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Date : 20160805


Dossier : IMM-3246-15

Référence : 2016 CF 901

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 5 août 2016

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

JADRANKA BLAZIC

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision d’un agent des visas à Vienne, en Autriche, dans une lettre datée du 16 avril 2015 (la décision) rejetant la demande de résidence permanente de la demanderesse au titre de la catégorie des candidats des provinces au Canada en vertu de l’alinéa 42(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR), au motif que l’époux de la demanderesse à l’époque était interdit de territoire aux termes de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR.

I.                   Exposé des faits

[2]               Le 7 mai 2015, la défenderesse a demandé que la décision soit réexaminée. Cette demande a été rejetée le 12 mai 2015. Dans une lettre datée du 5 juin 2015, l’avocat de la demanderesse a demandé un autre réexamen de la décision pour le motif que le mariage de la demanderesse avait été annulé. Le 30 juin 2015, la demande de réexamen est encore une fois rejetée pour le motif que l’explication écrite fournie dans la décision (16 avril 2015) menait à terme la demande.

[3]               La persistance de la demanderesse à demander un réexamen s’explique en partie par le fait qu’environ une année plus tôt, soit le 4 avril 2014, sa demande avait été rejetée pour le même motif : elle avait été rejetée en vertu de l’alinéa 42(1)a) de la LIPR du fait que son époux était [traduction] « membre d’une des catégories de personnes interdites de territoire visées à l’alinéa 35(1)a) de la LIPR ». À ce moment, le défendeur avait volontairement proposé de réexaminer la demande de la demanderesse à condition que cette dernière annule la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire qu’elle avait entamée.

[4]               La demanderesse avait annulé sa demande d’autorisation. Sa demande de résidence permanente a ensuite été réexaminée, et le résultat fut le même : la demanderesse était interdite de territoire en raison des activités de son époux en temps de guerre en Yougoslavie.

[5]               La demanderesse est une citoyenne de la Serbie venue au Canada en mai 2008 avec ses deux enfants, qui étaient alors âgés de 16 et de 17 ans. La demanderesse a été approuvée dans le cadre du Programme des candidats des provinces le 6 juin 2012. Elle a présenté sa demande de résidence permanente le 12 septembre 2012. Dans sa demande, elle a inclus son mari, Sinisa Jelisic, qu’elle a épousé le 21 mai 2011 en Serbie. La demanderesse a quitté la Serbie pour le Canada le 30 mai 2011 et n’a jamais habité avec son mari depuis. Le mariage a été annulé en application de la loi serbe le 29 mai 2015 ou aux environs de cette date.

[6]               La demande de résidence permanente de la demanderesse a été rejetée en vertu de l’article 42 de la LIPR, car son mari a été déclaré comme étant interdit de territoire aux termes de l’alinéa 35(1)a) de ladite loi parce qu’il a été membre de l’armée populaire yougoslave, puis de l’armée de la République serbe de Bosnie de 1991 à 1995. Il a été garde au sein de la 43e Brigade motorisée de mai à août 1992 lorsque se faisait le « nettoyage ethnique » dans la région de Prijedor où il était affecté. L’époux de la demanderesse a travaillé comme garde à l’une des casernes et, selon certains rapports, ces casernes auraient été utilisées comme prisons et centres de détention.

[7]               Une lettre relative à l’équité procédurale a été envoyée à la demanderesse le 23 décembre 2014. Cette lettre fait état de préoccupations quant au service militaire de son époux. Dans cette lettre, on cite plusieurs documents de sources ouvertes consultés qui ont donné lieu à ces préoccupations initiales. La lettre renvoie également à une réponse de son époux datée de janvier 2013 liée à la première demande dans laquelle il indique que son travail comme garde consistait uniquement à surveiller des objets dans des casernes vides. Il ajoute aussi [traduction] « qu’il ignorait ce qui se passait à Prijedor de mai à août 1992 et que son unité ne participait à aucun type d’actions ». On mentionne dans la lettre que cette information contredit plusieurs des rapports cités dans la lettre. La lettre se termine par la conclusion qu’il y a des motifs raisonnables de croire que l’époux de la demanderesse était conscient des événements à Prijedor et du fait que dans son rôle de garde des casernes [traduction] « il se trouve complice des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre commis dans le district et la ville de Prijedor pendant son affectation ». On a demandé une réponse dans un délai de 60 jours.

[8]               L’avocat de la demanderesse a répondu le 18 février 2015. Il affirme que les accusations reposent sur des conjectures, et que l’époux a déclaré ses tâches pendant son service militaire et celles-ci étaient inoffensives. Les grandes lignes de la réponse veulent que même si d’autres personnes ont commis des crimes de guerre et qu’un bon nombre d’entre elles ont été [traduction] « identifiées, nommées et inscrites dans des rapports officiels » publiés, l’époux de la demanderesse ne fût ni un criminel de guerre, ni l’une des personnes nommées, ni une personne qui mérite d’être associée à ce groupe.

II.                Question en litige

[9]               La présente affaire repose sur la question de savoir si le bon critère d’inadmissibilité avait été appliqué par l’agent des visas.

[10]           Dans l’arrêt Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, la Cour suprême a examiné la distinction entre la preuve d’une question de fait et le règlement d’une question de droit. Dans cet arrêt, comme en l’espèce, lorsqu’il s’agit de décider si ces faits satisfont aux exigences d’un crime contre l’humanité, ce qui est une question de droit et de faits, comme il a été établi, il faut démontrer si les actes de l’époux constituaient en droit un crime contre l’humanité (voir le paragraphe 116).

[11]           Pour les motifs qui suivent, je conclus que les faits ont été interprétés en appliquant le mauvais critère juridique. Par conséquent, la demande sera accueillie.

III.             THÈSES DES PARTIES

[12]           La demanderesse soutient que l’agent a fait des conjectures à partir de ces « rapports » et qu’il n’y avait aucun élément de preuve laissant croire que l’époux a ordonné, influencé ou surveillé la perpétration d’un crime contre l’humanité. L’époux était reconnu coupable en s’appuyant sur des éléments de preuve aléatoires tirés de renseignements généraux en vue de tirer des conclusions sur ses activités précises. La demanderesse s’appuie sur l’arrêt Ezokola c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40 [Ezokola], rendu par la Cour suprême du Canada pour soutenir que [traduction] « le Canada ne prive pas une personne de ses droits en se fondant sur la culpabilité par association ».

[13]           Le défendeur soutient que l’agent avait de bonnes raisons de conclure que l’époux de la demanderesse était interdit de territoire aux termes de la LIPR. Les éléments de preuve documentaire que l’agent a consultés appuient cette conclusion. Tandis que la demanderesse fait valoir que son époux a été jugé interdit de territoire selon un raisonnement fondé sur une « culpabilité par association », le défendeur prétend que la conclusion démontre que l’époux de la demanderesse a été reconnu coupable en raison de sa participation directe et active ou de sa complicité, car il aurait apporté une aide et un encouragement à la perpétration de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité à titre de garde de casernes à Prijedor.

[14]           Le défendeur s’appuie également sur l’arrêt Ezokola et l’arrêt Varela c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 436, pour affirmer qu’il faut éviter la complicité par association ou l’acquiescement passif, mais que si une personne se livre à des actes [traduction] « expressément destinés à faciliter, à encourager ou à appuyer moralement la perpétration d’un crime précis », et que ce soutien a un effet considérable sur la perpétration d’un crime, il est question d’aide et d’encouragement.

IV.             Analyse

[15]           La Cour d’appel fédérale confirme au paragraphe 21 de l’arrêt Kanagendren c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 86 [Kanagendren], que l’alinéa 35(1)a) de la LIPR impute la responsabilité pénale tant aux auteurs d’un crime qu’à leurs complices. La mise en application de l’alinéa 35(1)a) exige de savoir si le participant était complice d’un crime aux termes des articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, L.C. 2000, ch. 24. La Cour d’appel fédérale fait remarquer qu’il s’agit d’un critère différent de celui énoncé au paragraphe 34(1), où une interdiction de territoire peut découler du fait d’être membre d’une organisation qui se livre au terrorisme. L’arrêt Kanagendren a été rendu avant l’arrêt Ezokola, mais l’analyse de l’alinéa 35(1)a) n’a pas changé en raison de l’arrêt Ezokola. L’élément qui change dans le critère est la complicité.

[16]           La question à trancher en l’espèce est celle posée et répondue par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Ezokola : à quelles conditions la seule association devient‑elle complicité coupable?

[17]           La première décision à trancher cette question a été rendue avant l’arrêt Ezokola. Les remarques de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) qui ont éclairé la décision datent aussi d’avant l’arrêt Ezokola. Il s’agit des seules remarques de l’ASFC dans le dossier certifié du tribunal. Ces remarques indiquent que l’agent de révision de l’ASFC s’est appuyé sur l’arrêt Ramirez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 2 C.F. 306 (C.A.) [Ramirez], pour décider si l’époux avait « apporté une aide et un encouragement » à la perpétration de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. L’ASFC s’est également appuyée sur l’arrêt Le Procureur c. Charles Ghankay Taylor, une décision rendue par le Tribunal spécial pour la Sierra Leone, citant particulièrement que [traduction] « l’élément mental essentiel requis pour apporter une aide et un encouragement est que la personne accusée sache que ses actes sont hautement probables d’aider à la perpétration d’un crime par l’auteur ou qu’elle était consciente que ses actes aident la perpétration d’un crime ». (Non souligné dans l’original.)

[18]           La nature ou le degré de la complicité, aussi qualifié de participation, n’est pas un facteur dans ni l’un ni l’autre de ces arrêts. Cette approche était acceptable avant l’arrêt Ezokola. Elle a cependant été remplacée par un nouveau critère une fois l’arrêt Ezokola rendu et publié en juillet 2013. Comme je ne peux améliorer la formulation de ce nouveau critère pour les motifs présentés par la Cour suprême, je fais référence à certains des motifs fournis dans l’arrêt Ezokola qui sont particulièrement utiles en l’espèce.

[9] Cette notion de complicité axée sur la contribution remplace le critère fondé sur la participation personnelle et consciente retenu par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Ramirez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 2 C.F. 306. Nous estimons que ce critère a parfois été indûment assoupli de manière à englober la complicité par association. Il est donc nécessaire de le modifier afin d’harmoniser le droit canadien avec le droit pénal international, les visées humanitaires de la Convention relative aux réfugiés et les principes fondamentaux du droit pénal.

[…]

[68] […] En droit pénal international, on ne peut conclure à la complicité d’une personne que si elle a consciemment (ou, du moins, par insouciance) apporté une contribution significative au crime ou au dessein criminel d’un groupe.

[…]

[82] […] à moins d’un contrôle exercé sur les auteurs individuels d’un crime international, nul ne peut se rendre complice seulement en continuant d’exercer ses fonctions sans protester.

[…]

[88] Étant donné que toute forme ou presque de contribution apportée à un groupe peut être considérée comme favorisant la réalisation de son dessein criminel, le degré de contribution doit être soupesé avec soin. L’exigence voulant que la contribution soit significative se révèle cruciale afin d’éviter un élargissement déraisonnable de la notion de participation criminelle en droit pénal international. [Non souligné dans l’original.]

[19]           L’arrêt Ezokola faisait jurisprudence depuis près de deux ans déjà lorsque la décision faisant l’objet du contrôle a été rendue. On ne fait toutefois aucune mention de cet arrêt dans la décision et on ne semble pas le prendre en considération. Le langage de la décision suit celui de l’arrêt Ramirez. Le texte précise que l’époux était [traduction] « conscient de tous les crimes de guerres et crimes contre l’humanité perpétrés par les membres de sa propre unité militaire » et qu’il y a des [traduction] « motifs raisonnables de croire que votre époux a commis des crimes de guerre ou a apporté une aide et un encouragement à la perpétration de tels crimes ».

[20]           Les rapports sur lesquels s’appuie la décision fournissent des détails graphiques des crimes de guerre commis par la 43e Brigade motorisée dont l’époux était un membre. On ne peut nier l’ampleur des crimes contre l’humanité commis lors de la guerre de Bosnie. On ne peut non plus nier que l’époux était présent à Prijedor au moment où ces atrocités ont été commises. Toutefois, au paragraphe 74 de l’arrêt Ezokola, la Cour suprême rappelle que nous devons « éviter que l’analyse relative à la complicité débouche sur l’exclusion de la protection des réfugiés sur le fondement de la seule appartenance à une organisation multiforme qui se livre à des crimes de guerre ou sur la seule omission de se dissocier de celle‑ci ».

[21]           L’agent des visas a commis une erreur de droit en négligeant de respecter et d’appliquer la jurisprudence établie dans l’arrêt Ezokola. La décision qui en résulte doit donc être annulée.

[22]           Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.

 


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.                  La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2.                  La décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour un nouvel examen.

3.                  Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.

« E. Susan Elliott »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3246-15

 

INTITULÉ :

JADRANKA BLAZIC c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 18 janvier 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DES MOTIFS :

Le 5 août 2016

 

COMPARUTIONS :

Marshall E. Drukarsh

 

Pour la demanderesse

 

David Cranton

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Marshall E. Drukarsh

Avocat

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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