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Date : 20160705


Dossier : IMM-5599-15

Référence : 2016 CF 756

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 5 juillet 2016

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

OLENA OLIINYK

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision d’un agent des visas datée du 3 décembre 2015, rejetant la demande de visa de visiteur temporaire de la demanderesse. L’agent a décidé que les liens qu’a tissés la demanderesse dans son pays d’origine, soit l’Ukraine, ne suffisaient pas à le convaincre qu’elle quitterait le Canada à la fin de son séjour.

II.                Contexte

[2]               La demanderesse est Olena Oliinyk, une citoyenne de l’Ukraine. Elle est travailleuse autonome; elle offre des services de tutorat et elle habite en Ukraine avec son jeune fils et ses parents.

[3]               En avril 2015, la demanderesse a épousé Mykhailo Oliinyk. M. Oliinyk est un résident permanent du Canada. Il a été parrainé par son épouse d’alors en 2012 (ils ont divorcé en 2014) après son arrivée au Canada en 2009 muni d’un visa de visiteur.

[4]               À la suite de leur mariage, M. Oliinyk a invité la demanderesse à lui rendre visite au Canada du 20 novembre 2015 au 28 décembre 2015 pour célébrer son 35e anniversaire et Noël.

[5]               L’agent a conclu que la demanderesse ne l’a pas convaincu qu’elle quitterait le Canada à la fin de son séjour en tant que résidente temporaire, comme l’exige l’alinéa 20(1)b) et le paragraphe 22(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi). Par conséquent, l’agent a refusé la demande de visa de visiteur au Canada de la demanderesse.

[6]               L’agent a conclu que les liens que la demanderesse a tissé en Ukraine sont faibles, en faisant remarquer qu’elle est travailleuse autonome. De plus, elle n’a pas présenté tous ses antécédents professionnels pour les dix dernières années, ce qui a éveillé les soupçons de l’agent quant à la dissimulation intentionnelle de renseignements pertinents.

[7]               L’agent note également que M. Oliinyk est arrivé au Canada grâce à une « migration irrégulière » et qu’une demande de parrainage conjugal n’a pas été soumise pour la demanderesse, même si le couple est marié depuis le mois d’avril 2015.

[8]               En conclusion, l’agent n’a pas conclu que la visite de la demanderesse au Canada était authentique ou que la demanderesse a tissé suffisamment de liens en Ukraine pour assurer son retour dans son pays d’origine à la fin de sa visite.

III.             Question en litige

[9]               La seule question à trancher est de déterminer si la décision de l’agent est raisonnable.

IV.             Norme de contrôle

[10]           La norme de contrôle de la décision de l’agent est le caractère raisonnable : la décision est discrétionnaire et elle commande une grande déférence (Zhou c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 465, au paragraphe 8 [Zhou]).

V.                Analyse

[11]           Le défendeur indique qu’il n’était pas déraisonnable pour l’agent de tenir compte des antécédents en matière d’immigration de l’époux de la demanderesse ou de souligner l’irrégularité de ces antécédents, puisque M. Oliinyk n’a pas présenté de demande de résidence permanente à l’étranger, conformément à la procédure habituelle.

[12]           De plus, le défendeur affirme que l’agent n’a pas commis d’erreur en négligeant le fait que le mari de la demanderesse n’est pas admissible à parrainer cette dernière. La demanderesse est responsable de fournir à l’agent tous les renseignements pertinents à sa demande et l’agent n’a pas à enquêter sur la raison pour laquelle la demanderesse n’est pas parrainée par son époux.

[13]           Enfin, le défendeur fait valoir qu’il était raisonnable pour l’agent de conclure que les liens tissés par la demanderesse en Ukraine sont faibles : elle ne possède pas de biens en Ukraine et son emploi est très mobile. La présence de son fils et de ses parents en Ukraine ne suffit pas à établir un lien plus solide, puisque le fils peut venir la rejoindre au Canada plus tard.

[14]           Étant donné la déférence de la décision de l’agent, la Cour doit intervenir uniquement lorsque la décision n’est pas prise de bonne foi conformément aux principes de justice naturelle ou ne tient pas compte des considérations pertinentes (Maple Lodge Farms c. Gouvernement du Canada, [1982] 2 R.C.S. 2, au paragraphe 7). Autrement dit, l’intervention de la Cour sera justifiée uniquement si la décision n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

[15]           Cependant, même si un agent est présumé avoir examiné toute la preuve et n’a pas à mentionner chacune d’entre elles dans ses motifs (paragraphe 20 de l’arrêt Zhou, précité), le niveau de responsabilité d’un agent pour ce qui est d’analyser un élément de preuve particulier et de commenter sur ce dernier augmente selon l’importance de l’élément de preuve et la mesure dans laquelle il contredit la conclusion du décideur (Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 FTR 35, aux paragraphes 14 à 17 [Cepeda-Gutierrez]).

[16]           En l’espèce, je conclus que la décision de l’agent était déraisonnable.

[17]           L’agent a tiré des conclusions factuelles allant à l’encontre des éléments de preuve qui n’ont pas été mentionnés dans ses motifs. Il n’a mentionné à aucun moment dans ses motifs l’élément de preuve établissant que le garçon d’âge mineur et les parents de la demanderesse resteraient en Ukraine pendant la visite de cette dernière au Canada pour voir son mari. Cet élément de preuve va à l’encontre de la conclusion de l’agent selon laquelle les liens qu’a tissés la demanderesse en Urkaine sont faibles : à tout le moins, le lien entre une mère et son enfant unique d’âge mineur remet en cause la conclusion de l’agent. Le manque d’analyse ou le manque de référence pour cet élément de preuve démontre l’omission d’effectuer une analyse adéquate dans le cadre du processus de recherche des faits et habilite la Cour à inférer que la conclusion a été tirée « sans tenir compte des éléments dont [elle disposait] » (Delios c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 117, au paragraphe 27; paragraphe 14 de l’arrêt Cepeda-Gutierrez, précité).

[18]           Au moyen d’un affidavit, l’agent a tenté de clarifier sa décision en précisant que même s’il était au courant de l’existence du fils de la demanderesse, cette dernière ne suffisait pas à le convaincre que la demanderesse retournerait en Ukraine, puisque son fils pourrait venir la rejoindre au Canada plus tard. Cet énoncé est une tentative inadmissible de contestation de l’agent d’étayer sa décision après les faits et je ne lui accorde aucun poids. Citant la Cour d’appel fédérale dans Sapru c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CAF 35, aux paragraphes 52 et 53 :

[52]      En ce qui concerne l’affidavit de la médecin, j’estime que l’importance que le juge a accordée à cet affidavit pose problème à deux égards. Premièrement, les renseignements contenus dans l’affidavit n’avaient pas été portés à la connaissance de l’agent d’immigration lorsqu’il examinait le caractère raisonnable de l’avis de la médecin. Il incombait à l’agent d’immigration de se demander si l’avis médical était raisonnable. Deuxièmement, ainsi que l’avocat du ministre l’a reconnu en toute franchise lors des débats, on ne peut se servir d’un affidavit pour étayer les motifs de l’auteur de la décision faisant l’objet d’un contrôle judiciaire. Le juge Pelletier, qui s’exprimait au nom de la majorité, a écrit ce qui suit au nom de la Cour dans l’arrêt Sellathurai c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CAF 255 :

45 Il se peut que la juge de première instance ait été amenée à tirer cette conclusion en raison de la nature de l’affidavit déposé par le représentant du ministre. Bien que la lettre exposant les motifs du rejet de la demande de M. Sellathurai ne traite que des éléments de preuve portant sur la légitimité de la provenance des fonds saisis, le représentant du ministre a déposé un affidavit dans lequel il a répété et examiné les motifs de soupçonner relevés par l’agent des douanes tout en expliquant qu’il estimait que ces soupçons n’avaient pas été dissipés. À mon avis, ce genre d’affidavit est inapproprié et on n’aurait dû lui accorder aucune valeur.

46 Des juges de la Cour fédérale ont déjà dit qu’un tribunal ou un décideur ne peut améliorer les motifs donnés au demandeur par le biais d’un affidavit déposé dans le cadre d’une instance en contrôle judiciaire. Dans Simmonds c. M.R.N., 2006 CF 130, la juge Dawson a écrit, au paragraphe 22 :

Je ferais remarquer que le fait d’autoriser les décideurs à compléter leurs motifs après le fait dans des affidavits ne favorise aucunement la transparence du processus décisionnel.

47  [...] Toute autre conception de la question aurait pour effet de permettre aux tribunaux de corriger un vice entachant leur décision en déposant des motifs complémentaires sous forme d’affidavit. Agir ainsi revient à demander à l’auteur d’une demande de contrôle judiciaire de chercher à atteindre une cible mouvante.

[Non souligné dans l’original.]

[53]      Aucune valeur n’aurait dû être accordée à l’affidavit de la médecin dans la mesure où elle cherchait à expliquer ou à étayer ses motifs.

[Souligné dans l’original.]

[19]           L’erreur dans la décision de l’agent mentionnée ci-dessus suffit à accueillir la demande; cependant, je conclus également que d’autres conclusions de l’agent sont déraisonnables.

[20]           Notamment, l’agent a souligné le fait que la demanderesse ne recevait pas de parrainage conjugal de son mari. Ce motif est déraisonnable compte tenu des faits présentés à l’agent, qui indiquaient que le mari de la demanderesse fait l’objet d’une interdiction de parrainage jusqu’en 2017, puisqu’il a lui-même obtenu son statut de résident permanent grâce à un parrainage conjugal.

[21]           L’omission de l’agent de tenir compte ou même de mentionner les éléments de preuve qui contredisent directement sa conclusion, à savoir que les liens tissés par la demanderesse en Ukraine étaient faibles, constitue une erreur susceptible de révision qui touche le cœur même de la décision de refuser la demande de visa de visiteur temporaire de la demanderesse. Par conséquent, je dois accueillir la demande.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.                  La demande est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour être réexaminée en tenant compte des motifs de la présente décision.

2.                  Aucune question n’est soumise pour être certifiée.

« Michael D. Manson »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5599-15

 

INTITULÉ :

OLENA OLIINYK c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 29 juin 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MANSON

 

DATE DES MOTIFS :

Le 5 juillet 2016

 

COMPARUTIONS :

Aleksei Grachev

Pour la demanderesse

Ildiko Erdei

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Aleksei Grachev

Avocat

Toronto (Ontario)

Pour la demanderesse

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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