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Date : 20160805


Dossier : T-990-15

Référence : 2016 CF 903

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Vancouver (Colombie-Britannique), le 5 août 2016

En présence de monsieur le juge Martineau

ENTRE :

KARL WALTHER KELLER

demandeur

et

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Le demandeur, M. Karl Walther Keller, est citoyen canadien et pasteur à l’Église luthérienne de Walnut Grove dans le district de Langley, en Colombie-Britannique. Il est connu du public pour avoir aidé M. Jose Luis Figueroa à éviter l’expulsion vers El Salvador. M. Figueroa était un étudiant membre du FMLN (Frente Farabundo Martí para la Liberación Nacional), groupe de guérilla actif au El Salvador pendant la guerre civile dans les années 1980. Le FMLN est maintenant devenu l’un des partis politiques importants au El Salvador. Cela dit, dans le passé, le FMLN peut avoir été qualifié « d’organisation terroriste » par des représentants du gouvernement du Canada. Voir Figueroa c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2014 CF 836, aux paragraphes 2 à 6 [Figueroa].

[2]               Le paragraphe 10(1) du Règlement d’application des résolutions des Nations Unies sur la lutte contre le terrorisme, DORS/2001-360, tel que modifié [Règlement], prévoit que « [t]oute personne qui affirme ne pas être une personne inscrite peut demander au ministre de lui délivrer une attestation à cet effet ». L’article 1 définit une « personne inscrite » comme étant une « [p]ersonne dont le nom est inscrit sur la liste établie à l’annexe conformément à l’article 2 [...] ». En application du paragraphe 10(2), « [s]’il est établi que le demandeur n’est pas une personne inscrite, le ministre lui délivre l’attestation dans les quinze jours suivant la réception de la demande ».

[3]               Aujourd’hui, le demandeur sollicite un contrôle judiciaire à l’encontre du prétendu « refus implicite » du ministre des Affaires étrangères [ministre] de délivrer l’attestation, en vertu de l’article 10 du Règlement. Le demandeur a présenté sa demande de délivrance de l’attestation le 12 avril 2015. La décision contestée a été soi-disant rendue au nom du ministre par M. Keith Morrill, directeur, Direction du droit onusien, des droits de la personne et du droit économique, ministère des Affaires étrangères [représentant du ministre], au moyen d’une lettre datée du 4 mai 2015 [lettre du 4 mai], que le demandeur a reçue le 16 mai 2015.

[4]               Le demandeur prétend que les exigences relatives à la délivrance d’une attestation aux termes de l’article 10 du Règlement sont satisfaites en l’espèce. Il mentionne également que, bien que la décision contestée soit datée du 4 mai 2015, elle a néanmoins été rendue après l’expiration du délai prescrit pour la délivrance d’une attestation, lequel délai expirait le 4 mai 2015. Quoi qu’il en soit, il conteste le caractère légal ou raisonnable du refus du ministre qui, selon lui, est motivé par son défaut de fournir au représentant du ministre des renseignements supplémentaires concernant ce qui suit, le cas échéant :

•     L’identité de la personne inscrite pour qui le demandeur allègue avoir été mépris ou pour qui il risque d’être mépris, et

•     Une copie de la confirmation fournie par l’institution financière de l’appelant expliquant pourquoi elle a bloqué ses comptes, si ses avoirs financiers ou autres ont été bloqués.

[5]               Le défendeur fait valoir que la présente demande de contrôle judiciaire est prématurée, et en outre, que la demande du représentant du ministre afin d’obtenir les renseignements supplémentaires mentionnés dans la lettre du 4 mai était raisonnable, quoi qu’il en soit. Par conséquent, le défendeur prétend que notre Cour devrait refuser de délivrer un bref de certiorari ou un bref de mandamus et rejeter immédiatement la présente demande avec dépens, établis à 1 500 $.

[6]               La présente demande doit être rejetée. Le motif de renvoi préliminaire soulevé par le défendeur est bien fondé. Aucune décision définitive n’a été rendue le 4 mai 2015 au nom du ministre par le représentant de ce dernier. La présente demande est par conséquent prématurée. Étant donné que la présente conclusion est déterminante, il n’est pas nécessaire que je me prononce sur le bien-fondé de la demande présentée au ministre. Cependant, puisque les parties ont des divergences d’opinions relativement à l’interprétation juste ou raisonnable de l’article 10 du Règlement, j’émets les observations suivantes.

[7]               D’abord, il incombe au demandeur de convaincre le ministre ou son représentant que toutes les conditions prescrites à l’article 10 du Règlement sont satisfaites. Lorsqu’un demandeur conteste le caractère légal ou raisonnable d’une décision définitive refusant la délivrance d’une telle attestation, des éléments de preuve probants doivent être présentés à la Cour, y compris tous les documents que le ministre a en sa possession, dont le demandeur ne dispose pas. Ce n’est pas le cas en l’espèce. De plus, même si notre Cour avait décidé de considérer la lettre du 4 mai comme une décision définitive, elle n’aurait pu examiner les éléments propres au préjudice personnel présentés par le demandeur au début de l’audience. Il a mentionné que son nom figure sur Internet et que sa famille et lui éprouvent des difficultés avec les autorités, notamment les autorités américaines, du fait que son Église lui a accordé l’asile. C’est la raison pour laquelle il souhaite obtenir une attestation qui lui permettra, ainsi qu’à sa famille, de ne pas rencontrer de problèmes lors de déplacements. Toutefois, de telles préoccupations n’ont jamais été mentionnées expressément par le demandeur dans sa demande pour la délivrance d’une attestation, déposée le 12 avril 2015. Même si des éléments de preuve à l’appui de cette demande s’étaient trouvés dans l’affidavit du demandeur du 5 juillet 2015, toute preuve pertinente à cet effet ne serait pas admissible dans le cadre de la présente instance, puisque le demandeur doit d’abord la soumettre au décideur.

[8]               Ensuite, je doute fort aujourd’hui, tel qu’il a été suggéré par le demandeur, qu’une attestation devrait automatiquement être délivrée par le ministre à tout demandeur qui n’est pas une personne inscrite, simplement parce que le nom de ce dernier ne figure pas à l’annexe. Le libellé de l’article 10 du Règlement doit être lu « dans [son] contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » (Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 RCS 27, au paragraphe 21). Plus précisément, le Règlement a été adopté en 2001, en vertu de la Loi sur les Nations Unies, LCR 1985, ch. U-2, dans le but de mettre en œuvre en droit canadien les aspects contraignants de la résolution 1373 (2001) du Conseil de sécurité des Nations Unies, afin d’empêcher les terroristes ou les groupes de terroristes inscrits dans le Règlement d’utiliser les systèmes financiers mondiaux pour promouvoir les activités terroristes. À cet égard, malgré toute similitude apparente avec l’affaire Figueroa, la décision rendue par la Cour dans ce dernier cas doit être interprétée avec prudence, puisque la demande d’attestation de M. Figueroa avait été soumise aux termes de l’article 83.07 du Code criminel, LRC 1985, ch C-46, qui ne s’applique pas à la présente instance.

[9]               Puis, bien que l’article 10 du Règlement ne fasse pas expressément mention de « l’erreur sur la personne », je conviens avec le défendeur que, dans le cas d’une « erreur sur la personne », un demandeur est certainement admissible à l’obtention d’une attestation et qu’il a intérêt à présenter une demande de délivrance d’attestation auprès du ministre. Cependant, je ne suis pas prêt pour l’instant à appuyer l’interprétation restrictive de l’article 10 du Règlement proposée par le défendeur, selon laquelle seuls les cas « d’erreur sur la personne » remplissent les conditions requises en vertu de la présente disposition réglementaire. Il est possible que d’autres types de situations justifiant la délivrance d’une attestation se présentent. Toutefois, il n’est pas du rôle de la Cour de définir ces dernières. Je préfère laisser au ministre le soin d’aborder cette possible question litigieuse, notamment si le demandeur décide de donner suite à sa demande et qu’il fournit d’autres renseignements pertinents à l’appui de cette dernière, afin d’obtenir une attestation. Cela dit, je doute que le ministre puisse, à l’avance, faire preuve d’étroitesse d’esprit sur le bien-fondé d’une demande et refuser de la traiter, sans prendre en compte tous autres renseignements pertinents possibles, simplement parce que la demande n’est pas présentée par une personne ou une entité portant le même nom que l’une des personnes ou des entités inscrites à l’annexe du Règlement, ou ayant un nom semblable. Tout refus sur le fond doit être motivé par des motifs clairs et détaillés.

[10]           Finalement, compte tenu des circonstances propres à l’affaire, du fait que le demandeur se représente lui-même, qu’il agit de bonne foi, que l’objection préliminaire soulevée par le défendeur est déterminante et qu’elle aurait très bien pu être soulevée plus tôt au moyen d’une requête en radiation de la procédure, aucuns dépens ne sont adjugés.


JUGEMENT

LA COUR rejette la présente demande de contrôle judiciaire sans dépens.

« Luc Martineau »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-990-15

INTITULÉ :

KARL WALTHER KELLER c. LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie-Britannique)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 2 août 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MARTINEAU

DATE DES MOTIFS :

Le 5 août 2016

COMPARUTIONS :

Karl Walther Keller

Pour le demandeur

(POUR SON PROPRE COMPTE)

Cheryl D. Mitchell

Aman Sanghera

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Pour son propre compte

Pour le demandeur

(POUR SON PROPRE COMPTE)

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

Pour le défendeur

 

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