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Date : 20160425


Dossier : IMM-4466-15

IMM-4467-15

Référence : 2016 CF 464

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 25 avril 2016

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

OXANA SITNIKOVA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La demanderesse est une citoyenne de Russie de 31 ans. Elle est une demanderesse d’asile déboutée cherchant à être protégée de la persécution présumée dont elle a été victime en raison de son orientation sexuelle en tant que lesbienne ou bisexuelle. Les demandes de contrôle judiciaire à l’encontre d’une décision défavorable d’un agent d’immigration lors de l’examen des risques avant renvoi (ERAR) (IMM-4466-15) et la décision du même agent rejetant la demande pour considération d’ordre humanitaire (IMM-4467-15) ont été entendues ensemble.

[2]               Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que les deux décisions sont déraisonnables.

Contexte

[3]               La demanderesse est arrivée au Canada en janvier 2008. Un mois plus tard, elle a présenté une demande d’asile fondée sur son orientation sexuelle qui a été rejetée en septembre 2010, principalement parce que la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a conclu qu’elle n’était pas crédible et qu’elle n’avait pas démontré qu’elle était lesbienne.

[4]               En avril 2012, la demanderesse a marié un homme canadien qui a présenté une demande de parrainage de conjoint au Canada en son nom. La demande de parrainage a été retirée en raison de l’échec du mariage. La demanderesse affirme qu’elle a été victime de violence familiale de la part de son mari canadien, qui a été accusé d’agression en lien avec le cas de violence en mai 2012. Après l’échec de son mariage, la demanderesse a transformé sa demande de parrainage de conjoint en une demande pour considération d’ordre humanitaire.

[5]               En septembre 2012, la demanderesse a présenté une demande d’ERAR. Cette demande a été examinée en même temps que la demande pour considération d’ordre humanitaire, par le même agent d’immigration, lequel a rejeté les deux demandes en mai 2013. La demanderesse a présenté une demande de contrôle judiciaire à l’encontre des deux décisions, mais a retiré les deux demandes après que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration eut accepté de faire examiner les deux demandes par un autre agent. Ce sont les décisions de cette autre agente qui font l’objet des demandes de contrôle judiciaire.

A.                Décision ERAR

[6]               Les conclusions de l’agente dans la décision ERAR se rapportant à l’admission de la preuve, son évaluation de la preuve et le risque de persécution sont tous des questions en litige dans cette demande.

[7]               L’agente a examiné les lettres et les courriels envoyés par des amis, des membres de la famille et d’anciennes petites amies de la demanderesse, qui ont été présentées après l’audience sur la demande d’asile. Selon l’alinéa 113a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR), le demandeur d’asile débouté qui demande un ERAR « ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’il n’était pas raisonnable, dans les circonstances, de s’attendre à ce qu’il les ait présentés au moment du rejet ». L’agente a déclaré ce qui suit :

[traduction]

Je considère que la plupart des éléments de preuve présentés ne sont pas des nouveaux éléments de preuve. Des parties de lettres rédigées par des membres de la famille et des amis qui font référence aux anciennes expériences de la demanderesse ne seront pas examinées, car je suis d’avis qu’elles auraient raisonnablement pu être obtenues et présentées aux fins d’évaluation lors de l’audience relative à la demande d’asile.

[8]               L’agente a également examiné plusieurs lettres et courriels envoyés par les membres de la famille et les voisins de la demanderesse. Ces lettres relatent le harcèlement commis par la police à l’encontre de la famille de la demanderesse en Russie après son départ pour le Canada. La demanderesse fait valoir que ce harcèlement a été commis au nom d’un policier qui est le père de l’une des anciennes petites amies de la demanderesse. Lors d’un incident particulièrement flagrant, les policiers ont agressé le grand-père de la demanderesse, qui a eu une crise cardiaque et est décédé par la suite.

[9]               L’agente a noté que les lettres [traduction] « sont toutes datées au début d’octobre 2012 et elles coïncident avec le temps choisi par la demanderesse pour soumettre sa demande d’ERAR ». L’agente a également souligné qu’aucun des documents n’était des déclarations assermentées et que même si les documents concordent avec le récit de la demanderesse, ils ne sont pas assez détaillés. L’agente a également mentionné qu’ [traduction] « [a]ucun des auteurs n’indique qu’il a soumis une plainte officielle contre les policiers harcelants et sinon, pourquoi il ne l’a pas fait ». Enfin, l’agente a fait remarquer ce qui suit :

[traduction]

...tous les auteurs sont des membres de la famille ou des amis proches de la demanderesse. Compte tenu de tout cela et des préoccupations antérieures en matière de crédibilité soulevées relativement aux allégations de risque invoquées, je conclus que les courriels et les lettres envoyés par la mère, les sœurs et les voisins sont, de nature, intéressés et ont peu de valeur probante. J’accorde donc peu de poids à ces éléments de preuve.

[10]           L’agente a examiné la documentation sur la situation en Russie qui énonce les risques auxquels les personnes gaies, lesbiennes, bisexuelles ou transsexuelles (GLBT) sont exposées dans ce pays. Elle a conclu que les militants GLBT et les homosexuels déclarés sont ciblés :

[traduction]

Les articles et documents soumis indiquent clairement que les militants GLBT, les éducateurs qui sont GLBT ou qui militent pour la défense des droits de la communauté GLBT à l’extérieur du milieu de travail sont ciblés. Les personnes ouvertement gaies, plus particulièrement les hommes, sont victimes de discrimination sur le lieu de travail et victimes d’attaques physiques par les personnes homophobes au sein de la société.

[11]           En appliquant ces profils de risque à la demanderesse, l’agente a indiqué ce qui suit :

[traduction]

Les éléments de preuve soumis n’indiquent pas que la demanderesse a fait du militantisme, de l’éducation ou de la promotion à l’égard des droits des GLBT en Russie avant son départ du pays [et que] le récit de son expérience en Russie suggère qu’elle n’était pas une personne ouvertement gaie ou bisexuelle lorsqu’elle vivait en Russie.

[12]           L’agente a conclu ce qui suit :

[traduction]

La demanderesse peut avoir eu des amis, des relations ou des contacts au sein de la communauté GLBT en Russie et au Canada. En tenant compte de la situation actuelle en Russie concernant l’attitude envers les minorités sexuelles et le traitement de ces personnes, je conclus que la demanderesse pourrait être victime d’une certaine forme de discrimination ou d’une attitude négative en raison de ses relations ou de son association avec des personnes de la communauté GLBT en Russie, mais je ne crois pas que ses circonstances personnelles soient semblables à celles des membres de la communauté GLBT en Russie, qui ont été ou sont actuellement pris pour cible ou victimes d’actes de persécution. Je juge qu’en raison de ses circonstances personnelles et de son profil, il n’y a pas plus qu’une simple possibilité qu’elle soit victime de discrimination ou de maltraitance en raison de son orientation sexuelle ou de ses liens avec la communauté GLBT qui pourrait équivaloir à de la persécution. [Non souligné dans l’original.]

B.                 Décision pour considération d’ordre humanitaire

[13]           L’examen, par l’agente, du risque auquel la demanderesse est exposée dans la décision pour considération d’ordre humanitaire est le même que l’examen du risque d’être victime de persécution effectué dans la décision ERAR. En particulier, l’agente répète ses conclusions selon lesquelles la demanderesse ne relève pas d’un groupe ciblé, parce qu’elle ne fait pas de militantisme pour les GLBT et qu’elle n’était pas ouvertement membre de la communauté GLBT en Russie.

[14]           Dans le même ordre d’idée, dans la décision pour considération d’ordre humanitaire, l’agente rejette certains des éléments de preuve de la demanderesse liés à sa famille et à ses amis en partie parce que ces personnes [traduction] « ont un intérêt direct dans le dénouement positif de cette demande ». Cette conclusion ressemble beaucoup à celle de l’agente dans la décision relative à la demande d’ERAR, soit que les éléments de preuve de la famille et des amis de la demanderesse devraient être écartés parce qu’ils sont [traduction] « intéressés ».

[15]           Un des éléments de preuve que l’agente a examiné dans la décision pour considération d’ordre humanitaire, mais qui n’a pas été mentionné dans la décision ERAR, est une évaluation psychologique de la demanderesse datée du 30 novembre 2012 et effectuée par le Dr Celeste Thirlwell. L’évaluation a conclu que la demanderesse souffrait d’un trouble de stress post-traumatique possible et de dépression caractérisés par de l’angoisse et des idées suicidaires. Elle a également déterminé que la demanderesse avait besoin de recevoir un traitement par antidépresseurs et de suivre une thérapie cognitivo-comportementale et une thérapie interpersonnelle. Elle a conclu que la demanderesse aurait des séquelles affectives et psychologiques irréversibles si elle retournait en Russie, et qu’elle présentait un risque grave de suicide.

[16]           En tenant compte de cette preuve, l’agente a noté que l’évaluation était fondée sur un seul entretien réalisé le 31 octobre 2012, plutôt que sur une relation thérapeutique continue. L’agente a également souligné que l’évaluation était fondée sur des renseignements fournis par la demanderesse et que rien ne portait à croire que la demanderesse avait cherché à obtenir le traitement [traduction] « requis » depuis son entretien. L’agente a aussi mentionné qu’aucune preuve n’indiquait si l’état de la demanderesse s’était amélioré ou s’il avait nui à son fonctionnement quotidien, qui semblait normal. L’agente a conclu ce qui suit :

[traduction]

[m]ême si je juge que la demanderesse puisse en effet être aux prises avec des problèmes émotionnels et de santé mentale, rien ne démontre qu’elle cherche à se faire soigner pour améliorer son état, ou que son état l’a empêchée d’avoir une vie active et sociale positives.

Par conséquent, j’accorde peu de poids à ce critère dans l’évaluation générale.

Questions en litige

[17]           La question en litige est la même pour chacune des demandes : La décision de l’agente était-elle raisonnable?

Analyse

Décision ERAR

[18]           Premièrement, la demanderesse allègue que l’agente a commis une erreur en excluant les éléments de preuve provenant des membres de sa famille, de ses amis et de ses petites amies, dans la mesure où ces éléments de preuve relataient des événements qui précédaient son audience relative à sa demande d’asile, pour les motifs que ces éléments de preuve auraient dû ou auraient pu être présentés à la SPR. La demanderesse se fonde sur la décision rendue par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Raza c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 200 CAF 385, [2007] ACF nº 1632, aux paragraphes 13 à 15 [Raza], dans lequel la Cour a donné les orientations suivantes relativement à l’application de l’alinéa 113a) de la LIPR :

Selon son interprétation de l’alinéa 113a), cet alinéa repose sur l’idée que l’agent d’ERAR doit prendre acte de la décision de la SPR de rejeter la demande d’asile, à moins que des preuves nouvelles soient survenues depuis le rejet, qui auraient pu conduire la SPR à statuer autrement si elle en avait eu connaissance. L’alinéa 113a) pose plusieurs questions, certaines explicitement et d’autres implicitement, concernant les preuves nouvelles en question. Je les résume ainsi :

1.         Crédibilité : Les preuves nouvelles sont‑elles crédibles, compte tenu de leur source et des circonstances dans lesquelles elles sont apparues? Dans la négative, il n’est pas nécessaire de les considérer.

2.         Pertinence : Les preuves nouvelles intéressent‑elles la demande d’ERAR, c’est‑à‑dire sont‑elles aptes à prouver ou à réfuter un fait qui intéresse la demande d’asile? Dans la négative, il n’est pas nécessaire de les considérer.

3.         Nouveauté : Les preuves sont‑elles nouvelles, c’est‑à‑dire sont‑elles aptes :

a)         à prouver la situation ayant cours dans le pays de renvoi, ou un événement ou fait postérieur à l’audition de la demande d’asile?

b)         à établir un fait qui n’était pas connu du demandeur d’asile au moment de l’audition de sa demande d’asile?

c)         à réfuter une conclusion de fait tirée par la SPR (y compris une conclusion touchant la crédibilité)?

Dans la négative, il n’est pas nécessaire de les considérer.

4.         Caractère substantiel : Les preuves nouvelles sont‑elles substantielles, c’est‑à‑dire la demande d’asile aurait‑elle probablement été accordée si elles avaient été portées à la connaissance de la SPR? Dans la négative, il n’est pas nécessaire de les considérer.

5.         Conditions légales explicites :

a)         Si les preuves nouvelles sont aptes à établir uniquement un fait qui s’est produit ou des circonstances qui ont existé avant l’audition de la demande d’asile, alors le demandeur a-t-il établi que les preuves nouvelles ne lui étaient pas normalement accessibles lors de l’audition de la demande d’asile, ou qu’il ne serait pas raisonnable de s’attendre à ce qu’il les ait présentées lors de l’audition de la demande d’asile? Dans la négative, il n’est pas nécessaire de les considérer.

b)        Si les preuves nouvelles sont aptes à établir un fait qui s’est produit ou les circonstances qui ont existé après l’audition de la demande d’asile, alors elles doivent être considérées (sauf si elles sont rejetées parce qu’elles ne sont pas crédibles, pas pertinentes, pas nouvelles ou pas substantielles).

Les quatre premières questions, qui concernent la crédibilité, la pertinence, la nouveauté et le caractère substantiel, résultent implicitement de l’objet de l’alinéa 113a), dans le régime de la LIPR se rapportant aux demandes d’asile et aux examens des risques avant renvoi. Les questions restantes sont posées explicitement par l’alinéa 113a).

Je ne dis pas que les questions énumérées cidessus doivent être posées dans un ordre particulier, ou que l’agent d’ERAR doit dans tous les cas se poser chacune d’elles. L’important, c’est que l’agent d’ERAR considère toutes les preuves qui lui sont présentées, à moins qu’elles ne soient exclues pour l’un des motifs énoncés au paragraphe [13] ci‑dessus.

[Non souligné dans l’original.]

[19]           L’observation de la demanderesse selon laquelle certains des éléments de preuve exclus réfutent une conclusion de fait rendue par la SPR, et qu’ils constituent par conséquent de « nouveaux » éléments de preuve, conformément au paragraphe 3(c) du critère énoncé dans l’arrêt Raza, n’est pas acceptée. La demanderesse ne tient pas compte des autres parties du critère énoncées dans l’arrêt Raza. En particulier, elle ne tient pas compte du paragraphe 5(a), qui prévoit qu’un demandeur peut seulement présenter un témoignage qui n’était pas raisonnablement disponible, ou qui n’aurait pu être raisonnablement présenté lors de l’audience de la SPR. Il s’agit du critère invoqué par l’agente lorsqu’elle a déclaré que [traduction] « [d]es parties de lettres rédigées par des membres de la famille et des amis qui font référence aux anciennes expériences de la demanderesse ne seront pas examinées, car je suis d’avis qu’elles auraient raisonnablement pu être obtenues et présentées aux fins d’évaluation lors de l’audience relative à la demande d’asile ». Comme certains éléments de preuve de la demanderesse n’étaient pas admissibles en application du paragraphe 5(a) du critère énoncé dans l’arrêt Raza, l’agente n’avait pas besoin de déterminer si ces éléments de preuve étaient « nouveaux » au sens du paragraphe 3(c). Il s’agissait d’éléments de preuve écartés en vertu du paragraphe 5(a).

[20]           La demanderesse invoque la décision de la Cour dans la décision Elezi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 240, [2008] 1 RCF 365 [Elezi], qui contient une déclaration selon laquelle les agents d’ERAR ont compétence pour admettre un élément de preuve même s’il aurait pu raisonnablement être présenté à la SPR.

[21]           En s’appuyant sur la décision Elezi, la demanderesse soutient que l’agente a commis une erreur en ne se demandant pas si les éléments de preuve présentés devaient être admis, même s’ils avaient pu raisonnablement être présentés à la SPR. Cependant, la décision Elezi est antérieure à l’arrêt Raza et ce dernier est maintenant contraignant pour la Cour. De plus, l’approche générale relative à l’admissibilité appliquée dans la décision Elezi n’a pas été suivie dans la jurisprudence subséquente : voir, par exemple, l’arrêt Deri c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1042, 256 ACWS (3d) 902, au paragraphe 61 et l’arrêt Torres c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 888, 256 ACWS (3d) 397, au paragraphe 31.

[22]           Deuxièmement, la demanderesse prétend que l’agente a commis une erreur en évaluant les éléments de preuve en fonction de ce qu’ils ne disaient pas, plutôt que de ce qu’ils disaient. Par exemple, l’agente a écarté des lettres décrivant le harcèlement commis par la police à l’encontre de la famille de la demanderesse parce qu’ [traduction] « [a]ucun des auteurs n’indique qu’il a soumis une plainte officielle contre les policiers harcelants et sinon, pourquoi il ne l’a pas fait ».

[23]           Je suis d’accord. Dans l’arrêt Belek c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 205, au paragraphe 21, j’avais conclu que :

[...] les documents qui corroborent certains aspects de son récit ne peuvent être écartés simplement parce qu’ils ne corroborent pas certains autres aspects du même récit : Mahmud c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 167 F.T.R. 309, aux paragraphes 8 à 12 [Mahmud]. Dans le cas présent, la SAR a accordé peu de poids à la lettre corroborant une partie du récit du demandeur simplement parce qu’il manque certains détails qui viendraient appuyer davantage son histoire. La SAR n’a pas expliqué pourquoi il serait raisonnable de s’attendre à ce que de plus amples détails soient fournis, de sorte qu’on puisse tirer une conclusion défavorable de leur absence : voir Taha c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1675, au paragraphe 9. En l’absence d’une telle justification, le traitement de ce document par la SAR est déraisonnable.

[24]           Ce raisonnement s’applique en l’espèce. Si les auteurs des lettres avaient mentionné qu’ils s’étaient plaints du harcèlement commis par la police et qu’aucune mesure n’avait été prise, cela aurait pu corroborer l’allégation de la demanderesse selon laquelle la police est, au mieux, indifférente à sa persécution. Cependant, le simple fait que les auteurs des lettres n’aient pas mentionné cela ne constitue pas une raison d’écarter les éléments de preuve qu’ils ont fournis.

[25]           La demanderesse se plaint également que l’agente a commis une erreur lorsqu’elle a écarté les lettres et les courriels de sa famille et de ses amis pour le motif qu’ils étaient [traduction] « intéressés ». La demanderesse soutient que les éléments de preuve ne devraient pas être écartés simplement parce qu’ils proviennent de personnes qui sont enclines à la soutenir. Cela est particulièrement vrai lorsque l’élément de preuve est de nature personnelle, et ne peut donc pas venir d’étrangers désintéressés.

[26]           Si cela était le seul fondement invoqué pour accorder peu de poids aux lettres, je serais d’accord avec la demanderesse. Cependant, l’agente n’a pas écarté les éléments de preuve de la demanderesse seulement parce qu’ils provenaient de personnes qui la soutenaient. L’agente a également fait état de préoccupations en matière de crédibilité à l’égard de la demanderesse, de même que de faiblesses dans les lettres, notamment le manque de détails et le fait qu’elles n’étaient pas des déclarations assermentées. Après avoir tenu compte de tous ces critères, l’agente a conclu que les lettres ont été produites pour appuyer la demande de la demanderesse. Je ne peux pas dire que cette évaluation était déraisonnable.

[27]           Troisièmement, la demanderesse soutient que l’agente a commis une erreur en concluant qu’elle ne sera pas persécutée en Russie parce que, même si les personnes ouvertement GLBT sont persécutées, la demanderesse n’était pas une personne ouvertement lesbienne ou bisexuelle lorsqu’elle était en Russie (et ne le sera probablement pas si elle retourne en Russie). La demanderesse déclare qu’en s’attendant à ce qu’elle dissimule son orientation sexuelle afin d’éviter la persécution, l’agente a simplement remplacé une conséquence de la persécution (violence et discrimination) par une autre (suppression forcée d’une caractéristique innée). La Cour a déjà conclu qu’il s’agissait d’une erreur susceptible de révision : voir, par exemple, la décision Fosu c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1135, [2008] ACF nº 1418, au paragraphe 17, et la décision Antoine c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 795, 258 ACWS (3d) 153, au paragraphe 23.

[28]           Le défendeur remet en cause les motifs de l’agente concernant la détermination du caractère de la demanderesse sur ce point. Selon le défendeur, l’agente n’a pas laissé entendre que la demanderesse pourrait éviter d’être persécutée si elle dissimulait son orientation sexuelle. Au contraire, l’agente a conclu que, même si la demanderesse déclarait ouvertement son orientation sexuelle, elle ne serait pas persécutée. Le défendeur souligne la dernière conclusion de l’agente selon laquelle la demanderesse pourrait être victime d’une certaine forme de discrimination ou d’une attitude négative en raison de son association avec des personnes de la communauté GLBT, mais cela ne sera pas assimilé à des actes de persécution.

[29]           La demanderesse affirme que lorsque l’agente a fait référence à la discrimination dont elle pourrait être victime en raison de son association avec des membres de la communauté GLBT, l’agente parlait de discrimination qui serait seulement attribuable à l’association de la demanderesse avec des personnes ouvertement GLBT, plutôt que de discrimination dont elle pourrait être victime si elle était ouvertement lesbienne ou bisexuelle. La demanderesse rejette la conclusion de l’agente selon laquelle elle pourrait éviter d’être persécutée tout en étant ouvertement lesbienne ou bisexuelle.

[30]           Les motifs de l’agente sur ce point sont ambigus. D’une part, l’agente a conclu que la demanderesse évitera la persécution seulement si elle n’est pas ouvertement lesbienne ou bisexuelle. D’autre part, l’agente a conclu que la demanderesse évitera la persécution même si elle est ouvertement membre de la communauté GLBT. Si l’on me forçait, je conclurais que l’agente a probablement voulu dire que la demanderesse évitera la persécution seulement si elle n’est pas ouvertement lesbienne ou bisexuelle. Tel qu’il est mentionné, cette manière d’examiner les risques en fonction de l’orientation sexuelle a été rejetée et la décision de l’agente serait erronée.

[31]           Quoi qu’il en soit, l’ambiguïté des motifs est, en elle-même, un problème. Comme la Cour suprême l’a fait observer dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47, « le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel ». Les motifs de l’agente sur ce point manquent de l’intelligibilité exigée par la norme du caractère raisonnable.

[32]           En résumé, la décision de l’agente relative à la demande d’ERAR est déraisonnable parce qu’elle n’a pas correctement évalué les éléments de preuve en fonction de ce qu’ils ne disent pas, a vraisemblablement exigé de la demanderesse qu’elle n’avoue pas son homosexualité afin d’éviter d’être persécutée, et en tout état de cause, a donné des motifs inintelligibles concernant le risque de la demanderesse. La décision sera annulée.

Décision pour considération d’ordre humanitaire

[33]           Tel qu’il est indiqué ci-dessus, l’analyse du risque de la demanderesse effectuée par l’agente dans la décision pour considération d’ordre humanitaire est virtuellement identique à son analyse du risque de la demanderesse dans la décision ERAR. Cette analyse est, par conséquent, déraisonnable pour les motifs décrits ci-dessus.

[34]           Même si la décision pour considération d’ordre humanitaire doit être annulée parce qu’elle est déraisonnable en fonction de l’analyse du risque, étant donné que la demande sera évaluée par un autre agent, je commenterai brièvement les autres observations de la demanderesse selon lesquelles la décision pour considération d’ordre humanitaire est déraisonnable, et ce, afin d’être exhaustif.

[35]           La demanderesse soutient que l’agente a commis une erreur en ne tenant pas compte du rapport de la Dre Thirlwell pour le motif qu’elle n’avait pas suivi le traitement requis mentionné dans le rapport. La demanderesse affirme également que l’agente a fait fi de l’élément de preuve de la Dre Thirlwell selon lequel elle aurait des séquelles affectives et psychologiques irréversibles si elle retournait en Russie. Pour appuyer ces observations, la demanderesse cite la décision de la Cour suprême dans l’arrêt Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] RCS nº 61, aux paragraphes 47 et 48 [Kanthasamy], dans lequel la Cour suprême a conclu ce qui suit :

On comprend mal que, après avoir fait droit au diagnostic psychologique, l’agente exige quand même de Jeyakannan Kanthasamy une preuve supplémentaire quant à savoir s’il a ou non cherché à obtenir des soins ou si de tels soins étaient même offerts, ou quant aux soins qui existaient ou non au Sri Lanka. Une fois reconnu qu’il souffre d’un trouble de stress post‑traumatique, d’un trouble d’adaptation et de dépression en raison de ce qu’il a vécu au Sri Lanka, exiger en sus la preuve de l’existence de soins au Canada ou au Sri Lanka met à mal le diagnostic et a l’effet discutable d’en faire un facteur conditionnel plutôt qu’important.

De plus, en s’attachant uniquement à la possibilité que Jeyakannan Kanthasamy soit traité au Sri Lanka, l’agente passe sous silence les répercussions de son renvoi du Canada sur sa santé mentale. Comme l’indiquent les Lignes directrices, les facteurs relatifs à la santé, de même que l’impossibilité d’obtenir des soins médicaux dans le pays d’origine, peuvent se révéler pertinents (Traitement des demandes au Canada, section 5.11). Par conséquent, le fait même que Jeyakannan Kanthasamy verrait, selon toute vraisemblance, sa santé mentale se détériorer s’il était renvoyé au Sri Lanka constitue une considération pertinente qui doit être retenue puis soupesée, peu importe la possibilité d’obtenir au Sri Lanka des soins susceptibles d’améliorer son état (Davis c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 97 (CanLII); Martinez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1295 (CanLII)). Rappelons que Jeyakannan Kanthasamy a été arrêté, détenu et battu par la police sri‑lankaise, ce qui lui a laissé des séquelles psychologiques. Pourtant, malgré la preuve claire et non contredite de ce préjudice dans le rapport d’évaluation psychologique, lorsqu’elle applique le critère des « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » au facteur individuel de l’accessibilité de soins médicaux au Sri Lanka — et conclut que requérir de tels soins ne satisferait pas à ce critère —, l’agente minimise les problèmes de santé de Jeyakannan Kanthasamy. [Non souligné dans l’original.]

[36]           La présente affaire se distingue de l’affaire Kanthasamy du fait que, contrairement à l’agente dans cette affaire, l’agente en l’espèce ne semblait pas accepter le diagnostic psychologique.

[37]           En d’autres mots, l’agente n’a pas contesté le jugement clinique du Dr Thirlwell; elle a simplement conclu que le récit sur lequel son diagnostic était fondé n’était pas crédible, et que le comportement subséquent de la demanderesse n’était pas celui d’une personne gravement malade et ayant besoin du traitement [traduction] « requis » selon la Dre Thirlwell. Il ne s’agit pas d’une évaluation déraisonnable de la valeur probante du rapport.

[38]           La demanderesse affirme également que l’agente a commis une erreur en évaluant ses éléments de preuve en fonction de ce qu’ils ne disaient pas, plutôt que de ce qu’ils disaient. Je conviens que l’agente a parfois commis cette erreur. Par exemple, l’agente a écarté une lettre de l’ancienne petite amie de la demanderesse, en partie parce qu’aucune preuve objective que son père est policier n’est jointe à la lettre. Ce faisant, l’agente a semblé ne pas tenir compte de ce qui était indiqué dans la lettre, soit que le père était un policier puissant et ayant de nombreux liens qui blâmait la demanderesse pour l’orientation sexuelle de sa fille, et qui envoyait régulièrement des policiers à la recherche de la demanderesse et pour harceler sa famille.

[39]           La demanderesse soutient qu’il y a d’autres exemples de cette erreur, toutefois, je ne suis pas convaincu qu’ils constituent de tels exemples. Ainsi, l’agente a accordé peu de poids à un courriel envoyé par une autre ancienne petite amie parce que cette dernière n’avait pas été témoin d’une agression homophobe alléguée de la demanderesse décrite dans le courriel. Ce faisant, on pourrait dire que l’agente a commis une erreur en écartant le courriel en fonction de ce qu’il ne dit pas, et en ignorant ce qu’il dit, soit que l’auteure a constaté les blessures de la demanderesse après son agression, et que l’agression a eu lieu parce que l’auteure, qui est une boxeuse chevronnée, n’était pas là pour protéger la demanderesse. Cependant, on pourrait également dire que l’agente a simplement noté une limite de la valeur probante du courriel; l’auteure ne pouvait pas corroborer directement que l’agression avait eu lieu ou qu’elle était motivée par l’homophobie.

[40]           À la lecture des divers exemples de cette erreur alléguée par la demanderesse, je conclus que, bien que l’évaluation de la preuve effectuée par l’agente est discutable à certains égards, sa décision ne justifie pas une intervention pour ce motif seul.

[41]           Enfin, la demanderesse soutient que l’agente a commis une erreur en exigeant de la demanderesse qu’elle réponde au critère des « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » de la dispense pour motifs d’ordre humanitaire. La demanderesse cite l’arrêt Kanthasamy, aux paragraphes 33 et 45, dans lequel la Cour suprême a conclu ce qui suit :

L’expression « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » a donc vocation descriptive et ne crée pas, pour l’obtention d’une dispense, trois nouveaux seuils en sus de celui des considérations d’ordre humanitaire que prévoit déjà le par. 25(1). Par conséquent, ce que l’agent ne doit pas faire, dans un cas précis, c’est voir dans le par. 25(1) trois adjectifs à chacun desquels s’applique un seuil élevé et appliquer la notion de « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » d’une manière qui restreint sa faculté d’examiner et de soupeser toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes. Les trois adjectifs doivent être considérés comme des éléments instructifs, mais non décisifs, qui permettent à la disposition de répondre avec plus de souplesse aux objectifs d’équité qui la sous‑tendent.

[...]

Soit dit en tout respect, au regard de cette norme, l’agente a omis de tenir compte de la situation globale de Jeyakannan Kanthasamy et a examiné de manière trop restrictive les circonstances invoquées dans la demande. Elle n’a pas accordé une attention suffisamment sérieuse à son jeune âge, à son état de santé mentale et aux éléments de preuve suivant lesquels il serait victime de discrimination s’il était renvoyé au Sri Lanka. Elle recourt plutôt à une démarche fragmentaire et se penche sur chacun des facteurs invoqués pour déterminer s’il correspond ou non à des difficultés « inhabituelles et injustifiées ou démesurées ». Elle semble ensuite écarter tous ces facteurs de sa conclusion finale au motif qu’ils ne répondent pas à ce critère. Interpréter littéralement les adjectifs — une démarche qui ne s’appuie aucunement sur le libellé du par. 25(1) — au lieu de considérer la situation globale du demandeur l’amène à voir dans chacun de ces adjectifs un critère juridique distinct plutôt qu’un terme visant à concrétiser la vocation équitable de la disposition. Cela a pour effet de limiter indûment son pouvoir discrétionnaire et de rendre sa décision déraisonnable.

[42]           Je ne suis pas convaincu que l’agente en l’espèce a commis la même erreur que l’agente dans l’arrêt Kanthasamy.

[43]           Il est vrai que l’agente conclut sa décision en déclarant ce qui suit :

[traduction] ...Dans l’ensemble, je conclus qu’examinés individuellement ou cumulativement, les éléments présentés en l’espèce ne suffisent pas à établir que la demanderesse souffrirait de difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées si elle présente une demande de résidence permanente depuis l’étranger.

[44]           Cependant, la demanderesse ne m’a pas convaincu que l’agente se sert de ce critère pour exercer indûment son pouvoir discrétionnaire, soit en créant un seuil élevé pour l’obtention d’une dispense ou en ne tenant pas compte et en n’accordant pas de poids à tous les motifs d’ordre humanitaire pertinents. Par conséquent, même si le critère contesté a certainement été invoqué, rien n’indique qu’il a été appliqué d’une manière inadmissible. Le fait que l’agente se réfère à ce critère ne rend pas sa décision déraisonnable.

[45]           En résumé, la décision de l’agente pour considération d’ordre humanitaire est déraisonnable parce qu’elle n’a pas correctement évalué certains éléments de preuve en fonction de ce qu’ils ne disent pas, a vraisemblablement exigé de la demanderesse qu’elle n’avoue pas son homosexualité afin d’éviter d’être persécutée, et en tout état de cause, a donné des motifs inintelligibles concernant le risque de la demanderesse. La décision sera annulée.

[46]           Aucune question n’a été proposée aux fins de certification dans les deux cas.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.        La demande IMM-4466-15 est accueillie, la décision de l’agente relative à la demande d’ERAR est annulée, la demande d’ERAR de la demanderesse doit être examinée de nouveau par un autre agent et aucune question n’est certifiée;

2.        La demande IMM-4467-15 est accueillie, la décision de l’agente pour considération d’ordre humanitaire est annulée, la demande pour considération d’ordre humanitaire de la demanderesse doit être examinée de nouveau par un autre agent et aucune question n’est certifiée.

« Russel W. Zinn »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIERS :

IMM-4466-15; IMM-4467-15

 

INTITULÉ :

OXANA SITNIKOVA c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 24 mars 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ZINN

 

DATE DES MOTIFS :

Le 25 avril 2016

 

COMPARUTIONS :

Meghan Wilson

Pour la demanderesse

 

Brad Gotkin

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jackman, Nazami & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour la demanderesse

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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