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Date : 20160811


Dossier : T-68-16

Référence : 2016 CF 919

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 11 août 2016

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

MOHANMMAD CHARBAND

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Mohanmmad Charband a interjeté appel d’une décision d’un juge de la citoyenneté rendue le 21 décembre 2015. Le juge a refusé sa demande de citoyenneté parce qu’il a conclu que M. Charband ne pouvait pas démontrer qu’il avait résidé au Canada pendant trois des quatre années précédant immédiatement le dépôt de sa demande, comme l’exige l’alinéa 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29 (la Loi).

[2]               Pour les motifs suivants, j’ai conclu qu’un juge de la citoyenneté avait la discrétion d’appliquer le critère quantitatif strict applicable à la résidence, dans la mesure où le choix de critère par le juge de la citoyenneté soit évident à partir des faits en l’espèce. Un juge de la citoyenneté n’est pas tenu de fournir une justification explicite pour appliquer le critère quantitatif strict, ni d’indiquer le critère de résidence qui sera appliqué. L’appel est en conséquence rejeté.

II.                Contexte

[3]               M. Charband est un citoyen de la République islamique d’Iran. Il est arrivé au Canada en 2002 et a été accueilli comme réfugié au sens de la Convention en 2003. Il a obtenu le statut de résident permanent le 23 novembre 2006.

[4]               La période de quatre ans précédant immédiatement le dépôt de la demande de citoyenneté canadienne de M. Charband a débuté le 16 juillet 2007 et pris fin le 16 juin 2011 (la période pertinente). Dans sa demande, il a déclaré 830 jours d’absence, qui ne se situaient pas tous dans la période pertinente.

[5]               M. Charband a assisté à une audience devant le juge de la citoyenneté le 21 décembre 2015, en compagnie de son frère. Le juge de la citoyenneté a rejeté la demande le même jour, appliquant le critère quantitatif entériné par le juge Muldoon dans la décision Pourghasemi, [1993] ACF no 232, 62 FTR 122 [Pourghasemi].

III.             Décision faisant l’objet du contrôle

[6]               Selon le juge de la citoyenneté, durant l’audience, M. Charband s’est excusé d’avoir fait une erreur, parce qu’il croyait avoir « suffisamment de jours » pour être admissible à la citoyenneté canadienne. Le juge de la citoyenneté a reconnu que d’autres membres de la famille de M. Charband avaient la citoyenneté canadienne, qu’il était en voie de parrainer sa famille immédiate d’Iran et que son fils était déjà au Canada. Le juge de la citoyenneté a accepté les observations de M. Charband à l’effet qu’il était un contribuable depuis son arrivée au Canada, qu’il occupait un emploi à temps plein et qu’il était propriétaire d’une petite entreprise.

[7]               Le juge de la citoyenneté a conclu qu’en vertu de l’approche analytique appliquée dans la décision Pourghasemi, il était nécessaire pour un candidat à la citoyenneté d’avoir été physiquement présent au Canada durant 1 095 jours pendant la période pertinente. M. Charband a reconnu qu’il lui manquait 188 jours, et le juge de la citoyenneté a par conséquent rejeté sa demande sans autre analyse.

IV.             Questions en litige

[8]               La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

A.                La décision Pourghasemi fait-elle toujours jurisprudence?

B.                 Le juge de la citoyenneté était-il tenu de fournir une justification pour appliquer le critère quantitatif strict de résidence du jugement Pourghasemi, plutôt que le critère qualitatif plus souple cité dans d’autres cas de jurisprudence?

C.                 Le juge de la citoyenneté était-il tenu d’indiquer quel serait le critère de résidence appliqué?

D.                Est-ce qu’une question devrait être certifiée en vue d’un appel?

V.                Analyse

A.                La décision Pourghasemi fait-elle toujours jurisprudence?

[9]               M. Charband affirme que le critère de résidence qui doit être appliqué par le juge de la citoyenneté est un domaine du droit qui présente des difficultés. Il note que la décision Pourghasemi a été rendue il y a 23 ans et plaide que cette décision a été remplacée par une abondante jurisprudence à l’effet contraire.

[10]           M. Charband s’appuie sur Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Takla, 2009 CF 1120 [Takla], et affirme que le critère quantitatif strict appliqué dans Pourghasemi a été remplacé par le critère qualitatif plus souple appliqué dans Affaire intéressant Koo, [1993] 1 CF 286 [Koo]. Le critère qualitatif exige que le juge de la citoyenneté examine six questions (Koo, aux pages 293 et 294) :

1)         la personne était-elle physiquement présente au Canada durant une période prolongée avant de s’absenter juste avant la date de sa demande de citoyenneté?

2)         où résident la famille proche et les personnes à charge (ainsi que la famille étendue) du requérant?

3)         la forme de présence physique de la personne au Canada dénote-t-elle que cette dernière revient dans son pays ou, alors, qu’elle n’est qu’en visite?

4)         quelle est l’étendue des absences physiques (lorsqu’il ne manque à un requérant que quelques jours pour atteindre le nombre total de 1 095 jours, il est plus facile de conclure à une résidence réputée que lorsque les absences en question sont considérables)?

5)         l’absence physique est-elle imputable à une situation manifestement temporaire (par exemple, avoir quitté le Canada pour travailler comme missionnaire, suivre des études, exécuter un emploi temporaire ou accompagner son conjoint, qui a accepté un emploi temporaire à l’étranger?

6)         quelle est la qualité des attaches du requérant avec le Canada : sont‑elles plus importantes que celles qui existent avec un autre pays?

[11]           Dans la décision Lam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 164 FTR 177, [1999] ACF no 410 (QL) [Lam], le juge Lutfy a établi le principe selon lequel « le juge de la citoyenneté peut adhérer à l’une ou l’autre des écoles contradictoires de la Cour, et, s’il appliquait correctement aux faits de la cause les principes de l’approche qu’il privilégie, sa décision ne serait pas erronée. » Cependant, dans la décision Takla, le juge Mainville a fait observer que la décision Lam fut rendue dans le cadre d’une situation qui était perçue comme transitoire vu les modifications législatives qui étaient alors à l’étude. Puisque cette situation est ensuite devenue permanente, le juge Mainville a conclu qu’il était approprié de fixer une interprétation unique de l’alinéa 5(1)c) de la Loi (Takla au paragraphe 46) :

[46]...Compte tenu de la jurisprudence nettement majoritaire de cette Cour, le critère de la centralisation du mode de vie au Canada établi dans Koo, précité, et les six questions qui y sont rattachées aux fins d’analyse devraient devenir l’unique critère et l’unique analyse applicables.

[12]           Quatre ans plus tard, dans Huang c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 576 [Huang], le juge en chef Crampton a fait remarquer que « l’effort d’uniformisation du droit applicable » entreprise par le juge Mainville, bien que louable, n’a pas produit les effets escomptés :

[20]      En résumé, bien que dans plusieurs décisions subséquentes, notre Cour ait adopté l’opinion du juge Mainville suivant laquelle le critère du jugement Koo devait être la seule norme applicable (voir, par exemple, les décisions énumérées dans le jugement Hao, précité, au paragraphe 42, et dans le jugement El Khader c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 328, au paragraphe 17 [El Khader]; voir également Imran, précité, au paragraphe 32), le pouvoir discrétionnaire qui permet au juge de la citoyenneté d’appliquer l’un des autres critères reconnus a été confirmé dans plusieurs autres décisions (voir, par exemple, Dachan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 538, au paragraphe 19; Sarvarian c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1117, aux paragraphes 8 et 9; Shubeilat c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1260, aux paragraphes 30 à 37 [Shubeilat]; Cardin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 29, au paragraphe 18; Hao, précité, aux paragraphes 48 à 50; El Khader, précité, au paragraphe 23; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Saad, 2011 CF 1508, au paragraphe 14 [Saad]; Murphy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 482, aux paragraphes 6 à 8; Alinaghizadeh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 332, au paragraphe 28; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Abdallah, 2012 CF 985, au paragraphe 14 [Abdallah]; Zhou c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 19, au paragraphe 30 [Zhou]).

[21]      D’ailleurs, notre Cour a jugé dans plusieurs autres décisions que le critère de la « présence effective « que nous analyserons plus loin, est le bon critère à appliquer (Martinez, précité, au paragraphe 52; Al Khoury c Canada (Ministre de la Citoyenneté) 2012 CF 536, au paragraphe 27; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Dabbous, 2012 CF 1359, au paragraphe 12; Ghosh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 282, au paragraphe 25).

[22]      Dans d’autres décisions, il semble que la Cour ait retenu une approche hybride qui obligerait le juge de la citoyenneté à se livrer à une appréciation qualitative comme le prévoit le critère du jugement Koo, et ce, même si le critère de la « présence effective « a été retenu par le juge de la citoyenneté et a entraîné le rejet de la demande de citoyenneté (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Elzubair, 2010 CF 298, au paragraphe 14 [Elzubair]; Salim c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 975, au paragraphe 10; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Nandre, 2003 CFT 650, au paragraphe 21).

[23]      Il ressort de ce qui précède que la jurisprudence relative au(x) critère(s) de la citoyenneté demeure partagée et plutôt flottante.

[24]      Dans ces conditions, il convient tout particulièrement de faire preuve de déférence envers la décision du juge de la citoyenneté d’appliquer l’un ou l’autre des trois critères qui sont reconnus depuis si longtemps dans la jurisprudence de notre Cour.

[13]           Les plus récents jugements de notre Cour concernant le critère de résidence qui doit être appliqué par un juge de la citoyenneté sont ceux du juge Mactavish dans Elderaidy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 560 [Elderaidy] et du juge Kane dans Fazail c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 111 [Fazail]. Ces deux décisions confirment que les juges de la citoyenneté ont la discrétion d’appliquer le critère quantitatif strict de résidence énoncé dans Pourghasemi, ou le critère qualitatif plus souple énoncé dans Koo.

[14]           M. Charband affirme que le principe de courtoisie judiciaire n’oblige pas notre Cour à suivre ni Elderaidy ni Fazail, parce que dans ces deux cas, les demandeurs ont reconnu que le juge de la citoyenneté avait la discrétion d’appliquer n’importe quel critère de résidence reconnu par la jurisprudence. Ces deux jugements ont ultimement porté sur d’autres questions, comme la nécessité pour le juge de la citoyenneté d’indiquer les motifs pour lesquels il choisit un critère plutôt que l’autre ou la nécessité d’indiquer à l’avance quel critère sera appliqué. Je conclus malgré tout que le courant prédominant au sein de notre Cour continue d’être celui exprimé par le juge en chef dans le jugement Huang : la jurisprudence relative aux critères de la citoyenneté demeure partagée et plutôt flottante, et dans ces conditions, il convient tout particulièrement de faire preuve de déférence envers la décision du juge de la citoyenneté d’appliquer l’un ou l’autre des critères reconnus dans la jurisprudence de notre Cour. Il s’ensuit que le jugement Pourghasemi fait toujours jurisprudence.

B.                 Le juge de la citoyenneté était-il tenu de fournir une justification pour appliquer le critère quantitatif strict de résidence du jugement Pourghasemi, plutôt que le critère qualitatif plus souple cité dans d’autres cas de jurisprudence?

[15]           Dans Elderaidy, le juge de la citoyenneté a choisi d’appliquer le critère de résidence quantitatif strict. M. Elderaidy a admis qu’il lui manquait plus de 250 jours pour atteindre le nombre requis de 1 095 jours de présence effective au Canada durant les quatre années précédant immédiatement le dépôt de sa demande de citoyenneté. Il a cependant fait valoir que la juge de la citoyenneté aurait dû fournir les motifs de sa décision d’appliquer le critère de la présence effective. L’affaire Elderaidy présente donc une certaine ressemblance avec le dossier en l’espèce.

[16]           M. Elderaidy a cité la décision antérieure du juge Mactavish dans Cardin c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 29 [Cardin] pour faire valoir que les juges de la citoyenneté doivent tenir compte de la situation personnelle du demandeur dans le choix du critère de résidence. Selon Cardin, lorsque les raisons justifiant le choix d’un critère en particulier ne sont pas fondées sur les faits particuliers de l’espèce, le choix du critère sera déraisonnable. La juge Mactavish a toutefois souligné dans Elderaidy que Cardin constituait un cas unique, puisque M. Cardin était arrivé au Canada quand il était enfant, y avait été élevé et y avait fait ses études secondaires et postsecondaires, avant de travailler, au Canada, pour une entreprise canadienne. C’est dans ce contexte que la juge Mactavish a conclu qu’il était déraisonnable de la part du juge de la citoyenneté de conclure que M. Cardin n’était pas suffisamment « canadianisé » parce qu’il avait fait de récents voyages d’affaires à l’extérieur du Canada.

[17]           La juge Mactavish a observé que l’argument de M. Elderaidy selon lequel les juges de la citoyenneté doivent fournir les motifs expliquant leur choix du critère n’était pas soutenu par la jurisprudence (voir Elderaidy au paragraphe 15 et les cas qui y sont cités). M. Elderaidy a quand même soutenu que le fait d’exiger les motifs favoriserait la transparence et la cohérence du processus de prise de décision. La juge Mactavish n’est pas d’accord (paragraphe 17) :

[17]      La faille dans ce raisonnement est que la seule façon que le fait d’exiger que les motifs expliquent le choix du critère puisse favoriser la cohérence dans le processus de prise de décision serait que l’existence de certains types de circonstances dicte le choix d’un critère en particulier. Or, cela serait incompatible avec le principe bien établi que les juges de la citoyenneté ont le pouvoir discrétionnaire de choisir l’un des trois[[1]] critères acceptés pour établir la résidence.

[18]           Je conviens avec M. Charband que Cardin et, dans une moindre mesure, Elderaidy, appuient la prétention selon laquelle les raisons justifiant le choix par le juge d’un critère en particulier doivent être fondées sur les faits particuliers de l’espèce. Ce n’est cependant que dans les cas extrêmes que le choix d’un critère par un juge de la citoyenneté sera jugé déraisonnable par notre Cour. Dans la plupart des cas, les raisons du choix du critère seront implicites dans la décision d’un juge de la citoyenneté. La loi établit clairement qu’un juge de la citoyenneté n’est pas tenu de donner les motifs explicites du choix d’un critère.

[19]           En l’espèce, M. Charband est arrivé au Canada en tant que réfugié. Il n’est resté au Canada que jusqu’au moment d’obtenir le statut de résidant permanent, et est ensuite retourné en Iran pendant de longues périodes. Dans ces circonstances, on ne peut pas dire que les raisons du choix du critère quantitatif strict par le juge de la citoyenneté ne sont pas fondées sur les faits particuliers de l’espèce, ou que ce choix était déraisonnable.

C.                 Le juge de la citoyenneté était-il tenu d’indiquer quel serait le critère de résidence appliqué?

[20]           Dans Fazail, le demandeur avait reconnu que le juge de la citoyenneté avait le pouvoir discrétionnaire d’appliquer l’un des critères de résidence reconnus, et l’obligation d’appliquer le critère retenu de façon exacte et cohérente. Par contre, le demandeur avait fait valoir que le juge de la citoyenneté devait également aviser le demandeur du critère qui serait appliqué, afin que le demandeur connaisse la preuve qu’il doit réfuter. M. Charband présente un argument similaire en l’espèce.

[21]           Comme M. Charband, M. Fazail s’appuyait sur les décisions du juge Hughes dans Dina c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 712 [Dina] et du juge Locke dans Miji c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 142 [Miji]. La juge Kane a cependant noté que Dina avait été citée dans d’autres causes pour affirmer que c’est une erreur d’un juge de la citoyenneté « de ne pas avoir révélé quel critère de résidence il a appliqué dans l’affaire dont il était saisi » (voir Fazail au paragraphe 34 et les causes qui y sont citées). Elle a fait observer que le juge Hughes n’avait pas précisé la portée de l’obligation d’équité procédurale, ou pourquoi le demandeur dans cette cause ne connaissait pas la preuve qu’il devait réfuter. Elle fait une distinction pour Miji au motif que le demandeur dans cette cause ne savait pas quel critère serait appliqué et pourrait avoir été amené à croire que ce serait le critère qualitatif (Fazail aux paragraphes 37 et 38).

[22]           Je suis d’accord avec la juge Kane que la principale question en l’espèce est de déterminer s’il y a en fait eu un manquement à l’équité procédurale. L’obligation d’équité procédurale envers les demandeurs par les juges de la citoyenneté est à l’extrémité inférieure du spectre. Même à l’extrémité inférieure du spectre, la personne visée doit connaître la preuve qu’elle doit réfuter et avoir l’occasion de présenter sa défense (Fazail aux paragraphes 39 et 46).

[23]           En l’espèce, M. Charband ne prétend pas qu’il ne savait pas à quel critère il devait se conformer. Au contraire, les notes de l’audience confirment qu’il a reconnu ne pas respecter le critère de présence effective et qu’il s’est excusé de son erreur.

[24]           M. Charband se plaint que l’incertitude qui entoure les différents critères de résidence susceptibles d’être appliqués par un juge de la citoyenneté est source d’injustice. Cependant, comme l’a conclu la juge Kane dans Fazail au paragraphe 55, bien que l’incertitude dans la loi soit malheureuse et puisse conduire à des résultats différents, il ne s’agit pas d’un manquement à l’équité procédurale.

[25]           M. Charband affirme également qu’il s’attendait de façon légitime à ce que le juge de la citoyenneté applique le critère de Koo, en s’appuyant sur le « Manuel » de Citoyenneté et Immigration Canada (Guide des politiques de citoyenneté (CP-5) : Résidence, 11 juin 2010) [Manuel], et plus précisément sur l’article 5.9 B « Circonstances exceptionnelles - Résidence », qui indique que les facteurs énoncés dans Koo peuvent être pris en compte lorsque le critère de présence effective n’est pas strictement respecté. Le ministre objecte que le Manuel, qui fait l’objet de mises à jour fréquentes, n’a pas été dûment déposé en preuve devant notre Cour. Indépendamment de cela, la version du Manuel sur laquelle M. Charband s’appuie indique que les facteurs de Koo ne seront pris en compte que dans des « circonstances exceptionnelles ». M. Charband n’a recensé aucune circonstance exceptionnelle susceptible de s’appliquer en l’espèce.

[26]           Je suis convaincu que M. Charband avait compris que sa demande de citoyenneté canadienne pouvait faire l’objet d’une décision conformément au critère quantitatif strict. Il a reconnu qu’il lui manquait 188 jours et s’est excusé de cette erreur. Il avait également compris que les facteurs de Koo ne seraient appliqués qu’en des circonstances exceptionnelles, si même ils l’étaient, mais il n’a fait valoir aucune circonstance exceptionnelle devant le juge de la citoyenneté. Il ne semble pas non plus qu’il y en ait eu. Je suis incapable de conclure qu’il y a eu un manquement au devoir d’équité procédurale en l’espèce.

D.                Est-ce qu’une question devrait être certifiée en vue d’un appel?

[27]           Le juge en chef Crampton ouvre son jugement dans Huang par les remarques suivantes :

[1]        La présente affaire n’est qu’un autre exemple qui illustre l’urgence de faire quelque chose pour régler la situation inacceptable actuelle concernant le critère qui est présentement appliqué au Canada en matière d’attribution de la citoyenneté.

[2]        La solution idéale consisterait pour le législateur fédéral à intervenir en définissant un critère de citoyenneté plus clair dans la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C‑29. [...] Une autre approche pourrait consister pour un juge de la citoyenneté à renvoyer la question à la Cour conformément au paragraphe 18.3(1) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7 [la Loi sur les CF]. Cette façon de procéder permettrait notamment de renvoyer ensuite la question à la Cour d’appel fédérale en vertu de l’alinéa 27(1)d) de la Loi sur les CF pour régler une fois pour toutes la divergence qui existe dans la jurisprudence de notre Cour depuis plusieurs décennies à ce sujet.

[28]           Dans Elderaid, au paragraphe 7, la juge Mactavish fait observer que parce que les décisions de la Cour fédérale en matière de citoyenneté n’étaient pas (à ce moment) portées en appel, il n’y avait jamais eu de décision en appel sur la question de savoir lequel des critères de résidence reconnus était correct.

[29]           Dans Boland c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 376, le juge de Montigny a dit ce qui suit, au paragraphe 19 :

[19]      À l’instar du juge en chef dans le jugement Huang, j’estime que la décision Lam fait encore jurisprudence et qu’un juge de la citoyenneté est libre d’apprécier une demande de citoyenneté selon l’un ou l’autre des trois critères en question, à condition évidemment qu’il applique correctement le critère qu’il retient aux faits de l’espèce. Ce n’est peut‑être pas la solution la plus satisfaisante pour les plaideurs, mais tant que la question ne sera pas tranchée par le législateur ou par les tribunaux, c’est inévitablement le résultat de l’absence de définition du concept de « résidence « dans la Loi. Heureusement, l’introduction des articles 22.1 et 22.2 dans la Loi permettra à la Cour d’appel fédéral de trancher définitivement la question lorsqu’elle sera saisie d’une question certifiée soumise par notre Cour.

[30]           L’article 5 de la Loi a été modifié par la Loi renforçant la citoyenneté canadienne, L.C. 2014, ch. 22, article 3 [Loi renforçant la citoyenneté canadienne], et le critère quantitatif strict est maintenant inscrit dans la loi. De plus, l’alinéa 22.2d) de la Loi prévoit maintenant que « le jugement consécutif au contrôle judiciaire n’est susceptible d’appel à la Cour d’appel fédérale que si le juge certifie que l’affaire soulève une question grave de portée générale et énonce celle­ci. »

[31]           M. Charband a proposé plusieurs questions à certifier pour appel. Le ministre affirme que les différents critères de résidence ont été résolus par modification législative et ne donnent plus lieu à une question sérieuse d’importance générale. Le ministre est d’avis que l’» arriéré » de causes ayant fait l’objet de jugements en vertu du régime législatif antérieur peut être traité de façon satisfaisante conformément à la jurisprudence existante de  notre Cour.

[32]           Dans Zhang c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 FCA 168, au paragraphe 9, la Cour d’appel fédérale a conclu que, pour être certifiée, une question doit i) être déterminante quant à l’issue de l’appel, ii) transcender les intérêts des parties au litige et porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale. La question doit avoir été soulevée et examinée dans la décision de la Cour, et elle doit découler de l’affaire, et non des motifs du juge. Une question est de portée générale lorsque sa résolution s’applique à un grand nombre de cas dans le futur (Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 RCS 982, au paragraphe 43).

[33]           Dans Mudrak v. Canada (Citizenship and Immigration), 2016 FCA 178, au paragraphe 35, la Cour d’appel fédérale a conclu qu’une question avait été incorrectement certifiée parce qu’elle portait sur le rapprochement de jurisprudence divergente et qu’elle était de nature « théorique » et présentée [traduction] « sous la forme d’un renvoi ».

[34]           La « solution idéale » favorisée par le juge en chef dans Huang a été atteinte par l’adoption de la Loi renforçant la citoyenneté canadienne. Le Parlement a inscrit dans la loi un critère de citoyenneté plus clair et le critère quantitatif strict régit maintenant toutes les demandes de citoyenneté. M. Charband mentionne l’arriéré de causes déterminées en vertu de l’ancien régime législatif, mais je n’ai reçu aucune information sur la nature ou l’ampleur de cet arriéré. Je conviens avec le ministre que la jurisprudence existante, bien qu’insatisfaisante sous plusieurs aspects, fournit le moyen de traiter tout arriéré restant susceptible d’être porté devant les tribunaux.

[35]           Le rapprochement de la jurisprudence divergente dans le contexte actuel peut être considéré comme largement théorique. Compte tenu des récentes modifications législatives, les questions proposées pour certification par M. Charband ne sont plus de portée générale, et leur résolution ne s’appliquera pas à de nombreuses causes dans le futur. Il serait donc inapproprié de certifier des questions en vue d’un appel dans ces circonstances.

VI.             Conclusion

[36]           La demande d’appel de la décision du juge de la citoyenneté est rejetée. Aucune question n’est certifiée aux fins d’appel.


JUGEMENT

LA COUR rejette la demande d’appel de la décision du juge de la citoyenneté. Aucune question n’est certifiée aux fins d’appel.

« Simon Fothergill »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-68-16

 

INTITULÉ :

MOHANMMAD CHARBAND c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Winnipeg (Manitoba)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 11 juillet 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 11 août 2016

 

COMPARUTIONS :

David Matas

 

Pour le demandeur

 

Aliyah Rahaman

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

David Matas

Avocat

Winnipeg (Manitoba)

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

 

 



[1] Dans Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Purvis, 2015 CF 368, au paragraphe 27, le juge Mosley explique qu’il n’y a en fait que deux critères, le critère quantitatif et le critère qualitatif.

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