concerne le fait que Millbrook ait refusé d’accorder une aide financière pour un déplacement à Mme Tabor pour actualiser ses compétences professionnelles et parfaire son éducation. Le TCDP a rejeté l’argument de Millbrook selon lequel Millbrook ne financerait pas son déplacement parce que la défenderesse avait l’habitude par le passé de commencer des formations et de ne pas les terminer, et qu’elle étudiait déjà pour devenir assistante médicale. Le TCDP a estimé que la preuve n’appuyait pas les affirmations de Millbrook selon lesquelles la défenderesse n’avait pas terminé divers programmes de formation, sauf en ce qui concerne l’épisode de 1997 où elle n’a pas terminé sa formation de capitaine pour prendre soin de son père malade. De la même façon, le TCDP a conclu que, contrairement au témoignage de M. Cope, la preuve ne montrait pas que Mme Tabor avait l’habitude de ne pas terminer ses formations. Le TCDP a conclu que la plainte déposée par Mme Tabor en matière de droits de la personne avait constitué un facteur ayant mené au refus de Millbrook de lui accorder des fonds pour son voyage. Le TCDP a estimé que les perceptions de représailles de la défenderesse étaient raisonnables, étant donné qu’elle s’était vu refuser diverses possibilités, et que les explications données par M. Cope et Millbrook pour lui refuser des fonds n’étaient pas fiables.

[30]           Le TCDP a conclu que les autres allégations de représailles de la défenderesse n’étaient pas fondées. En particulier, le TCDP a estimé que Millbrook n’avait pas : pris des mesures injustifiées contre Mme Tabor dans le cadre de son régime d’aide sociale; retardé la délivrance d’un certificat d’occupation concernant la résidence de son père décédé; facturé à Mme Tabor le coût de remplacement d’une nouvelle cuisinière; tenu Mme Tabor responsable de chèques émis à son nom et encaissés sans sa signature; refusé de payer sa facture d’électricité; exigé qu’elle paie un loyer; refusé un stage à Mme Tabor au centre de santé de Millbrook. Il n’est pas nécessaire, dans le contexte des présents motifs, de résumer les conclusions du TCDP et les motifs justifiant pourquoi ces allégations n’étaient pas fondées, parce que la défenderesse n’a pas contesté les conclusions du TCDP à cet égard, et parce que Millbrook demande une ordonnance annulant uniquement la partie de la décision en matière de représailles dans laquelle deux des allégations de la défenderesse ont été jugées comme étant fondées.

IV.             Questions en litige et norme de contrôle

[31]           La demanderesse soulève diverses questions relativement à la décision en matière de discrimination et à la décision en matière de représailles; pour sa part, la défenderesse adopte les questions telles qu’elles ont été formulées par la demanderesse. À mon avis toutefois, la question générale est de savoir si chaque décision a été rendue de manière équitable sur le plan procédural et conformément à la norme de la décision raisonnable.

[32]           Les décisions de fond du TCDP en l’espèce doivent chacune être examinées en fonction de la norme de la décision raisonnable (voir : Adamson c. Canada (Commission des droits de la personne, 2015 CAF 153, 474 NR 136, aux paragraphes 29 et 30). Par conséquent, la Cour doit se demander si les conclusions du TCDP en ce qui a trait aux questions de fait et aux questions mixtes de fait et de droit étaient raisonnables (voir : Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Seeley, 2014 CAF 111, 458 N.R. 349, au paragraphe 35).

[33]           Ainsi, la Cour n’interviendra pas si chacune des décisions du TCDP peut être justifiée et si elle est transparente et intelligible; de plus, la Cour doit rechercher si la décision appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir], au paragraphe 47. Ces critères sont respectés « s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » : Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708, au paragraphe 16.

[34]           En outre, chacune des décisions faisant l’objet du contrôle doit être considérée comme un tout et la Cour doit s’abstenir de faire une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur (Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c. Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, [2013] 2 RCS 458, au paragraphe 54; voir également Ameni c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 164, [2016] ACF no 142 (QL), au paragraphe 35). De surcroît, « si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable »; aussi, ce n’est pas « dans les attributions de la cour de révision de soupeser à nouveau les éléments de preuve » : Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, aux paragraphes 59 et 61.

[35]           Par conséquent, en l’espèce, le contrôle judiciaire des décisions du TCDP n’est pas une nouvelle audience des faits et de la preuve sur lesquels s’est appuyée Mme Tabor à l’audience devant le TCDP pour étayer ses plaintes de discrimination et de représailles. La Cour doit faire preuve de déférence à l’égard des conclusions du TCDP et de son évaluation de la preuve qui lui a été soumise (voir : Dunsmuir, aux paragraphes 48 à 53).

[36]           Quant aux questions d’équité procédurale soulevées par la demanderesse, elles doivent être examinées en fonction de la norme de la décision correcte plutôt que de la norme de la décision raisonnable. Comme la Cour suprême du Canada l’a souligné dans l’arrêt Établissement de Mission c. Khela, 2014 CSC 24, [2014] 1 RCS 502, au paragraphe 79 : « La norme applicable à la question de savoir si la décision a été prise dans le respect de l’équité procédurale sera toujours celle de la “décision correcte”. » Ainsi, la Cour doit décider si le processus suivi par le TCDP respectait le degré d’équité qu’exigeaient les circonstances en l’espèce (voir : Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 RCS 3, au paragraphe 115). Par conséquent, il ne s’agit pas tant de décider si les décisions du TCDP étaient correctes, mais plutôt de décider si le processus suivi par le TCDP pour rendre ses décisions était équitable (voir : Hashi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 154, [2014] ACF no 167, au paragraphe 14; et Makoundi c. Canada (Procureur général), 2014 CF 1177, [2014] ACF no 1333, au paragraphe 35).

V.                Analyse

A.                Questions portant sur l’équité procédurale

[37]           La demanderesse affirme que l’enregistrement de l’audience devant le TCDP est si déficient que la Cour ne peut évaluer correctement et entièrement les décisions du TCDP et que, selon l’arrêt Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 201 c. Montréal (Ville), [1997] 1 RCS 793, 144 DLR (4th) 577 (SCFP), la seule option est la tenue d’une nouvelle audience. Selon la demanderesse, il est impossible de dire si les passages inaudibles de l’enregistrement qui sont mentionnés dans la transcription écrite qu’elle a demandée ne correspondent qu’à quelques mots, ou à des pages de preuve.

[38]           Pour sa part, la défenderesse souligne que dans l’arrêt SCFP, contrairement au cas qui nous occupe, le ruban était entièrement vierge. En l’espèce, la défenderesse souligne l’enregistrement substantiel; les témoignages inaudibles dans l’enregistrement constituent une part non significative de l’enregistrement. Elle affirme que la demanderesse n’a pas fait mention d’un élément de preuve précis qui serait manquant, ou n’a pas montré comment les passages manquants dans l’enregistrement nuisent à la capacité de Millbrook à solliciter un contrôle judiciaire. La défenderesse souligne de plus que certains des passages portant la mention [traduction] « inaudible » dans la transcription ne sont pas vraiment inaudibles; lorsqu’on écoute l’enregistrement; l’audiotypiste a aussi indiqué que le court délai imposé par la demanderesse pour la préparation de la transcription était un problème.

[39]           Je suis d’accord avec la défenderesse que la demanderesse n’a pas fait mention d’un élément de preuve précis qui serait manquant ou montré comment les passages manquants dans l’enregistrement nuisent à la capacité de Millbrook à solliciter un contrôle judiciaire. Certains des passages portant la mention [traduction] « inaudible » dans la transcription commandée par Millbrook peuvent être clairement entendus et compris lorsqu’on écoute l’enregistrement audio fourni par le TCDP. Par exemple, l’audiotypiste a écrit ce qui suit pour la première partie du témoignage, le 1er août 2014 :

[traduction]
LE PRÉSIDENT : Bonjour. Tout d’abord, nous allons discuter... (inaudible – trop loin du microphone). M. Kayter?

(Dossier de demande, dossier de la Cour T-1379-15, à la page 1584)

[40]           Toutefois, lorsqu’on écoute l’enregistrement audio, on peut entendre assez clairement :

[traduction]
LE PRÉSIDENT : Bonjour. Tout d’abord, nous allons discuter du rapport d’expert qui a été remis... umm. M. Kayter?

(Enregistrement audio, jour 4, 1er août 2014)

[41]           Il est vrai que les deux autres passages portant la mention [traduction] « inaudible » sur cette page du dossier sont difficiles à saisir lorsqu’on écoute l’enregistrement. Toutefois, le fait qu’il y ait certains passages de la transcription qui portent la mention [traduction] « inaudible » ne signifie pas nécessairement que le TCDP n’a pas entendu le témoignage ou que ses décisions ont été rendues d’une manière non équitable sur le plan de la procédure.

[42]           De plus, il faut souligner qu’au moins quelques autres passages de la transcription qui portent la mention [traduction] « inaudible » ne le sont pas en fait : par exemple, dans le dossier de demande pour le dossier de la Cour T-1379-15, à la page 987, le second passage inaudible correspond clairement à [traduction] « votre représentant »; à la page 1835, le premier passage inaudible correspond clairement à [traduction] « [...] quelques dates provisoires [...] ». Par conséquent, je rejette l’argument de la demanderesse selon lequel l’absence d’un enregistrement complet de l’audience empêche un contrôle judiciaire adéquat des décisions du TCDP. Les passages inaudibles dans l’enregistrement, tels qu’ils apparaissent dans la transcription, et tels qu’ils ont été évalués par la Cour, ont peu d’importance en regard du volumineux dossier dont dispose la Cour.

[43]           La demanderesse affirme également que les règles d’équité procédurale n’ont pas été respectées parce que le TCDP a unilatéralement décidé de rendre deux décisions distinctes, séparées de plusieurs mois, et découlant de la même audience. À cet égard, la demanderesse s’appuie sur la décision Carpenter Fishing Corp. c. Canada, [1998] 2 RCF 548, 155 DLR (4th) 572 [Carpenter], permission d’en appeler refusée, (1999) 249 NR 200 (CSC), et affirme que la décision du TCDP de rendre deux décisions était une façon de faire [traduction] « inusitée ». La demanderesse prétend en outre que le TCDP a violé l’engagement contenu dans sa directive sur la procédure no 1, soit de parvenir à une décision [traduction] « dans un délai de quatre mois, aussi souvent que possible ». La demanderesse affirme que le TCDP a gardé pour lui ses intentions de scinder sa décision jusqu’au moment de rendre sa décision en matière de discrimination, et qu’il ne convient pas de rendre une décision par tranches.

[44]           De son côté, la défenderesse avance que la demanderesse est mal avisée de s’appuyer sur la décision Carpenter, parce que cette décision est par la suite devenue théorique après l’adoption de l’article 107 des Règles des Cours fédérales, comme on l’a souligné dans la décision Illva Saranno SPA v Privilegiata Fabbrica Marashine Excelsior, [1998] FCJ no 1500, 157 FTR 217. Le cas en l’espèce, souligne la défenderesse, concerne deux décisions distinctes émanant d’une seule et même audience, et il s’agit d’un contrôle judiciaire, et non de l’instruction d’une quelconque cause d’action devant la Cour fédérale, ce qui distingue ce cas de la décision Carpenter. Selon la défenderesse, il y a eu une [traduction] « pause naturelle et pratique » entre les deux décisions, lesquelles sont mutuellement exclusives et concernent des plaintes fonctionnellement distinctes, et la demanderesse n’a subi aucun préjudice puisqu’elle est toujours en mesure de solliciter un contrôle judiciaire des deux décisions.

[45]           Je ne trouve aucun fondement aux arguments de la demanderesse selon lesquels les règles d’équité procédurale n’ont pas été respectées parce que le TCDP a décidé de rendre une décision concernant la plainte pour motif de discrimination avant de rendre par la suite une décision concernant la plainte faisant état de représailles après la conclusion de l’audience au cours de laquelle ont été entendues les deux plaintes. La demanderesse fonde ses arguments à cet égard sur le passage suivant tiré de la décision Carpenter :

[traduction]

8          Avant de statuer sur le fond de l’appel, je ne peux m’empêcher de faire la remarque suivante : bien que les parties n’aient pas formulé d’objection sur ce point, la manière dont le juge de première instance a procédé est pour le moins inusitée. À l’exception des cas où une pratique différente est autorisée par les Règles de la Cour fédérale, un seul jugement devrait être rendu après l’instruction d’une action, et ce jugement devrait mettre fin au litige entre les parties. Un juge de première instance peut certainement diviser un procès en plusieurs étapes, mais il ne devrait pas rendre un jugement à la fin d’une étape, à moins que ce jugement ne règle le litige. Un jugement ne devrait pas être rendu « par tranches ». Nous avons entendu l’appel en dépit de cette irrégularité; il s’est écoulé une année depuis le prononcé des motifs du jugement de première instance et les droits de toutes les parties visées rendent tout délai supplémentaire inadmissible. Compte tenu de la conclusion à laquelle nous sommes finalement parvenus, la décision d’entendre l’appel s’est révélée sage. Toutefois, nous ne voulons pas que notre décision soit perçue comme une acceptation de la pratique consistant à diviser un jugement que le juge de première instance a adoptée dans un cas tel que celui qui nous occupe.

[46]           Il est malavisé que la demanderesse s’appuie sur la décision Carpenter, et ce pour diverses raisons. D’abord, le passage cité est clairement une remarque incidente parce que, bien que les questions en litige dans la décision Carpenter aient été divisées en deux – soit d’abord la question de la légalité puis la question de la réparation –, le cas ne portait pas sur le bien-fondé d’une disjonction des questions en litige ou des décisions dans une instance; au contraire, dans la décision Carpenter, la Cour devait décider si, en l’espèce, une portion du régime de quotas pour la pêche était illégale. Deuxièmement, surtout, la décision Carpenter portait sur l’instruction distincte de questions dans le contexte d’une action contre la Couronne et le ministre des Pêches et des Océans de l’époque devant la Cour fédérale, où il est bien établi qu’« une action ne doit donner lieu qu’à une seule ordonnance définitive » (voir : Time Warner Entertainment Co. L.P. c. Unetelle, [2000] 186 FTR 303, 6 CPR (4th) 124, au paragraphe 6). Le bien-fondé du principe selon lequel un jugement ne devrait pas être rendu en tranches est clairement expliqué dans Warner Entertainment Co. c. Unetelle, 2002 CFPI 394, 113 ACWS (3d) 528, alors que le juge Pelletier affirme ce qui suit :

[3]        [...] En effet, il est bien établi qu’une seule ordonnance définitive doit trancher le litige entre les parties. Voir Carpenter Fishing Corp. c. Canada, 1997 (CAF), [1998] 2 C.F. 548. La raison profonde de cette règle tient au fait que, lors du prononcé du jugement, la cause d’action sous-jacente se fond dans ce jugement et ne peut ensuite servir à étayer une autre décision de la Cour, sauf en ce qui concerne le jugement rendu. Cette règle s’applique, que le jugement en cause soit prononcé à la suite d’une instruction ou d’un consentement. Prairie Hydraulic Equipment Ltd. v. Everest Equipment Inc., [1998] B.C.J. no 1121.

[47]           En l’espèce, il y a deux décisions distinctes du TCDP relatives à deux plaintes séparées et distinctes. Même si les décisions découlaient d’une seule et même audience, le TCDP en l’espèce a simplement prononcé une série de motifs relatifs à la plainte pour motif de discrimination et une seconde série de motifs relatifs à la plainte faisant état de représailles. Même si la procédure adoptée par le TCDP peut être inusitée, comme l’affirme la demanderesse, à mon avis, il n’y a rien d’inéquitable pour la demanderesse dans le fait que le TCDP ait rendu ses décisions de cette manière suivant l’audience qui portait sur deux plaintes distinctes. Même si cette façon de faire peut ne pas être idéale dans tous les cas, étant donné qu’elle pourrait obscurcir la question de savoir à quel moment un tribunal devient functus officio ou possiblement empêcher les parties de négocier une réparation pour une plainte, parce qu’elles pourraient devoir attendre que l’affaire soit entièrement tranchée avant de pouvoir le faire, ce n’est pas le cas en l’espèce puisque le TCDP est demeuré explicitement saisi des deux plaintes, non seulement pour ce qui est de la décision en matière de discrimination, mais aussi de la décision en matière de représailles, où il a conclu ce qui suit :

[93]      Puisque j’ai conclu que la plainte [faisant état de représailles] est en partie fondée, je peux rendre une ordonnance contre la Première nation de Millbrook conformément au paragraphe 53(2) de la LCDP. Toutefois, les parties ont accepté de scinder les plaidoiries relatives à la question de la réparation de celles portant sur le fond de la plainte. À l’issue de l’instruction de l’affaire Tabor no 1 [décision en matière de discrimination], j’ai invité les parties à engager des discussions en vue de parvenir à un règlement qui tienne compte de mes conclusions et j’ai ajouté que je leur demanderais un compte rendu après la publication de mes motifs (voir Tabor no 1, au paragraphe 148). Les parties m’ont finalement fait savoir que leurs discussions avaient été infructueuses. Par conséquent, le Tribunal communiquera sous peu avec elles pour les inviter à lui présenter leurs observations concernant la question de la réparation au regard des deux décisions.

[94]      Le Tribunal restera donc saisi des deux affaires jusqu’au règlement définitif de la question de la réparation eu égard aux deux plaintes de Mme Tabor.

[48]           De façon plus générale, lorsqu’il est question d’équité procédurale, la Cour doit examiner le contexte particulier de l’affaire et tenir compte de toutes les circonstances (Knight c. Indian Head School Division No. 19, [1990] 1 RCS 653, 106 NR 17), de même que des facteurs liés à l’obligation d’équité procédurale établis dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, 174 DLR (4th) 193, aux paragraphes 21 à 28. Il est vrai qu’aucune des deux parties ne s’attendait à ce que la décision relative à l’issue de l’audience soit scindée. Toutefois, je ne vois pas comment ce fait, à lui seul, peut justifier d’annuler les décisions du TCDP au motif qu’elles ont été rendues d’une manière inéquitable sur le plan procédural. Deux plaintes avaient été déposées devant le TCDP et, à mon avis, il n’était ni inéquitable ni incorrect (ni en l’espèce déraisonnable) que le TCDP rende une décision en considérant séparément chacune des plaintes. La demanderesse affirme que sa présentation des éléments de preuve et ses observations au TCDP auraient été quelque peu différentes si elle avait su qu’il y aurait deux décisions distinctes relativement aux deux plaintes. Le TCDP était libre de suivre sa propre procédure pour rendre une décision juste et rapide relativement à chacune des plaintes suivant l’audience, en autant qu’il le fasse de manière équitable; en l’espèce, il a agi de manière équitable.

B.                 La décision en matière de discrimination

[49]           La demanderesse indique et affirme que le TCDP a commis six erreurs importantes dans la décision en matière de discrimination, de telle manière que l’intervention de la Cour est requise. En particulier, la demanderesse avance que le TCDP a commis une erreur : 1) en attribuant à la Première Nation le commentaire supposément fait par M. Cope au sujet des femmes et de leurs seins; 2) en présentant la preuve d’une manière erronée et en tirant une conclusion quant à la crédibilité de M. Cope sur ce motif; 3) en ne tenant pas compte du fait que la défenderesse était parfois [traduction] « en accord » avec l’idée de rester à la maison avec son enfant; 4) en concluant que la défenderesse n’a pas poursuivi sa formation sur la pêche après l’an 2000 à cause de l’absence d’une aide financière alors qu’elle n’a pas demandé d’aide financière; 5) en ne tenant pas compte du fait que la défenderesse attendait un enfant en 2006 et était par conséquent incapable de travailler sur le bateau qu’exploitait M. Tabor; 6) en concluant que la défenderesse était liée à Donald Marshall Jr.

[50]           À mon avis, aucune des erreurs alléguées n’est suffisante, prise individuellement ou collectivement, pour justifier l’intervention de la Cour. En gros, les arguments de la demanderesse à propos des erreurs supposément commises par le TCDP ne sont rien de plus qu’une requête pour que la Cour soupèse à nouveau la preuve dont disposait le TCDP et réévalue les décisions rendues. Un contrôle judiciaire n’est pas, comme le voudrait la demanderesse, une nouvelle audience des faits et de la preuve sur lesquels s’est appuyée Mme Tabor à l’audience devant le TCDP pour soutenir ses plaintes pour motif de discrimination et faisant état de représailles. Au contraire, le rôle de la Cour dans un contrôle judiciaire se limite plutôt à examiner la décision en matière de discrimination du TCDP et le dossier constituant le fondement de la décision, ainsi qu’à décider si la décision à laquelle en est venu le TCDP respecte la norme de la décision raisonnable. Ce n’est pas le rôle de la Cour, dans un contrôle judiciaire, de soupeser à nouveau la preuve dont disposait le TCDP pour en arriver à une conclusion ou à une issue différente de celle du TCDP. Il ne revient pas à la Cour, comme il est dit plus haut, de réévaluer la preuve dont disposait le TCDP et de tirer sa propre conclusion ou d’en arriver à une autre issue qui serait préférable.

[51]           Même si les plaintes de la demanderesse sont peut-être fondées quant aux divergences dans les dates auxquelles M. Cope aurait fait ses remarques sur les femmes et leurs seins, le TCDP n’a pas attribué ces remarques, en entier, à Millbrook, comme le laisse entendre la demanderesse. Il n’était pas déraisonnable pour le TCDP de tenir compte de ces remarques, sans égard au moment où elles auraient été réellement faites, lorsqu’il s’est penché sur la question de la discrimination systémique contre les femmes dans la pêcherie de Millbrook.

[52]           De plus, les erreurs qu’aurait supposément commises le TCDP ne suffisent pas à prouver que le TCDP a fait fi de la preuve dont il disposait, ou l’a mal interprétée, d’une manière telle que sa décision en matière de discrimination était déraisonnable et nécessite l’intervention de la Cour. Même s’il est possible que le TCDP ait commis une erreur, comme le laisse entendre la demanderesse, dans ses conclusions sur les raisons expliquant pourquoi Mme Tabor a quitté son programme de formation en 1997 et sur le fait qu’elle n’a pas l’habitude d’abandonner ses cours, cela ne rend pas la décision en matière de discrimination déraisonnable, quand on l’examine comme un tout.

[53]           En somme, je trouve que la décision en matière de discrimination rendue par le Tribunal est justifiable, transparente et intelligible, en plus d’appartenir aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

C.                 La décision en matière de représailles

[54]           La demanderesse affirme que la décision en matière de représailles était déraisonnable parce que le TCDP s’est appuyé sur une jurisprudence qui ne porte pas sur la question des représailles (p. ex., O’Malley et Moore c. ColombieBritannique (Éducation), 2012 CSC 61, [2012] 3 RCS 360 [Moore]) et a adopté un critère inadéquat pour la question des représailles. Selon la demanderesse, en demandant qu’un plaignant établisse seulement une preuve prima facie de représailles, le TCDP a appliqué un critère beaucoup moins rigoureux que celui adopté dans plusieurs décisions du TCDP. La demanderesse affirme qu’en rejetant la jurisprudence qui laisse entendre qu’un plaignant doit prouver l’existence d’une intention de représailles, le TCDP a accordé trop de poids à la perception qu’à la défenderesse, selon laquelle elle est une victime. Selon la demanderesse, l’intention doit être un élément du critère appliqué dans les plaintes de représailles pour maintenir l’objectivité du critère.

[55]           En ce qui concerne les conclusions du TCDP relatives à la plainte faisant état de représailles, la demanderesse affirme que le TCDP a commis une erreur en omettant de tenir compte d’éléments de preuve pertinents, violant par conséquent les principes de justice naturelle et d’équité procédurale, et a également commis une erreur en concluant que les allégations de représailles étaient en partie fondées. La demanderesse affirme qu’il était déraisonnable que le TCDP conclue que Mme Tabor avait perdu son poste en recherche en raison de représailles, parce que les éléments de preuve qu’elle a soumis étaient limités et constituaient un double ouï-dire puisqu’ils s’appuyaient sur ce que lui a dit M. Cooper de sa conversation avec le chef de la Première Nation Millbrook, Lawrence Paul. En ce qui a trait au refus d’une aide financière pour un déplacement, la demanderesse critique le TCDP pour avoir omis d’analyser le montant réel en litige, soit seulement environ 90 $, et allègue que les motifs du TCDP à cet égard étaient de la nature de conclusions et ne permettaient pas à Millbrook de comprendre pourquoi son argument sur la question n’a pas été retenu. Selon la demanderesse, cette façon de faire du TCDP était déraisonnable et inéquitable.

[56]           Pour sa part, la défenderesse souligne que l’exercice de représailles constitue une forme bien établie de discrimination, et comme les arrêts O’Malley et Moore traitent tous deux des exigences générales pour conclure à une discrimination prima facie, il n’était pas déraisonnable pour le TCDP de s’appuyer sur ces deux arrêts pour établir le critère à appliquer dans le cas de représailles. La défenderesse affirme que le critère adopté par le TCDP est sensé et bien motivé, et que le TCDP n’a pas rejeté la jurisprudence établie, mais a plutôt rendu une décision éclairée. Selon la défenderesse, le TCDP avait l’obligation d’analyser le caractère raisonnable de sa perception de représailles, qui constitue un élément objectif, et dans des cas comme la décision Warman c. Winnicki, 2006 TCDP 20 (CanLII), le Tribunal a rejeté l’idée que l’intention constitue un élément requis pour établir le bien-fondé d’une plainte faisant état de représailles. L’intention, affirme-t-elle, peut être utilisée pour prouver le bien-fondé d’une plainte faisant état de représailles, mais elle n’est pas nécessaire.

[57]           La défenderesse avance que même s’il est possible que la jurisprudence soit incertaine quant à la question de savoir si une intention d’exercer des représailles constitue un élément nécessaire pour établir le bien-fondé d’une plainte faisant état de représailles, exiger une preuve d’intention imposerait un fardeau plus lourd que ce qu’exigent les lois sur les droits de la personne. La défenderesse souligne la décision de la Cour dans Boiko c. Canada (Conseil national des recherches), 2010 CF 110, 362 FTR 258, au paragraphe 35 [Boiko], concernant la proposition selon laquelle le bien-fondé d’une plainte faisant état de représailles peut être établi quand le plaignant considère raisonnablement que les mesures prises constituent des représailles pour avoir déposé une plainte relative aux droits de la personne. La défenderesse affirme que la démarche adoptée par le TCDP pour conclure à des représailles au sens de l’article 14.1 de la LCDP était raisonnable et n’exigeait pas de la plaignante qu’elle prouve la présence d’une [traduction] « pensée subjective » dans la tête de l’auteur des représailles.

[58]           En ce qui concerne les conclusions du TCDP relativement à la plainte faisant état de représailles, la défenderesse allègue qu’aucun des éléments de preuve de la demanderesse concernant la perte de son emploi en recherche ne pourrait être considéré comme étant [traduction] « une meilleure preuve » en comparaison de son témoignage détaillé. Selon la défenderesse, il était loisible au TCDP d’accorder peu de poids aux affidavits de M. Cooper et de M. Hickey et de retenir le témoignage de la défenderesse. Quant au refus d’une aide financière pour un déplacement, la défenderesse affirme que le montant de 90 $ pour le kilométrage est une fabrication de la demanderesse, et que le TCDP n’a jamais conclu que cet élément de la plainte de représailles était uniquement constitué du voyage à Halifax. La défenderesse affirme que les conclusions du TCDP selon lesquelles la défenderesse avait établi une preuve prima facie de représailles étaient raisonnables et que contrairement à la position de la demanderesse, le TCDP a rendu une décision détaillée et bien motivée.

[59]           Les parties sont en désaccord sur la question de savoir si une intention d’exercer des représailles constitue un élément requis pour établir le bien-fondé d’une plainte de représailles. Le TCDP a illustré la question de la façon suivante pour établir le critère à appliquer pour conclure au bien-fondé d’une plainte faisant état de représailles :

[6]        C’est au plaignant qu’il incombe d’établir qu’il y a eu représailles en présentant une preuve suffisante à première vue. Autrement dit, le plaignant doit produire une preuve qui, si on lui ajoute foi, est complète et suffisante pour justifier un verdict portant que l’intimé a exercé des représailles contre lui (voir Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons‑Sears, 1985 CanLII 18 (CSC), [1985] 2 RCS 536, au paragraphe 28 [O’Malley]). Pour établir à première vue l’existence de représailles, le plaignant doit montrer qu’il a déposé une plainte sous le régime de la LCDP, qu’il a subi, par suite du dépôt de sa plainte, un traitement préjudiciable de la part de la personne visée par la plainte ou d’une personne agissant en son nom et que la plainte a constitué un facteur à l’origine du traitement préjudiciable (voir Moore c. ColombieBritannique (Éducation), 2012 CSC 61, au paragraphe 33).

[7]        Lorsqu’il s’est agi de montrer qu’une plainte déposée en matière de droits de la personne a constitué un facteur dans le traitement préjudiciable réservé au plaignant, le Tribunal a parfois exigé du plaignant qu’il prouve une intention d’exercer des représailles (voir Virk c. Bell Canada, 2005 TCDP 2; Malec, Malec, Kaltush, Ishpatao, Tettaut, Malec, Mestépapéo, Kaltush c. Conseil des Montagnais de Natashquan, 2010 TCDP 2 et Cassidy c. Société canadienne des postes et Raj Thambirajah, 2012 TCDP 29). Dans d’autres cas, au lieu d’exiger une preuve de l’intention, le Tribunal a plutôt retenu le fait que les mesures prises étaient perçues par le plaignant comme des représailles, si cette perception était raisonnable (voir Wong c. Banque royale du Canada, 2001 CanLII 8499 (CHRT) et Bressette c. Kettle and Stony Point First Nation Band Council, 2004 CHRT 40). Dans le second groupe de décisions, le caractère raisonnable de la perception du plaignant est mesuré, le but étant d’éviter que l’intimé soit tenu responsable de l’angoisse ou des réactions exagérées du plaignant.

[8]        À mon avis, le fait d’exiger une preuve de l’intention d’exercer des représailles revient à imposer au plaignant, pour établir l’existence de cet acte discriminatoire, un fardeau de preuve plus lourd que pour tous les autres actes discriminatoires visés par la LCDP. Cette façon de faire est incompatible avec le principe voulant que la LCDP et, plus généralement, les lois sur les droits de la personne doivent recevoir une interprétation large et libérale (voir Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières nations du Canada et al. c. Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires indiennes et du Nord Canada), 2015 TCDP 14, aux paragraphes 3 à 28).

[9]        Selon la LCDP, les représailles constituent un acte discriminatoire (voir les articles 4 et 39 de la LCDP). La LCDP vise avant toute chose à éliminer la discrimination plutôt qu’à punir les auteurs d’actes discriminatoires. Il s’ensuit que « les motifs ou les intentions des auteurs d’actes discriminatoires ne constituent pas une des préoccupations majeures du législateur » (Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor), 1987 CanLII 73 (CSC), au paragraphe 10 [Robichaud]). Au contraire, la LCDP « vise à remédier à des conditions socialement peu souhaitables, et ce, sans égard aux raisons de leur existence » (Robichaud, au paragraphe 10). De plus, exiger une preuve de l’intention afin d’établir l’existence de discrimination serait comme « élever une barrière pratiquement insurmontable pour le plaignant qui demande réparation », car « [i]l serait extrêmement difficile dans la plupart des cas de prouver le mobile » (O’Malley, au paragraphe 14). Comme l’a déclaré le Tribunal à de multiples reprises, « [l]a discrimination n’est pas un phénomène qui se manifeste ouvertement, comme on serait porté à le croire » (Basi c. Cie des chemins de fer nationaux du Canada, 1988 CanLII 108 (TCDP)).

[60]           La jurisprudence fait d’un acte de représailles une pratique discriminatoire distincte (voir, par exemple, Gainer c. Exportation et développement Canada), 2006 CF 814, au paragraphe 36, 295 FTR 137). De plus, dans la décision Boiko, la Cour a adopté la décision rendue par le TCDP dans Wong c. Banque Royale du Canada, [2001] D.C.D.P. no 11 [Wong], affirmant qu’il y a deux façons d’établir le bien-fondé d’une plainte pour représailles :

[35]      Aux termes de l’article 14.1 de la Loi, il existe deux façons d’établir le bien-fondé d’une plainte pour représailles. La première concerne les cas où la preuve indique que le défendeur entendait user de représailles et la deuxième concerne les cas où le demandeur considère raisonnablement que les mesures prises constituent des représailles pour avoir déposé une plainte relative aux droits de la personne : Wong c. Banque Royale du Canada, [2001] T.C.D.P. no 11, par. 219.

[61]           Dans la décision Wong, le TCDP a fait les observations suivantes au sujet de l’article 14.1 de la LCDP :

[218]    En revanche, un certain nombre de décisions ayant trait à des allégations de représailles portées en vertu des codes provinciaux des droits de la personne ont été rendues. Celle qui est le plus souvent citée est Entrop c. Imperial Oil Ltd. (No. 7)(2) [(1995), 23 C.H.R.R. D/213; conf. par (1998) O.A.C. 188 (C. div.); modifiée pour d’autres motifs (2000), 50 O.R. 3(d) 18 (C.A.)]. Dans Entrop, la commission d’enquête de l’Ontario s’est penchée sur l’interprétation de l’art. 8 du Code ontarien des droits de la personne, dont le libellé est différent de celui du par. 14.1 de la Loi. Je suis toutefois d’avis que l’art. 8 du Code ontarien et le par. 14.1 de la Loi sont similaires quant à leur objet et à la protection qu’ils offrent. L’un et l’autre interdisent d’exercer des représailles contre un individu qui exerce les droits que lui confère la Loi.

[219]    Selon Entrop, pour prouver que cet article a été enfreint, il faut démontrer l’existence d’un lien entre les présumées représailles et l’exercice des droits du plaignant en vertu de la Loi. Lorsque des faits démontrent que l’intimé entendait user de représailles en raison d’une plainte relative aux droits de la personne, le lien nécessaire est établi. Toutefois, si le plaignant perçoit raisonnablement que les mesures prises constituent des représailles en raison de la plainte relative aux droits de la personne, il pourrait également s’agir de représailles, nonobstant l’intention prouvée de l’intimé. Bien sûr, il faut voir dans quelle mesure la perception du plaignant est raisonnable. L’intimé ne devrait pas être tenu responsable de l’angoisse ou des réactions exagérées du plaignant. [Note de bas de page omise]

[62]           Plus récemment, dans la décision Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c. Procureur général du Canada (pour le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2015 TCDP 14 (CanLII) [Premières Nations], le TCDP a examiné le droit en matière de représailles et a estimé que pareillement aux autres plaintes de discrimination, « le plaignant doit fournir une preuve qui, si l’on y ajoute foi, est complète et suffisante pour qu’il soit justifié de rendre un verdict de représailles de la part de l’intimé contre le plaignant » (au paragraphe 4). Cependant, les plaintes de représailles ne sont pas fondées sur un motif de distinction illicite; elles sont plutôt fondées sur une plainte antérieure en matière de droits de la personne, sur l’expérience subséquente du plaignant d’un traitement préjudiciable par suite du dépôt de sa plainte, et sur le fait que la plainte a constitué un facteur dans la manifestation de ce traitement préjudiciable (Premières Nations, au paragraphe 5). Dans la décision Premières Nations, le TCDP a conclu que l’approche exposée dans la décision Wong est préférable, en ce sens qu’exiger que l’on prouve une intention impose un fardeau plus élevé que pour les autres pratiques discriminatoires et l’intention n’est pas nécessaire dans le cas des autres plaintes pour motif de discrimination.

[63]           En l’espèce, il était raisonnable pour le TCDP dans sa décision relative à la plainte faisant état de représailles d’adopter et d’appliquer l’approche suivie dans la décision Premières Nations. Il était également raisonnable pour le TCDP de souligner les décisions de la Cour suprême du Canada dans O’Malley (au paragraphe 14) et Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor), [1987] 2 RCS 84, [1987] ACS no 47, au paragraphe 9, alors que la Cour suprême a conclu que l’intention n’est pas un élément essentiel pour prouver la discrimination. Même si ces arrêts de la Cour suprême du Canada sont peut-être anciens, ils demeurent néanmoins valables, comme l’a souligné la Cour suprême dans l’arrêt Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), 2015 CSC 39, [2015] 2 RCS 789, au paragraphe 40.

[64]           À mon avis, le TCDP n’a pas commis d’erreur en concluant qu’il n’était pas nécessaire d’établir une preuve d’intention pour que la défenderesse puisse prouver l’exercice de représailles à son endroit. Cela ne signifie pas que le critère à appliquer en matière de représailles est purement ou totalement subjectif, parce qu’il doit quand même y avoir une perception raisonnable que des représailles ont été exercées. La condition voulant qu’il y ait une perception raisonnable de représailles injecte l’élément objectif nécessaire dans le critère applicable. En l’espèce, le TCDP a rejeté certaines des perceptions de représailles de la défenderesse, parce qu’elles n’étaient pas raisonnables; à cet égard, il est clair que le TCDP a utilisé le bon critère.

[65]           Quant à l’argument de la demanderesse selon lequel la décision est déraisonnable parce que le TCDP a retenu la preuve par [traduction] « double ouï-dire » de Mme Tabor au sujet de la perte de son emploi au sein d’une équipe de recherche plutôt que le témoignage de M. Cooper, de M. Hickey et de M. Gloade, cet argument est dénué de fondement parce qu’il ne constitue qu’une simple requête de la part de la demanderesse pour que la Cour soupèse à nouveau la preuve, et toute préoccupation relative au ouï-dire aurait dû être soulevée au moment de l’audience devant le TCDP. Le TCDP jouit d’une très grande latitude pour apprécier la preuve et préférer un témoignage à un autre, et la Cour doit faire preuve de déférence à l’égard de son appréciation de la preuve. En l’espèce, le TCDP a fourni des motifs clairs pour expliquer pourquoi il a choisi d’accorder peu de poids au témoignage de M. Cooper et de M. Hickey. Même si la préférence de la Cour n’est peut-être pas de s’appuyer sur une preuve par ouï-dire, le contrôle qu’exerce le TCDP sur ses propres procédures lui permet de le faire. En fait, l’alinéa 50(3)c) de la LCDP prévoit explicitement que le TCDP peut, sous réserve de deux exceptions limitées, « recevoir [...] des éléments de preuve ou des renseignements par déclaration verbale ou écrite sous serment ou par tout autre moyen qu’il estime indiqué, indépendamment de leur admissibilité devant un tribunal judiciaire ».

[66]           Les arguments de la demanderesse concernant la conclusion de représailles du TCDP au motif que la défenderesse s’est vu refuser une aide financière pour un déplacement sont également sans fondement. Peu importe le montant réel de cette dépense, la question pertinente à se poser concerne le caractère raisonnable de la décision du TCDP selon laquelle le refus d’une aide financière pour un déplacement constituait une mesure de représailles par Millbrook. À mon avis, les conclusions du TCDP à cet égard étaient justifiables, transparentes et intelligibles, et par conséquent raisonnables, et sa décision en matière de représailles appartient bien aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

VI.             Conclusion

[67]           Pour les motifs indiqués précédemment, je conclus que ni la décision en matière de discrimination, ni la décision en matière de représailles n’étaient inéquitables sur le plan procédural ou substantiellement déraisonnables. En conséquence, les demandes de contrôle judiciaire de Millbrook sont rejetées.

[68]           La défenderesse a réclamé, à juste titre, des dépens relativement à chaque demande de contrôle judiciaire. Conformément à l’article 400 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, j’accorde à la défenderesse des dépens pour un montant forfaitaire fixe de 3 000 $ (taxes, débours et autres dépenses compris) pour chaque demande, soit un montant total de 6 000 $ (taxes, débours et autres dépenses compris).


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.                  les demandes de contrôle judiciaire de la demanderesse sont chacune rejetées;

2.                  des dépens sont adjugés à la défenderesse, au montant forfaitaire fixe de 3 000 $ (taxes, débours et autres dépenses compris) pour chaque demande, soit un montant total de 6 000 $ (taxes, débours et autres dépenses compris);

3.                  une copie du présent jugement et des présents motifs sera versée dans chacun des dossiers de la Cour, no T-887-15 et no T-1379-15.

« Keith M. Boswell »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIERS :

T-887-15 et T-1379-15

 

INTITULÉ :

PREMIÈRE NATION MILLBROOK c. STACEY LEE TABOR

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Halifax (Nouvelle-Écosse)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Les 18 et 19 mai 2016

 

Motifs du JUGEMENT:

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 3 août 2016

 

COMPARUTIONS :

Gavin Giles, c.r.

Michelle C. Awad, c.r.

 

Pour la demanderesse

 

Gary A. Richard

 

Pour la défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

McInnes Cooper

Avocats

Halifax (Nouvelle-Écosse)

 

Pour la demanderesse

 

Burchell MacDougall LLP

Avocats

Truro (Nouvelle-Écosse)

 

Pour la défenderesse

 

 

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