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Date : 20160815


Dossier : T-2571-14

Référence : 2016 CF 935

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 15 août 2016

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

AYAAN MOHAMMED FARAH

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue par le délégué du ministre des Transports le 25 novembre 2014 [la « décision »], qui a annulé l’habilitation de sécurité des transports de Mme Farah à l’Aéroport international Lester B. Pearson [l’« aéroport »]. À la suite de cette décision, la carte d’identité de zone sécurisée [CIZR] de Mme Farah a été révoquée. Elle a également été suspendue sans solde et sans avantages sociaux par son employeur, US Airways, puisqu’elle a besoin d’une CIZR pour pouvoir faire son travail.

[2]               L’objectif du processus d’habilitation de sécurité est de « prévenir l’entrée non contrôlée dans les zones réglementées d’un aéroport énuméré » par des personnes que, dans ce cas, le « ministre croit, en s’appuyant sur les probabilités, être sujette ou susceptible d’être incitée à aider ou inciter toute autre personne à commettre un acte d’intervention illicite visant l’aviation civile » (objectif du Programme d’habilitation de sécurité en matière de transport [le « PHST »]). Le fondement de cette croyance, en l’espèce, est une conclusion que Mme Farah fréquentait des criminels connus. Mme Farah nie cette association et allègue que le défendeur a révoqué son habilitation de sécurité à l’aéroport sans justification appropriée en s’appuyant sur des éléments de preuve non vérifiés et non crédibles.

[3]               Notre Cour doit déterminer si le ministre a correctement mis en équilibre les intérêts de Mme Farah et du public étant donné les faits en l’espèce.

[4]               Les extraits pertinents de la loi mentionnés dans ce jugement sont présentés en annexe.

[5]               Pour les motifs qui suivent, j’ai conclu que l’annulation de l’habilitation de sécurité de Mme Farah, qui a conduit à la révocation de sa CIZR, était à la fois inéquitable sur le plan procédural et substantiellement déraisonnable. La décision doit être annulée.

II.                Requête préliminaire – Affidavits supplémentaires

[6]               Par requête datée du 5 mai 2015, Mme Farah a demandé l’autorisation de déposer deux affidavits supplémentaires. Par ordonnance du protonotaire Kevin. R. Alto datée du 9 juin 2015, Mme Farah a été autorisée à verser les affidavits à son dossier tout en me laissant le soin, à titre de juge de l’audience, d’en déterminer l’admissibilité.

[7]               L’un des affidavits, soumis par Mme Farah, porte sur le contrat qu’elle a signé et le processus par lequel elle a demandé et reçu ses habilitations de sécurité à l’aéroport, en 2006 et en 2013. Le deuxième affidavit a été déposé par son père. Il fournit des renseignements supplémentaires à propos d’un incident dans lequel l’automobile de Mme Farah a été aperçue lors de funérailles, avec à son bord deux membres d’un gang de rue. L’affidavit fournit également des renseignements sur la culture somalienne et la tradition islamique concernant la présence aux funérailles de membres de la collectivité.

A.                Les thèses des parties

[8]               Mme Farah soutient que les affidavits devraient être admis puisqu’ils sont pertinents et que leur admission ne causera pas de préjudice au défendeur. Elle affirme qu’elle ne pouvait pas présenter une réponse complète et juste à la décision dans sa preuve initiale et que les deux affidavits supplémentaires abordent des questions et des faits cruciaux qu’elle ne pouvait pas prévoir avant d’avoir reçu l’affidavit du défendeur. Elle soutient qu’elle devrait avoir une possibilité raisonnable de répondre.

[9]               Le défendeur soutient que la nouvelle preuve est irrecevable et non pertinente et ne satisfait donc pas aux deux critères préliminaires de l’article 312 des Règles. En ce qui concerne l’affidavit du père, le défendeur soutient que la preuve était disponible et aurait dû être présentée en réponse à la lettre de Transports Canada du 3 février 2014, qui a été envoyée neuf mois avant la décision. Le défendeur note également que l’affidavit n’est pas suffisamment probant pour être admis puisque, entre autres, son auteur n’est pas certain des dates ni même s’il a assisté aux funérailles en question.

[10]           En ce qui a trait à l’affidavit supplémentaire de Mme Farah, le défendeur affirme que les renseignements concernant le contrat signé avec les autorités aéroportuaires au moment où une CIZR a été émise à Mme Farah ne sont pas pertinents pour déterminer si le délégué du ministre a pris une décision raisonnable en annulant son habilitation de sécurité. Le défendeur note que Mme Farah a soulevé les conditions d’émission de sa CIZR pour la première fois dans le cadre de cette requête. Dans les deux cas, le défendeur soutient que le décideur ne disposait pas de ces renseignements, qui doivent donc être rejetés. Mme Farah était représentée par un avocat aux moments pertinents où les renseignements fournis dans les affidavits auraient pu être présentés en réponse aux demandes de renseignements qui lui ont été faites. Le défendeur affirme qu’il ne s’agit pas d’un cas d’exception et que les renseignements n’aideront pas la Cour à rendre une décision finale sur le fond.

B.                 Analyse

[11]           La Cour a un pouvoir discrétionnaire d’admettre ou non de nouveaux éléments de preuve ou des éléments de preuve supplémentaire en vertu de l’article 312 des Règles. Dans la décision Forest Ethics Advocacy Association c. Canada (Office national de l’énergie), 2014 CAF 88, le juge Stratas indique deux exigences préliminaires qui doivent être satisfaites avant que la Cour puisse exercer ce pouvoir discrétionnaire :

1.         La preuve doit être admissible dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire. Sous réserve de certaines exceptions, si la preuve n’était pas dans le dossier dont était saisi le décideur, elle ne sera pas considérée.

2.         L’élément de preuve doit être pertinent à une question que la cour de révision est appelée à trancher.

[12]           En l’espèce, les nouveaux affidavits ne respectent pas les principes énoncés par le juge Stratas dans Bernard c. Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263 [Bernard]. En règle générale, la preuve qui aurait pu être présentée au décideur administratif, mais qui ne l’a pas été est irrecevable, parce que la Cour évalue la légalité de la décision faisant l’objet du contrôle et ne conduit pas une nouvelle audience sur le fond. Il y a trois exceptions reconnues à cette règle :

1.      les renseignements contextuels qui permettent de comprendre l’historique de l’affaire, sans fournir de nouveaux éléments de preuve;

2.      un affidavit attirant l’attention sur l’absence de preuve dans le dossier présenté au décideur administratif;

3.      les éléments de preuve qui n’étaient pas disponibles au moment de la décision et qui sont pertinents à une question de justice naturelle, d’équité procédurale, de but illégitime ou de fraude.

[13]           Bien que la liste des exceptions ne soit pas fermée, les affidavits en l’espèce ne contiennent pas le genre de renseignements susceptibles de créer ou de découvrir une autre exception. L’allégation selon laquelle Mme Farah avait entretenu des liens avec des criminels connus a pour la première fois été communiquée à Mme Farah dans une lettre datée du 3 février 2014.

[14]           Aucun des deux affidavits ne contient de [traduction] « simples renseignements contextuels » qui aideraient la Cour à comprendre la nature ou l’historique de l’affaire. En contravention de la règle générale, ils offrent plutôt de nouveaux éléments de preuve pour le dossier. De la même façon, ils ne démontrent pas qu’une conclusion de fait importante faite par le défendeur ne reposait sur aucune preuve. La preuve présentée dans les affidavits était disponible avant que la décision ne soit rendue.

[15]           Je conclus que les affidavits ne correspondent à aucune des exceptions à la règle générale voulant que la preuve qui n’a pas été présentée au décideur administratif soit irrecevable en contrôle judiciaire. Il est par conséquent inutile d’examiner la deuxième exigence préliminaire, qui est de savoir si la preuve est pertinente. Je note toutefois qu’une grande partie du contenu de l’affidavit de Mme Farah se trouve déjà dans le dossier par sa lettre du 3 juillet 2014 à Transports Canada.

[16]           Pour les motifs précités, la requête de Mme Farah visant à faire admettre les affidavits supplémentaires est rejetée.

III.             Exposé des faits

A.                Les renseignements qui sous-tendent la décision

[17]           Mme Farah a été embauchée à l’aéroport le ou vers le 10 juillet 2006 à titre d’agente du service à la clientèle chez US Airways. Après une vérification réussie des antécédents, elle a reçu une habilitation de sécurité complète et une CIZR. De mai 2010 à juin 2012, elle a été mise à pied en raison de réductions de postes. À son retour en poste en juin 2012, une nouvelle vérification de sécurité a été faite, qui a finalement conduit à la présente procédure.

[18]           À son retour au travail en juin 2012, Mme Farah a d’abord reçu une habilitation de sécurité de niveau moyen. En janvier 2013, elle a reçu une habilitation de sécurité complète et on lui a remis une nouvelle CIZR. Jusqu’à ce que la décision soit prise d’annuler son habilitation de sécurité, celle-ci aurait été valide jusqu’au 18 juillet 2017.

[19]           Le ou vers le 9 janvier 2014, Transports Canada a reçu un rapport de vérification des antécédents criminels [« VAC »] de la Section du filtrage sécuritaire de la Gendarmerie royale du Canada. Ce rapport indiquait qu’un véhicule immatriculé au nom de Mme Farah avait été aperçu par la police de Toronto quittant le cimetière où se tenaient les funérailles d’un membre d’un gang de rue en septembre 2012. Bien que Mme Farah n’ait pas été à bord du véhicule, deux des occupants (les sujets « B » et « C ») étaient des criminels connus de la police.

[20]           Mme Farah a également été vue, en 2011, en compagnie d’une personne (le sujet « A ») qui était un membre connu des « Dixon Crew », un gang de rue composé principalement d’hommes d’origine somalienne et basé dans l’Ouest de Toronto. Le sujet « A » a été accusé et reconnu coupable de onze infractions graves entre 2001 et 2011, allant du trafic de drogue à l’invasion de domicile et à la contrefaçon de devises. Il a été dit que le sujet « A » était impliqué dans le trafic d’armes à feu et qu’il avait admis à cette époque avoir des liens très étroits avec Mme Farah.

[21]           En raison du niveau d’habilitation de sécurité de Mme Farah, Transports Canada l’a avisée par lettre le 3 février 2014 des préoccupations que soulevaient ces renseignements. Deux allégations ont été faites :
[traduction]

En 2011, vous avez été vue par la police à une (1) occasion en compagnie du sujet « A », qui a admis à ce moment avoir des liens très étroits avec vous. Le statut actuel de votre relation est inconnu;

En septembre 2012, la police de Toronto a signalé avoir observé un véhicule quittant un cimetière où s’étaient déroulées les funérailles d’un membre d’un gang. Le véhicule était immatriculé à votre nom, mais vous n’étiez pas sur les lieux à ce moment. D’autres personnes ont été identifiées à bord du véhicule, incluant les sujets « B » et « C ».

[22]           La lettre invitait Mme Farah à fournir des commentaires. Un numéro de téléphone était indiqué si elle avait des questions. Le 12 février 2014, une note inscrite au dossier par l’Organisme consultatif a indiqué un appel téléphonique de Mme Farah. La note mentionnait que Mme Farah [traduction] « indiquait ne pas bien comprendre l’objet de la lettre ». Elle a poursuivi en affirmant qu’elle n’avait [traduction] « aucun lien ou relation avec des personnes impliquées dans des activités criminelles et que l’incident de 2011 pourrait être un cas d’erreur sur la personne » puisqu’elle ne connaît personne susceptible de répondre à la description du sujet « A ». Mme Farah a également indiqué que sa cousine s’était parfois présentée comme Mme Farah lorsqu’elle avait reçu des contraventions pour excès de vitesse.

[23]           Dans une lettre envoyée par son avocat à Transports Canada le 25 février 2014, Mme Farah a de nouveau indiqué qu’elle ne connaissait personne répondant à la description du sujet « A ». Elle a demandé des précisions, incluant [traduction] « la date, le lieu et le nom ou la description du sujet “A” ». Elle a également fourni des renseignements concernant une automobile Honda Civic 2008 immatriculée à son nom, indiquant toutefois que cette automobile était en la possession de sa cousine, qui la conduisait. Elle a indiqué le numéro de plaque d’immatriculation de cette automobile.

[24]           Le 10 avril 2014, Transports Canada a envoyé une demande d’information à la GRC par courriel, demandant confirmation des détails du véhicule mentionné dans le rapport VAC. Concernant l’énoncé selon lequel [traduction] « le sujet “A” a admis en 2011 avoir des liens très étroits avec la demanderesse », Transports Canada a demandé [traduction] « tout autre renseignement sur la méthode par laquelle ces renseignements ont été obtenus par la police ».

[25]           Le 11 juin 2014, Transports Canada a reçu une réponse de la GRC à ses demandes d’information concernant le sujet « A » et le véhicule. En réponse à la demande d’information concernant [traduction] « la méthode par laquelle ces renseignements ont été obtenus par la police », la GRC a répondu ce qui suit :
[traduction]

La police a eu une interaction directe avec la demanderesse et le sujet « A » alors qu’ils se trouvaient ensemble.

[26]           L’information fournie par Mme Farah selon laquelle elle était propriétaire d’une automobile Honda Civic 2008 a donné lieu à la réponse suivante :
[traduction]

Le véhicule [...] était une berline quatre portes Saturn 2003 de couleur brune (BLST073), et on a confirmé que celui-ci [...] immatriculée au nom de la demanderesse et a été observé par la police de York. Le véhicule mentionné par la demanderesse (HONDA CIVIC 2008 4P GRISE) est aussi immatriculé à son nom.

[27]           Le 13 juin 2014, Transports Canada a envoyé à l’avocat de Mme Farah une lettre contenant ces nouveaux détails. La lettre indiquait également que le nom ou les détails des tiers ou des sources n’avaient pas été fournis à Transports Canada en raison des dispositions de la Loi sur la protection des renseignements personnels et ne pouvaient donc pas être fournis à Mme Farah. Mme Farah a été invitée à fournir tout autre renseignement ou document pertinent dans un délai de 20 jours suivant la réception de la lettre. Encore une fois, on lui a fourni le nom et le numéro de téléphone d’une personne-ressource au cas où elle souhaiterait discuter de la question.

[28]           Le 3 juillet 2014, Mme Farah a personnellement envoyé un courriel à Transports Canada avec des observations écrites supplémentaires. Elle a indiqué que son père était le conducteur principal de l’automobile qui avait été aperçue au cimetière et qu’elle ne voyait pas la pertinence du lien fait entre elle et les sujets, puisqu’elle ne se trouvait pas dans la voiture. Elle a ajouté ce qui suit à propos des allégations concernant la police, le sujet « A » et la présence de l’automobile aux funérailles :
[traduction]

La Police de Toronto m’accuse faussement d’avoir des liens avec des gangsters. Je suis une citoyenne respectueuse des lois qui a fait l’objet d’aucune condamnation criminelle.

L’association alléguée que j’aurais avec cet individu m’est aussi inconnue. Tout d’abord, je n’ai aucun souvenir de cet événement et même, puisque le sujet n’est pas nommé dans le rapport, je ne sais pas qui peut être cette personne. Ensuite, je n’ai aucune idée de ce que veut dire « interaction directe ».

Il n’en reste pas moins que ces événements sont survenus il y a plus de deux ans sans qu’aucune loi ne soit enfreinte et sans qu’aucune accusation ne soit portée. Enfin, puisque je n’étais pas la conductrice du véhicule et que je n’étais pas sur les lieux, je demande que la police me disculpe de toute implication dans cette affaire.

B.                 Le processus menant à la décision et la décision

[29]           Après la collecte des faits contextuels indiquée ci-dessus, l’habilitation de sécurité de Mme Farah a été examinée par l’Organisme consultatif d’examen d’habilitation de sécurité en matière de transport [l’« Organisme consultatif »] le 16 septembre 2014. L’Organisme consultatif était formé de cinq membres votants et de cinq membres non votants, qui tous ont une expérience en filtrage de sécurité ou en opérations de sécurité. L’Organisme consultatif fait des recommandations à la directrice générale de la Sûreté de l’aviation concernant les habilitations de sécurité. Il a recommandé que l’habilitation de sécurité de Mme Farah soit annulée [traduction] « sur la base du rapport de police faisant état des liens étroits de la demanderesse avec une personne connue de la police comme un membre de longue date du gang “Dixon Crew” et qui possède un long dossier criminel, et de ses liens avec deux (2) autres individus ayant un dossier criminel ».

[30]           Bien que le dossier de recommandation de l’Organisme consultatif soit succinct, le compte rendu de la discussion montre que l’Organisme consultatif a examiné les observations écrites de Mme Farah, incluant son déni de toute connaissance du sujet « A » et sa déclaration d’avoir donné ou prêté à son père l’automobile ayant été aperçue aux funérailles. Bien qu’il n’en soit pas fait mention, le dossier contient également la note au dossier dans laquelle Mme Farah déclare que sa cousine s’était fait passer pour elle alors qu’elle conduisait son automobile. L’Organisme consultatif a conclu que [traduction] « selon la prépondérance des probabilités, la demanderesse pourrait être sujette ou susceptible d’être incitée à aider ou inciter toute autre personne à commettre un acte d’intervention illicite visant l’aviation civile ». Cette formulation est conforme à l’objectif des lignes directrices du PHST visant à prévenir l’entrée non contrôlée de ces personnes dans les zones réglementées des aéroports.

[31]           En octobre 2014, l’employeur de Mme Farah lui a téléphoné pour lui dire que son habilitation de sécurité complète avait été rétablie et qu’elle devrait aller chercher sa nouvelle CIZR.

[32]           Le 18 novembre 2014, la recommandation de l’Organisme consultatif a été transmise à la directrice générale de la Sûreté de l’aviation aux fins de décision, avec cinq autres dossiers. La décision a été rendue le 21 novembre 2014. En ce qui a trait à la déclaration de Mme Farah affirmant qu’elle ne connaissait pas l’identité du sujet « A », la directrice générale a adopté la recommandation et la formulation se trouvant dans le compte rendu de discussion, soit :
[traduction]

Je conclus qu’il est improbable qu’une personne n’ait aucun souvenir d’une interaction directe avec la police et, en raison de ses liens très étroits avec le sujet « A », je crois que la demanderesse connaissait les activités du sujet « A » ou a fait preuve d’aveuglement volontaire.

et

En outre, les explications écrites présentées par la demanderesse et son avocat n’ont pas fourni suffisamment de renseignements pour dissiper mes préoccupations.

[33]           La décision a ensuite été communiquée à Mme Farah par lettre datée du 25 novembre 2014, l’informant que le ministre des Transports avait annulé son habilitation de sécurité après un examen de son dossier. La lettre reprenait le texte de la décision et se terminait par un énoncé indiquant que Mme Farah disposait d’un délai de 30 jours pour demander un contrôle judiciaire de la décision par notre Cour.

[34]           Mme Farah a reçu une lettre de son employeur le 4 décembre 2014 l’avisant qu’elle était suspendue sans solde ni avantages sociaux en raison de l’annulation de sa CIZR.

[35]           L’avis de demande a été déposé devant notre Cour le 18 décembre 2014.

C.                 Dispositions légales pertinentes

[36]           La sécurité des aéroports relève de l’article 4.8 de la Loi sur l’aéronautique, L.R.C. (1985), ch. A-2. Cet article prévoit que le ministre des Transports peut accorder ou refuser une habilitation de sécurité à toute personne, la suspendre ou l’annuler. Les règlements pris en application de la Loi sur l’aéronautique comprennent le Règlement canadien de 2012 sur la sûreté aérienne, DORS/2011-318 [le « Règlement »]. L’article 165 du Règlement prévoit que toute personne qui doit avoir accès à une zone réglementée dans le cadre de son travail doit détenir une CIZR. Une CIZR est délivrée en vertu de l’article 146 par ou sous l’autorité de l’exploitant de l’aéroport. En pratique, les CIZR sont activées par l’Administration canadienne de la sûreté du transport aérien [l’« ACSTA »], mais uniquement après que le ministre l’ait informée que la personne avait une habilitation de sécurité.

[37]           Pour exercer ce pouvoir, le ministre s’appuie sur les lignes directrices du PHST. Le PHST prévoit que l’Organisme consultatif doit examiner les renseignements fournis par le demandeur et faire des recommandations au ministre sur l’annulation des habilitations.

[38]           Pour formuler la recommandation au ministre, différentes vérifications sont faites, incluant une vérification des antécédents criminels fondée sur les empreintes digitales par la GRC, une vérification des fichiers du SCRS et une vérification des dossiers pertinents des organismes d’application de la loi. Si l’examen initial soulève des préoccupations, le demandeur reçoit une lettre énonçant les préoccupations et l’informant qu’il peut présenter des observations écrites afin d’y répondre. L’ensemble de l’information est ensuite examiné par l’Organisme consultatif, puis une recommandation est faite au ministre. À son tour, le ministre a délégué les décisions en matière d’habilitation de sécurité à la directrice générale de la Sûreté de l’aviation.

[39]           La partie II.35 du PHST prévoit que l’Organisme consultatif, lorsqu’il formule une recommandation d’annulation d’une habilitation de sécurité, peut considérer tout facteur pertinent permettant de déterminer si la présence de la personne dans la zone réglementée d’un aéroport énuméré est contraire aux buts et objectifs du programme. Les facteurs énumérés comprennent notamment le fait que la personne ait été condamnée ou autrement trouvée coupable au Canada ou à l’étranger pour un acte criminel ou est susceptible de participer à ces activités menaçantes ou de se livrer à des actes de violence sérieuse contre la propriété ou des personnes. Tous ces facteurs comportent un niveau sérieux de criminalité.

IV.             Questions en litige et analyse

A.                Les questions en litige

[40]           Mme Farah a allégué un manque d’équité procédurale dans le processus qui a conduit à l’annulation de son habilitation de sécurité et conteste le caractère raisonnable de la décision. En outre, Mme Farah plaide que les droits qui lui sont garantis par l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), ch. 11 [la « Charte »], ont été violés.

B.                 Norme de contrôle

[41]           Il n’est pas nécessaire de se livrer à une analyse exhaustive pour arrêter la bonne norme de contrôle si la jurisprudence l’a déjà établie : Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 57 [Dunsmuir]. Pour ce qui est de la révocation d’une habilitation de sécurité, les parties conviennent – et je suis d’accord – que la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable : voir Brown c. Canada (Procureur général), 2014 CF 1081; Kaczor c. Canada (Transport), 2015 CF 698, et Clue c. Canada (Procureur général), 2011 CF 323.

[42]           Les parties s’entendent aussi pour dire que les questions d’équité procédurale sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte. Je suis aussi d’accord que c’est la norme applicable. Les mêmes trois affaires précitées ont chacune déterminé dans le passé que la norme de la décision correcte s’appliquait aux questions d’équité procédurale dans l’examen de la révocation d’une habilitation de sécurité.

[43]           Mme Farah a aussi demandé à notre Cour de déterminer si ces droits en vertu de l’article 7 de la Charte avaient été violés par le défendeur. Comme j’ai conclu qu’il n’existait aucune preuve que les droits de Mme Farah en vertu de la Charte ont été violés, je traiterai cette question en premier.

C.                 Les droits garantis à Mme Farah par la Charte ont-ils été violés?

[44]           Bien que ce n’ait pas été plaidé à l’audience, Mme Farah allègue dans ses observations écrites que le défendeur a violé ses droits garantis par la Charte. Dans son mémoire des faits et du droit, au paragraphe 36, Mme Farah présente ainsi l’essentiel de son argument :
[traduction]

[I]l est évident qu’une personne peut objectivement souffrir un stress psychologique sérieux lorsque cette personne ne peut même contester ou échapper à l’ombre d’accusations criminelles qui n’ont jamais fait l’objet de poursuites ou été prouvées.

[45]           Même si la « tension psychologique grave causée par l’État » peut violer l’article 7 de la Charte, les formes que prend le préjudice psychologique causé par le gouvernement n’entraînent pas toutes automatiquement des violations de l’article 7 : Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, au paragraphe 57.

[46]           Il ne s’agit pas de savoir ici si, de façon générique, « une personne » pouvait subir de tels dommages. Il s’agit plutôt de savoir si cette demanderesse a subi une tension psychologique grave résultant d’un acte de l’État.

[47]           Aucune preuve dans le dossier ou devant la Cour ne démontre que Mme Farah a subi une tension psychologique – grave ou autre. Bien qu’il soit entièrement possible que les événements vécus par Mme Farah lui aient causé une tension, et même une tension psychologique, il faut pour atteindre le niveau d’une violation de la Charte que la preuve d’un niveau élevé de tension psychologique soit faite devant la Cour. Cette preuve n’a tout simplement pas été faite et rien ne me permet donc de déterminer que les droits garantis à Mme Farah par la Charte ont été violés. Par conséquent, cette question ne sera pas traitée plus avant.

D.                La décision était-elle équitable sur le plan procédural?

(1)               Observations des parties

[48]           Mme Farah allègue que la décision était inéquitable sur le plan procédural parce que le ministre ne lui a pas fourni suffisamment d’éléments, n’a pas entièrement tenu compte de ses observations et n’a pas fourni de motifs suffisants, particulièrement en fonction du niveau d’équité procédurale qui est requis, selon Mme Farah. Elle allègue également qu’elle aurait dû avoir la possibilité de comparaître en personne devant le tribunal. Il est donc important d’établir avec certitude la nature de l’équité procédurale à laquelle Mme Farah avait droit dans les circonstances.

[49]           L’avocat de Mme Farah a fait valoir que sa crédibilité était en question puisque le ministre et l’Organisme consultatif n’ont pas cru sa déclaration qu’elle ne connaissait aucun criminel. Il soutient, s’appuyant sur Singh c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 RCS 177, qu’elle avait droit à une audition en raison du caractère central de l’évaluation de crédibilité et des graves conséquences de la décision pour elle.

[50]           Son avocat a aussi cité l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, à la page 837, dans lequel la Cour suprême a énoncé cinq facteurs ayant une incidence sur le contenu de l’obligation d’équité procédurale dans les décisions administratives. L’avocat a plaidé que ces facteurs conduisaient à un niveau plus élevé d’équité procédurale compte tenu de l’importance de la décision pour l’emploi de Mme Farah, du fait que la décision portait sur une habilitation existante accordée à deux reprises et en raison du choix d’une procédure sans audience et d’une divulgation insuffisante.

[51]           Le défendeur soutient que, même si le degré d’équité procédurale requis est légèrement plus élevé lorsque la décision porte sur l’annulation d’une habilitation de sécurité, il n’en demeure pas moins qu’il se situe à l’extrémité inférieure du continuum. Le défendeur affirme également, citant Henri c. Canada (Procureur général), 2014 CF 1141, qu’il n’existe pas de droit à une audience.

[52]           Quant à la question de savoir si les observations écrites de Mme Farah ont été prises en compte, le défendeur renvoie à la décision elle-même, qui mentionne explicitement les observations et les raisons pour lesquelles elles n’ont pas été acceptées.

(2)               Analyse

[53]           Deux des questions d’équité procédurale soulevées par Mme Farah peuvent être tranchées immédiatement. Premièrement, dans Pouliot c. Canada (Transports, de l’Infrastructure et des Collectivités), 2012 CF 347, au paragraphe 10, le juge Rennie a confirmé que la norme d’équité procédurale requise dans les cas où une habilitation de sécurité existante est révoquée ou non renouvelée est légèrement plus rigoureuse, mais elle demeure minimale. Il a ensuite confirmé qu’il n’existe pas de droit à une audience dans les cas de révocation. Deuxièmement, dans Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 14, la juge Abella a établi que l’insuffisance des motifs n’était pas une question d’équité procédurale, mais fait partie de l’examen du caractère raisonnable. Les motifs doivent être examinés en corrélation avec le résultat pour permettre de savoir si ce dernier fait partie des issues possibles.

[54]           Enfin, les observations de Mme Farah ont clairement été considérées. La décision fait mention des lettres envoyées par elle ou par son avocat et des explications fournies.

[55]           Je suis cependant d’avis que Mme Farah n’a pas bénéficié d’une divulgation adéquate après que Transports Canada eut incorrectement communiqué à la GRC la demande de précisions de Mme Farah concernant le sujet « A ».

[56]           Mme Farah n’a tout simplement pas reçu suffisamment d’information pour lui permettre de formuler une réponse valable. Le mieux qu’elle a pu faire, étant donné le peu d’information dont elle disposait, a été de nier connaître le sujet « A » et d’affirmer n’avoir aucune idée de ce que signifiait l’expression [traduction] « interaction directe ».

[57]           Mme Farah a déclaré tout au long du processus, du début à la fin, qu’elle ne croyait connaître personne répondant à la définition du sujet « A » et qu’elle ne connaissait aucun criminel. Pour l’aider à réfuter les allégations vagues faites contre elle à propos du sujet « A », l’avocat de Mme Farah a écrit à Transports Canada le 25 février 2014 et demandé un complément d’information sur le sujet « A », incluant [traduction] « la date, le lieu et le nom ou une description ». Le défendeur déclare qu’à la suite de cette lettre, des mesures ont été prises pour fournir l’information à Mme Farah et qu’une demande a été faite à la GRC afin d’obtenir des renseignements supplémentaires concernant le sujet « A ». Malheureusement, la demande n’a pas été transmise correctement lors de cette étape.

[58]           Le 10 avril 2014, par courriel, Transports Canada a demandé à la GRC de lui fournir [traduction] « tout autre renseignement sur la méthode par laquelle ces renseignements ont été obtenus par la police ». L’avocat de Mme Farah avait demandé des renseignements permettant de l’aider à identifier le sujet « A », plus précisément [traduction] « la date, le lieu et le nom ou une description ». La reformulation de la requête par Transports Canada a fondamentalement modifié la question.

[59]           La réponse transmise par la GRC à Transports Canada a été la suivante : [traduction] « La police a eu une interaction directe avec la demanderesse et le sujet “A” alors qu’ils se trouvaient ensemble ». Cette réponse ne donne pas la date, le lieu, la description ou le nom du sujet « A » et n’indique pas si ces renseignements peuvent être divulgués.

[60]           La demande initiale incorrectement énoncée par Transports Canada a été aggravée dans la réponse écrite donnée à l’avocat de Mme Farah. La lettre du 13 juin 2014 indiquait que l’information avait été fournie conformément à la Loi sur la protection des renseignements personnels et [traduction] « [qu’à] ce titre, puisque les noms et autres détails associés à des tiers ou à des sources ne nous ont pas été fournis, nous ne sommes pas en mesure de vous fournir d’autres détails ». Cependant, cet énoncé est quelque peu trompeur puisque la GRC n’a pas soulevé la question de la protection des renseignements personnels dans sa réponse, la demande ne lui ayant pas été faite. En fait, l’information à propos de [traduction] « l’interaction directe » a été retenue par la GRC pendant qu’elle demandait l’autorisation au service de police de York. Si la question de Mme Farah avait été correctement posée à la GRC, celle-ci se serait peut-être appuyée sur la Loi sur la protection des renseignements personnels, mais elle aurait aussi pu fournir des détails supplémentaires.

[61]           L’avocat de Mme Farah soutient que les causes traitant de l’annulation d’une habilitation de sécurité sont fortement axées sur les faits. Il affirme que le caractère vague des motifs l’incite à conclure qu’on se trouve peut-être en présence d’une « épreuve olfactive ». Je conviens que les causes sont axées sur les faits. La plupart des dossiers contiennent des détails factuels importants, parce que le demandeur d’une habilitation de sécurité est habituellement directement impliqué dans des activités criminelles ou a, à tout le moins, des liens clairs et continus avec une personne engagée dans une activité criminelle sérieuse. Comme l’a dit le juge Rennie dans la décision Meyler c. Canada (Procureur général), 2015 CF 357 [Meyler], dans ces affaires les circonstances laissent d’emblée apparaître les raisons de la crainte pour la sécurité.

[62]           Même avec un niveau légèrement plus élevé d’équité procédurale, il existe une quantité minimale d’information valable qui doit être divulguée afin d’assurer que la justice naturelle soit satisfaite et qu’une réponse valable puisse être donnée. La nature et la quantité d’information varieront toujours en fonction du contexte. En l’espèce, le dossier de Mme Farah parle de lui-même. Elle a fait l’objet d’aucune condamnation criminelle ou d’enquête. Il est possible qu’elle ait eu une rencontre directe avec un criminel en 2011, mais elle a nié connaître un criminel. En septembre 2012, son deuxième véhicule, mais non elle-même, a été aperçu aux funérailles d’un membre d’un gang, alors que les sujets « B » et « C » se trouvaient dans le véhicule. Ces allégations peu précises sont uniques dans les annales des affaires de révocation d’une habilitation de sécurité.

[63]           Mme Farah a demandé des renseignements supplémentaires, mais n’a reçu aucun des éléments demandés. Elle souhaitait obtenir la date, le lieu, un nom ou une description. Certains des renseignements que Mme Farah ignorait auraient-ils pu lui permettre de comprendre les allégations et de fournir une réponse valable? Un ou plusieurs des renseignements suivants auraient pu aider à comprendre l’interaction alléguée avec le sujet « A » :

i.              Le sexe du sujet « A »

ii.            L’âge approximatif ou la plage d’âge du sujet « A »

iii.          La nationalité du sujet « A »

iv.          La ville, la province ou le pays où elle et le sujet « A » ont été vus ensemble

v.            À quel moment de la journée s’est produite l’interaction directe : le matin, l’après-midi, en soirée ou tard en soirée?

vi.          Peut-on préciser à quelle saison de l’année elle s’est produite?

vii.        L’« interaction directe » a-t-elle eu lieu à l’intérieur ou à l’extérieur?

viii.      La date exacte de l’interaction et les personnes présentes

[64]           La situation factuelle de Mme Farah est très semblable à celle de l’affaire Meyler, dans laquelle le juge Rennie faisait face à un demandeur confronté à une association non précisée avec une personne non identifiée appelée sujet « A », qui était le chef d’un réseau d’importation de drogue à l’aéroport international Lester B. Pearson. Examinant la question de la divulgation, le juge Rennie a indiqué que si Meyler était l’un de ces rares cas où nul renseignement ne peut être communiqué sans qu’une source soit compromise, « la lettre de décision doit, dans l’intérêt de l’équité procédurale, montrer que le décideur a prêté attention à la mesure dans laquelle l’information pouvait être révélée sans compromettre la source. Par conséquent, dans la mesure où la divulgation peut se faire sans que soit révélée l’identité de l’indicateur ou de la source, l’information devrait être divulguée si cela est nécessaire pour satisfaire aux exigences de la justice naturelle ». Ça n’a pas été le cas en l’espèce. Les efforts de Mme Farah pour obtenir des détails ont été entravés par la requête mal formulée et l’utilisation générale inappropriée de la Loi sur la protection des renseignements personnels.

[65]           Je fais miennes les observations du juge Evans dans l’arrêt Renvoi relatif au Règlement sur la sûreté du transport maritime (CA), 2009 CAF 234, au paragraphe 38, lorsqu’il indique que l’association du demandeur avec une autre personne peut être entièrement innocente, « que le demandeur ait ou non été conscient des activités criminelles ou terroristes de cette personne », et que « [l]es associations innocentes ne permettent pas normalement de justifier le refus de l’habilitation de sécurité ». Il est important de s’efforcer de faire cette distinction en disposant d’une information complète chaque fois que c’est possible. Sans divulgation suffisante pour lui permettre d’identifier le sujet « A », Mme Farah ne pouvait pas expliquer de façon valable la nature d’une relation qui pourrait avoir été formée sans qu’elle connaisse les activités criminelles du sujet « A » ou qui pourrait même ne pas avoir existé du tout. Au lieu de cela, elle a été forcée de nier de façon générale connaître des criminels.

[66]           En n’examinant pas de manière adéquate quels renseignements supplémentaires auraient pu être mis à la disposition de Mme Farah pour l’aider à préparer une réponse valable, l’Organisme consultatif et la directrice générale ont agi de manière inéquitable sur le plan de la procédure. Par conséquent, Mme Farah a été privée de son droit à la justice naturelle.

E.                 La décision était-elle raisonnable?

[67]           Nonobstant ma conclusion que le processus était inéquitable sur le plan procédural, je souhaite également faire un commentaire sur le caractère raisonnable de la décision, puisqu’en l’espèce, la démarcation entre une décision raisonnable et une décision inéquitable sur le plan procédural n’est pas aussi nette qu’elle pourrait l’être.

[68]           La Cour suprême a conclu que le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel. Pour être raisonnable, la décision elle-même doit appartenir aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : Dunsmuir, au paragraphe 47.

[69]           Mme Farah a fait l’objet d’aucune condamnation criminelle et, contrairement au demandeur dans Meyler, n’a jamais personnellement fait l’objet d’une enquête – encore moins d’une enquête sur l’importation de drogue à l’aéroport. Il en est ainsi même si la jurisprudence semble démontrer qu’aux moments pertinents à l’affaire de Mme Farah, une importante enquête était menée par un large éventail d’organismes d’application de la loi, incluant la plupart des services de police de Toronto, l’AFSC, les unités de dépistage de drogue et de renseignement de l’aéroport et trois projets de la GRC travaillant tous de concert pour faire enquête sur un groupe du crime organisé facilitant l’importation de drogues au Canada par l’entremise de l’aéroport Pearson : voir, de façon générale, Brown c. Canada (Procureur général), 2014 CF 1081.

[70]           Mme Farah a fermement maintenu depuis le début qu’elle ne savait pas qui était le sujet « A » et qu’elle n’avait pas de liens avec des criminels. La conclusion tirée par la directrice générale, adoptant la formulation de la recommandation de l’Organisme consultatif, a été la suivante : [traduction] « Je conclus qu’il est improbable qu’une personne n’ait aucun souvenir d’une interaction directe avec la police ». L’implication claire est que Mme Farah ne disait pas la vérité. La conclusion résultante a été la suivante : [traduction] « en raison de ses liens très étroits avec le sujet “A”, je crois que la demanderesse connaissait les activités du sujet “A” ou a fait preuve d’aveuglement volontaire ».

[71]           Un élément inhérent à la conclusion est que le policier avec qui il y a eu une [traduction] « interaction directe » était en uniforme. Si c’était le cas, il n’était pas nécessaire de fournir si peu d’information dans les allégations, puisqu’il n’y avait aucune source à protéger. Si le policier n’était pas en uniforme ou qu’on ne pouvait l’identifier comme policier, il devient plausible que Mme Farah n’ait aucun souvenir d’une interaction.

[72]           L’Organisme consultatif et la directrice générale ont examiné la bonne question : pourquoi Mme Farah était-elle incapable de se souvenir d’une interaction directe avec la police? Cela aurait dû les inciter à examiner la preuve plus à fond. Deux raisons possibles apparaissent à l’examen du dossier. Premièrement, il se peut que le policier n’ait pas été en uniforme ou qu’il ne se soit pas identifié comme policier. Deuxièmement, comme l’indique la note au dossier, la cousine de Mme Farah, qui avait déjà usurpé son identité dans le passé au moment de recevoir des contraventions pour excès de vitesse, pourrait avoir été la personne avec le sujet « A ».

[73]           Les dénégations de Mme Farah, bien que fréquentes chez les personnes accusées d’un acte répréhensible possible, auraient quand même dû inciter les décideurs à s’assurer que la preuve sur laquelle ils fondaient leur décision appuyait l’énoncé selon lequel il était [traduction] « improbable » qu’elle n’ait eu [traduction] « aucun souvenir d’une interaction directe avec la police ». Dans les circonstances, la question de savoir si le policier était effectivement identifiable est cruciale. De même, la question de savoir comment la police a pu confirmer que la personne accompagnant le sujet « A » était véritablement Mme Farah aurait dû être examinée, compte tenu de sa criminalité et du fait que la cousine de Mme Farah avait usurpé l’identité de celle-ci dans le passé. En ne vérifiant pas les renseignements sur lesquels ils s’appuyaient, l’Organisme consultatif et la directrice générale risquaient de prendre une décision fondée sur des conclusions de fait erronées.

[74]           Dans Lavoie c. Canada (Procureur général), 2007 CF 435, au paragraphe 18, le juge Beaudry explique comme suit le processus d’examen de l’habilitation de sécurité :

L’objet de la loi est d’assurer la sécurité aérienne civile et de protéger le public. Le Directeur et l’Organisme consultatif doivent apprécier la preuve, analyser les documents tant publics que ceux fournis par la personne concernée. Ce facteur amène aussi un degré élevé de déférence.

(Non souligné dans l’original.)

[75]           Ni l’Organisme consultatif ni la directrice générale ne semblent avoir considéré la possibilité que le policier ait pu être un agent infiltré ou un policier en civil. Il n’y a aucune indication dans le compte rendu des discussions ou la recommandation de l’Organisme consultatif ou dans la décision elle-même que le rapport de VAC ou les renseignements subséquents obtenus de la GRC aient fait l’objet d’une analyse ou d’une évaluation. Il est fait mention d’un [traduction] « examen » des renseignements, mais rien n’indique que cela ait été autre qu’une prise en compte de l’information. Personne n’a demandé à la GRC de confirmer si le policier ayant participé à l’interaction directe était en uniforme ou autrement identifiable à titre de policier, et dans ce cas, de quelle façon. L’hypothèse claire était que Mme Farah savait que cette personne était un policier. Tant l’Organisme consultatif que la directrice générale ont utilisé le « fait » de l’interaction directe avec la police comme raison définitive pour juger non crédibles les dénégations de Mme Farah. Si le policier n’était pas identifiable comme tel, cependant, il est raisonnable de s’attendre à ce que Mme Farah n’ait aucun souvenir d’un événement unique survenu plus de deux ans auparavant.

[76]           Compte tenu de la gravité des conséquences pour Mme Farah, l’Organisme consultatif aurait dû considérer avec soin les documents qu’il examinait, mais il ne l’a pas fait. La directrice générale a aussi l’obligation de s’assurer que les faits essentiels sur lesquels elle s’appuie sont très clairs. Sans une analyse de la preuve importante d’une interaction entre la police et Mme Farah, la conclusion présentée dans la décision n’est ni intelligible ni transparente. Elle ne satisfait pas au critère de Dunsmuir et est donc déraisonnable.

V.                Conclusion

[77]           La demande est accueillie et la décision sera annulée. Les parties ont convenu au début de l’audience que des dépens de 2 000 $ seraient appropriés. Mme Farah, à titre de partie ayant eu gain de cause, a droit à ce montant pour ses dépens.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.      la demande de contrôle judiciaire est accueillie et la décision de révoquer l’habilitation de sécurité de la demanderesse est annulée;

2.      l’affaire est renvoyée au ministre pour nouvel examen conformément aux présents motifs;

3.      les dépens établis à 2 000 $ sont adjugés à la demanderesse.

« E. Susan Elliott »

Juge


ANNEXE

Loi sur l’aéronautique

L.R.C. (1985), ch. A-2

...

Aeronautics Act

R.S.C., 1985, c. A-2

...

4.8 Le ministre peut, pour l’application de la présente loi, accorder, refuser, suspendre ou annuler une habilitation de sécurité.

4.8 The Minister may, for the purposes of this Act, grant or refuse to grant a security clearance to any person or suspend or cancel a security clearance.

Règlement canadien de 2012

sur la sûreté aérienne

(DORS/2011-318)

...

Canadian Aviation Security

Regulations, 2012

(SOR/2011-318)

...

Critères de délivrance

146 (1) Il est interdit à l’exploitant d’un aérodrome de délivrer une carte d’identité de zone réglementée à une personne à moins qu’elle ne réponde aux conditions suivantes :

a) elle présente une demande par écrit;

b) elle est parrainée par écrit par son employeur;

c) elle possède une habilitation de sécurité;

d) elle consent par écrit à la collecte, à l’utilisation, à la conservation, à la communication et à la destruction des renseignements pour l’application de la présente section;

e) elle confirme l’exactitude des renseignements qui figurent sur la carte.

Exigence — activation

(2) Il est interdit à l’exploitant d’un aérodrome de délivrer à une personne une carte d’identité de zone réglementée à moins qu’elle n’ait été activée.

Issuance criteria

146 (1) The operator of an aerodrome must not issue a restricted area identity card to a person unless the person

(a) applies in writing;

(b) is sponsored in writing by their employer;

(c) has a security clearance;

(d) consents in writing to the collection, use, retention, disclosure and destruction of information for the purposes of this Division; and

 (e) confirms that the information displayed on the card is correct.

Activation requirement

(2) The operator of an aerodrome must not issue a restricted area identity card to a person unless the card has been activated.

 

Contrôle de l’accès aux zones réglementées

Interdiction d’accès non autorisé

165 Il est interdit à toute personne d’entrer ou de demeurer dans une zone réglementée à moins qu’elle ne soit, selon le cas :

a) titulaire d’une carte d’identité de zone réglementée;

b) en possession d’un document d’autorisation, autre qu’une carte d’identité de zone réglementée, pour la zone réglementée.

Control of Access to Restricted Areas

Unauthorized access prohibition

165 A person must not enter or remain in a restricted area unless the person

(a) is a person to whom a restricted area identity card has been issued; or

(b) is in possession of a document of entitlement, other than a restricted area identity card, for the restricted area.

Programme d’habilitation de sécurité en matière de transport aérien

Transportation Security Clearance Program - Aviation

Objet

I.1

L’objet du Programme d’habilitation de sécurité en matière de transport est de prévenir les actes d’intervention illicite dans l’aviation civile en accordant une habilitation aux gens qui répondent aux normes dudit programme.

Aim

I.1

The aim of the Transportation Security Clearance Program Policy is the prevention of unlawful acts of interference with civil aviation by the granting of clearances to persons who meet the standards set out in this Program.

Objectif

I.4

L’objectif de ce programme est de prévenir l’entrée non contrôlée dans les zones réglementées d’un aéroport énuméré dans le cas de toute personne:

1. connue ou soupçonnée d’être mêlée à des activités relatives à une menace ou à des actes de violence commis contre les personnes ou les biens;

2. connue ou soupçonnée d’être membre d’un organisme connu ou soupçonné d’être relié à des activités de menace ou à des actes de violence commis contre les personnes ou les biens;

3. soupçonnée d’être étroitement associée à une personne connue ou soupçonnée ◦ de participer aux activités mentionnées à l’alinéa (1);

◦ d’être membre d’un organisme cité à l’alinéa (2); ou

◦ être membre d’un organisme cité à l’alinéa (5).

4. qui, selon le ministre et les probabilités, est sujette ou peut être incitée à: ◦ commettre un acte d’intervention illicite pour l’aviation civile; ou

◦ aider ou à inciter toute autre personne à commettre un acte d’intervention illicite pour l’aviation civile.

5. est connu ou soupçonné d’être ou d’avoir été membre d’une organisation criminelle ou d’avoir pris part à des activités d’organisations criminelles, tel que défini aux articles 467.1 et 467.11 (1) du Code criminel du Canada;

6. est membre d’un groupe terroriste, tel que défini à l’alinéa 83.01(1)(a) du Code criminel du Canada.

Objective

I.4

The objective of this Program is to prevent the uncontrolled entry into a restricted area of a listed airport by any individual who

1. is known or suspected to be involved in activities directed toward or in support of the threat or use of acts of serious violence against persons or property;

2. is known or suspected to be a member of an organization which is known or suspected to be involved in activities directed toward or in support of the threat or use of acts of serious violence against people or property;

3. is suspected of being closely associated with an individual who is known or suspected of ◦ being involved in activities referred to in paragraph (1);

◦ being a member of an organization referred to in paragraph (2); or

◦ being a member of an organization referred to in subsection (5) hereunder.

4. the Minister reasonably believes, on a balance of probabilities, may be prone or induced to ◦ commit an act that may unlawfully interfere with civil aviation; or

◦ assist or abet any person to commit an act that may unlawfully interfere with civil aviation.

5. is known or suspected to be or to have been a member of or a participant in activities of criminal organizations as defined in Sections 467.1 and 467.11 (1) of the Criminal Code of Canada;

6. is a member of a terrorist group as defined in Section 83.01 (1)(a) of the Criminal code of Canada.

Annulation ou refus

II.35

1. L’Organisme consultatif peut recommander au ministre de refuser ou d’annuler l’habilitation d’une personne s’il est déterminé que la présence de ladite personne dans la zone réglementée d’un aéroport énuméré est contraire aux buts et objectifs du présent programme.

2. Au moment de faire la détermination citée au sous-alinéa (1), l’Organisme consultatif peut considérer tout facteur pertinent, y compris:

1. si la personne a été condamnée ou autrement trouvé coupable au Canada ou à l’étranger pour les infractions suivantes:

1. tout acte criminel sujet à une peine d’emprisonnement de 10 ans ou plus;

2. le trafic, la possession dans le but d’en faire le trafic, ou l’exportation ou l’importation dans le cadre de la Loi sur les drogues et substances contrôlées;

3. tout acte criminel cité dans la partie VII du Code criminel intitulée « Maison de désordre, jeux et paris «;

4. tout acte contrevenant à une disposition de l’article 160 de la Loi sur les douanes;

5. tout acte stipulé dans la Loi sur les secrets officiels; ou

6. tout acte stipulé dans la partie III de la Lois sur l’immigration et la protection des réfugiés.

3. si elle possède une mauvaise réputation en matière de crédit et qu’elle occupe un poste de confiance; ou

4. qu’il est probable qu’elle participe à des activités directes ou en appui à une menace ou qu’elle se livre à des actes de violence sérieuse contre la propriété ou des personnes.

Cancellation or Refusal

II.35

1. The Advisory Body may recommend to the Minister the cancellation or refusal of a security clearance to any individual if the Advisory Body has determined that the individual’s presence in the restricted area of a listed airport would be inconsistent with the aim and objective of this Program.

2. In making the determination referred to in subsection (1), the Advisory Body may consider any factor that is relevant, including whether the individual:

1. has been convicted or otherwise found guilty in Canada or elsewhere of an offence including, but not limited to:

1. any indictable offence punishable by imprisonment for more then 10 years,

2. trafficking, possession for the purpose of trafficking or exporting or importing under the Controlled Drugs and Substances Act,

3. any offences contained in Part VII of the Criminal Code - Disorderly Houses, Gaming and Betting,

4. any contravention of a provision set out in section 160 of the Customs Act,

5. any offences under the Security Of Information Act; or

6. any offences under Part III of the Immigration and Refugee Protection Act;

3. is likely to become involved in activities directed toward or in support of the threat or use of acts of serious violence against property or persons.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-2571-14

 

INTITULÉ :

AYAAN MOHAMMED FARAH c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 11 janvier 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DES MOTIFS :

Le 15 août 2016

 

COMPARUTIONS :

Mitchell Worsoff

 

Pour la demanderesse

 

Stewart Phillips

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Worsoff Law Firm

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

William F. Pentney

Sous-procureur général

du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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