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Date : 20160812


Dossier : IMM-313-16

Référence : 2016 CF 923

Montréal (Québec), le 12 août 2016

En présence de monsieur le juge Locke

ENTRE :

DÉLY LOUIS

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [LIPR], à l’encontre d’une décision de la Section d’appel des réfugiés [SAR] de la Commission de l’immigration et du statut du réfugié du Canada, datée du 30 décembre 2015, qui confirmait une décision par la Section de la protection des réfugiés [SPR] ayant conclu que le demandeur n’a pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

[2]               Je suis d’avis que la décision de la SAR était raisonnable et que cette demande de contrôle judiciaire devrait être rejetée.

II.                Faits

[3]               Le demandeur, M. Dély Louis, est un commerçant et entrepreneur haïtien qui résidait normalement à Port-au-Prince. Avant de venir au Canada, il tenait un commerce où il vendait des marchandises variées et œuvrait également dans le domaine de la construction. Le demandeur est arrivé au Canada en juillet 2014. Il avait alors l’intention de retourner en Haïti à la fin du mois de février 2015, après avoir observé le fonctionnement de certains commerces et travaux de construction au Canada.

[4]               Le 9 février 2015, il a fait une demande d’asile « sur place », suite aux menaces de mort proférées par des individus inconnus qui l’auraient considéré comme un concurrent. Sa crainte est basée sur les allégations suivantes :

  1. Le soir du 24 au 25 janvier 2015, quatre individus armés auraient cambriolé le commerce du demandeur; ceux-ci auraient déclaré qu’ils savaient qu’il était à l’étranger et qu’il ferait mieux d’y rester s’il tenait à sa vie parce qu’il était un concurrent embarrassant tant par son commerce que par ses activités dans le domaine de la construction;
  2. Le 30 janvier 2015, le demandeur aurait appris de son frère que l’entrepôt où il gardait ses outils et matériaux de construction s’était fait piller; son frère aurait appris la nouvelle quand il a reçu un appel d’un individu menaçant le demandeur et son frère de mort si jamais le demandeur revenait en Haïti;
  3. Suite aux deux cambriolages, le frère du demandeur aurait continué à recevoir des appels indiquant qu’il ne lui arriverait rien si le demandeur ne revenait pas en Haïti; ces appels auraient continué au moins jusqu’au 22 mars 2015.

[5]               Après une audience le 10 avril 2015, la SPR a décidé, le 29 mai 2015, que le demandeur n’était ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger. Elle a tiré les conclusions suivantes :

  1. Identité : Le demandeur a prouvé son identité;
  2. Crédibilité : Il était un témoin crédible pour l’ensemble de ses allégations;
  3. Article 96 de la LIPR : Il n’est pas un réfugié au sens de la Convention parce que sa crainte ne se rattache à aucun des motifs prévus dans la Convention; ni les « victimes de criminalité » ni les « entrepreneurs » ne sont des groupes sociaux reconnus au sens de Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689;
  4. Paragraphe 97(1) de la LIPR : Le demandeur a établi qu’il était une « personne à protéger » suite aux nombreuses menaces de mort proférées à son encontre; puisque le demandeur a été ciblé par des individus qui estiment qu’il est un concurrent, il ne s’agit pas d’un risque généralisé à l’ensemble de la population;
  5. Possibilité de refuge intérieur : Le demandeur a toutefois une possibilité de refuge intérieur [PRI] au Cap-Haïtien, où il serait en sécurité et où il est raisonnable qu’il déménage; la SPR a rejeté les arguments du demandeur selon lesquels (1) il ne serait pas en sécurité au Cap-Haïtien parce qu’il y a des bandits partout et il pourrait y être retrouvé et (2) il était déraisonnable d’y déménager parce qu’il n’y connaissait personne et il serait donc difficile d’y reprendre ses activités commerciales; la SPR a conclu qu’il serait en sécurité au Cap-Haïtien parce que c’est une grande ville située à 150 km de Port-au-Prince et parce qu’il ne ferait plus concurrence aux individus qui l’ont menacé; la SPR a ensuite conclu qu’il serait raisonnable d’y déménager parce que le demandeur est compétent dans plusieurs métiers; la SPR a mis l’accent sur le fait que le droit de travailler ne comporte pas le droit d’exercer le métier de son choix et qu’il y avait donc lieu de rejeter les arguments du demandeur qui présupposaient qu’il ne pourrait que travailler comme entrepreneur de construction ou comme commerçant.

III.             Décision

[6]               La SAR a confirmé la décision de la SPR, selon laquelle le demandeur n’est pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger. Elle était d’avis qu’il a une PRI au Cap-Haïtien.

[7]               En premier lieu, la SAR a rejeté l’argument du demandeur selon lequel la preuve documentaire révèle qu’il ne peut y avoir de PRI en Haïti. Elle est d’avis que la preuve documentaire citée par le demandeur, soit le document 1.8 du cartable national de documentation pour Haïti en date du 27 juin 2014, intitulé Haïti : résumé des observations sur la sécurité et la violence à Haïti formulées en 2008 et revues en 2013 par Cécile Marotte, chercheuse associée à la Fondation connaissance et liberté (FOKAL/OSI) de 2008 à 2012, psychologue clinicienne depuis 2013 à l’Institut Victoria, à Montréal [le rapport Marotte], offre dans son ensemble une version plus nuancée des faits que ce que prétend le demandeur.

[8]               Selon la SAR, le rapport Marotte soutient qu’en partie les allégations du demandeur. Il est difficile pour une personne qui subit des menaces à Port-au-Prince de se trouver un refuge ailleurs au pays. Les gangs peuvent se déplacer dans le pays et communiquer entre eux et les institutions haïtiennes en matière d’accès à la justice et d’application du droit sont faibles. Toutefois, la SAR a observé que le rapport Marotte indique aussi qu’il est possible pour une victime d’un gang qui contrôle un quartier de se réinstaller ailleurs et que les autorités haïtiennes, appuyées des forces onusiennes, sont de plus en plus efficaces à démanteler les gangs armés et les gangs de kidnappeurs.

[9]               En deuxième lieu, la SAR a affirmé que ce n’est pas une erreur de droit de conclure qu’il existe une PRI dans un pays petit comme Haïti. Il est possible de conclure à l’existence d’une PRI pourvu que les deux volets du test pour l’établissement d’une PRI soient rencontrés. Pour ce faire, il faut apprécier la preuve dans son ensemble. Le fardeau de démontrer qu’il n’existe aucune PRI revient au demandeur (Osvaldo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 460 au para 22).

[10]           Pour le premier volet du test, la SAR a déterminé que le demandeur n’a pas établi sur la prépondérance des probabilités qu’il risque sérieusement d’être persécuté ou de voir sa vie menacée au Cap-Haïtien. La preuve du demandeur révèle que l’identité des personnes qui l’ont menacé est inconnue, que ceux-ci savent qu’il est à l’étranger et que le demandeur est pour eux un concurrent embarrassant. Il n’est donc pas possible de conclure que les bandits ont les ressources nécessaires pour savoir quand le demandeur sera de retour en Haïti ou possible pour le demandeur d’affirmer qu’il connait leur façon d’opérer. La preuve documentaire, quant à elle, révèle que les Haïtiens ont la liberté de circulation à l’intérieur du pays. Il n’y a donc aucune preuve que le demandeur devra remplir une fiche pour aviser les autorités s’il déménage au Cap-Haïtien.

[11]           Pour le deuxième volet du test, la SAR a conclu qu’il n’est pas objectivement déraisonnable ou trop sévère de s’attendre à ce que le demandeur déménage au Cap-Haïtien. Le fait de ne pas pouvoir se trouver un emploi approprié dans son domaine de profession pourrait invalider une PRI (Mchedlishvili c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 630 au para 16). Or, le fait que le demandeur a obtenu plusieurs diplômes lui permettant de travailler dans différents métiers suggère qu’il pourra gagner sa vie au Cap-Haïtien et qu’il n’est pas déraisonnable qu’il s’y réinstalle.

IV.             Questions en litige

[12]           La SAR a-t-elle erré en confirmant la décision de la SPR que le demandeur avait une PRI au Cap-Haïtien?

V.                Norme de contrôle

[13]           Quoique le demandeur ne présente aucune argumentation sur la norme de contrôle qui s’applique à la décision de la SAR, le défendeur affirme que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Je suis en accord. Les parties s’entendent que la décision de la SAR concerne principalement la question de s’il existe une PRI. Cette Cour a reconnu qu’il s’agit là d’une question de fait et c’est pour cette raison que la norme de la décision raisonnable s’applique (voir Verma c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 404 au para 14; Momodu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1365 au para 6).

VI.             Analyse

[14]           En ce qui concerne le premier volet du test applicable à une PRI, je suis d’avis que la SAR avait raison de conclure que le demandeur n’a pas établi sur la prépondérance des probabilités que les personnes qui l’ont menacé avaient le désir et la capacité de le retrouver au Cap-Haïtien. Cette conclusion est appuyée par le fait que le demandeur ne pouvait pas les identifier. Le fait que le témoignage du demandeur était crédible n’obligeait pas la SAR d’accepter tout ce qu’il avait à dire en ce qui concerne ces personnes.

[15]           Pour la même raison, et malgré ses déclarations au contraire, le demandeur était aussi incapable d’établir que les personnes qui l’ont menacé seraient en mesure d’apprendre la date et l’heure de son arrivé à Port-au-Prince (avant qu’il se déplace au Cap-Haïtien) afin de lui faire mal même avant son arrivé au Cap-Haïtien.

[16]           En ce qui concerne le deuxième volet du test applicable à une PRI, je suis d’avis que la SAR avait raison de conclure que le demandeur serait capable de gagner sa vie sans être en concurrence avec les personnes qui l’ont menacé. La preuve n’appuie pas une crainte que ces personnes auraient un intérêt à le poursuivre au Cap-Haïtien dans ces circonstances.

[17]           De plus, je suis en accord avec la SAR que le rapport Marotte est assez nuancé pour permettre la conclusion qu’une PRI peut exister en Haïti.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.      La présente demande est rejetée.

2.      Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

« George R. Locke »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-313-16

 

INTITULÉ :

DÉLY LOUIS c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 6 juillet 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LOCKE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 12 août 2016

 

COMPARUTIONS :

Me Ubald Lalanne

 

Pour le demandeur

 

Me Alain Langlois

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ubald Lalanne

Avocat

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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