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Date : 20160824


Dossier : IMM-670-16

Référence : 2016 CF 961

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 24 août 2016

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

ALAA SABRI AHMAD SHALABI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS :

[1]               Dans la présente demande, le demandeur sollicite l’annulation de la décision de la Section de l’immigration (SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, rendue le 26 janvier 2016 (décision), par laquelle la SI, à la suite d’une enquête menée en vertu du paragraphe 44(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR), a conclu que le demandeur est interdit de territoire au Canada en vertu de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR pour avoir commis un acte à l’extérieur du Canada qui constitue une infraction visée à l’article 6 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, L.C. 2000, ch. 24 (Loi).

I.                   Exposé des faits

[2]               Le demandeur est un Palestinien apatride. Avant la création de l’Autorité palestinienne conformément aux Accords d’Oslo, le demandeur avait volontairement adhéré à la Brigade Badr de l’Armée de libération de la Palestine ayant pour base la Jordanie.

[3]               À la suite de la signature des Accords d’Oslo, une partie de la Brigade Badr a été intégrée aux services de sécurité de la nouvelle Autorité palestinienne. Le demandeur a fait partie de ceux qui ont été intégrés aux services de sécurité de l’Autorité palestinienne : il a rallié les Forces de sécurité palestiniennes (NSF) en juin 1994, a gravi les échelons de soldat à sergent et a donné sa démission en septembre 2000.

[4]               Les tâches du demandeur dans les NSF ont consisté, pour la plus grande partie de cette période, à défendre des postes de contrôle à Gaza et en Cisjordanie. Le demandeur devait arrêter les voitures suspectes pour faire une inspection. En d’autres occasions, il devait surveiller et intercepter certains véhicules ou individus. Si l’une de ces personnes se présentait à un point de contrôle, il incombait au demandeur et aux autres membres du personnel du poste de contrôle de détenir cette personne jusqu’à ce que l’une des autres branches des Services de sécurité générale (SSG) puisse prendre en charge la personne arrêtée. Il a été allégué devant la SI que ces détenus avaient été torturés par les autres branches des SSG.

[5]               Selon le demandeur, étant donné qu’il a participé à l’arrestation de membres éminents du Hamas et du Jihad islamique, il est devenu une cible pour ces groupes.

II.                La décision faisant l’objet du contrôle

[6]               La SI a tenu une audience de vive voix. Le seul témoin était le demandeur. Le ministre a de plus soumis la transcription d’une entrevue de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) avec le demandeur et des rapports contextuels de diverses organisations non gouvernementales alléguant que des branches des SSG se livraient régulièrement à la torture physique et psychologique des présumés terroristes et trafiquants de drogue. Des observations écrites ont été présentées à la Commission après l’audience de vive voix du demandeur.

[7]               Pour arriver à la conclusion que le demandeur était interdit de territoire, la SI a d’abord examiné si les SSG avaient commis des crimes contre l’humanité. Puis, afin de déterminer si le demandeur avait été complice de ces crimes, la SI a examiné les éléments caractéristiques du critère de complicité axé sur la contribution établie par la Cour suprême du Canada dans Ezokola c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40 [Ezokola].

A.                Crimes contre l’humanité

[8]               La SI a examiné les dispositions de l’article 6 de la Loi et de l’article 7 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale, 17 juillet 1998, 2187 R.T.N.U. 90, (entré en vigueur le 1er juillet 2002) (Statut de Rome), lesquelles définissent un « crime contre l’humanité ». Elle a ensuite examiné si les NSF avaient commis des crimes contre l’humanité alors que le demandeur en était membre. La SI a accepté la preuve documentaire présentée par le ministre, estimant qu’elle était [traduction] « gorgée d’actes commis par les services de sécurité palestiniens confirmant la commission de crimes relevant de la catégorie des crimes contre l’humanité ». La SI a conclu que l’information était cohérente, de sources indépendantes bien connues, et que les nombreux détails corroborants qui ressortent des rapports l’amenaient à conclure que les faits décrits dans les rapports étaient crédibles et fiables. La SI a conclu, sur la foi de ces rapports, que les NSF, une formation relevant des SSG, avaient commis des crimes contre l’humanité au sens du paragraphe 35 de la LIPR.

[9]               La SI a ensuite examiné si le demandeur, en tant que membre des NSF, avait été complice des crimes. Elle a scindé son analyse selon les trois éléments du critère établi dans Ezokola : qu’un complice est celui qui fait une contribution à la fois volontaire, consciente et significative aux crimes ou au dessein criminel d’un groupe.

B.                 Contribution volontaire

[10]           La SI a conclu que le demandeur a fait une contribution volontaire à des crimes contre l’humanité parce qu’il s’est joint à la brigade Badr volontairement et n’a pas démissionné des NSF avant 2000, malgré que son départ ait alors prouvé qu’il était possible de quitter les NSF avant l’âge de la retraite.

C.                 Contribution consciente

[11]           Il y a des contradictions entre le témoignage donné par le demandeur devant la SI et son entrevue avec l’ASFC. La SI a conclu que le demandeur a délibérément minimisé l’importance de sa participation et de sa responsabilité lors de son témoignage. Au vu des contradictions entre la version donnée à l’entrevue de l’ASFC et le témoignage devant la SI, la SI a choisi d’accepter la version qu’il avait donnée lors de la première entrevue.

[12]           La SI a établi que le demandeur savait que des crimes étaient commis parce que, selon son interview avec l’ASFC, il était bien conscient que la torture était utilisée par les services du renseignement comme un moyen de forcer la coopération des détenus.

D.                Contribution significative

[13]           La SI a reconnu que dans Ezokola, la simple association avec un groupe devient de la complicité coupable uniquement lorsqu’une personne a contribué de façon importante à l’infraction pénale ou à l’objectif du groupe. La SI a examiné la durée du service du demandeur, les promotions qu’il a obtenues, ses responsabilités dont l’arrestation et la remise de suspects aux agents du renseignement qui utilisaient parfois la torture, et son utilisation de la force pour maîtriser les détenus récalcitrants.

[14]           La SI a examiné l’entrevue du demandeur avec l’ASFC, et a conclu que ses aveux indiquaient qu’il était au courant que la torture était utilisée par les SSG pour soutirer de l’information aux détenus. La SI a conclu que même si le demandeur n’avait personnellement torturé aucun détenu, [traduction] « il constituait un des maillons de la chaîne de l’appareil de sécurité qui s’est livré à des violations généralisées des droits de l’homme et a infligé des douleurs et des souffrances à des individus qui ont été arrêtés par [le demandeur] et ses collègues dans le cadre de leur travail ».

III.             Questions en litige

[15]           Le demandeur soutient que la décision comporte trois points litigieux.

[16]           Tout d’abord, il allègue que la SI a commis une erreur en se prononçant sur sa crédibilité lorsqu’elle a préféré le témoignage que le demandeur a donné à l’ASFC dans sa première entrevue aux éléments de preuve qu’il a présentés à la SI quand il a répondu aux questions sur son rôle et sur la torture de personnes qu’il a détenues et remises aux services du renseignement militaire.

[17]           Ensuite, il conteste la définition de « crimes contre l’humanité » appliquée par la SI et soutient que le fait d’avoir été en contact avec treize personnes du Hamas sur une période de cinq ans ne peut pas être considéré comme une attaque dirigée contre une population civile.

[18]           Enfin, il allègue que la SI n’a pas interprété correctement le principe de complicité énoncé dans Ezokola en ne tenant pas compte des fonctions du demandeur comme acteur secondaire qui ne faisait pas partie des services du renseignement des SSG ni n’était impliqué avec ces services qui, dans l’accomplissement de leur objectif légitime en matière de sécurité, on peut-être franchi la ligne à l’occasion et commis des crimes contre l’humanité.

[19]           À cet égard, le demandeur a également fait valoir que l’objectif commun des SSG n’était pas de nature criminelle, mais plutôt de protéger la population palestinienne contre les menaces à la sécurité en vertu des nouvelles lois adoptées conformément aux Accords d’Oslo. La seule responsabilité du demandeur consistait à remettre les personnes représentant une menace à la sécurité aux services du renseignement. En tant que tel, il soutient qu’il n’était qu’un acteur secondaire. Le demandeur soutient également qu’en interceptant les menaces à la sécurité, il n’était pas complice de crimes contre l’humanité, mais aidait à protéger la population civile palestinienne contre les terroristes.

[20]           Les questions susceptibles de révision sont les suivantes :

i.        La SI a-t-elle commis une erreur en préférant la preuve du requérant présentée à l’ASFC?

ii.      La SI a-t-elle commis une erreur en concluant que des crimes contre l’humanité ont été commis?

iii.    La SI a-t-elle commis une erreur en appliquant le critère de la complicité décrit dans Ezokola?

IV.             Norme de contrôle

[21]           Les conclusions formulées dans la décision, et l’interdiction de territoire, sont susceptibles de révision selon la norme du caractère raisonnable, car il s’agit de questions mixtes de fait et de droit : Khasria v. Canada (Public Safety and Emergency Preparedness), 2016 CF 773, au paragraphe 16.

[22]           La décision est raisonnable si les conclusions de la SI s’inscrivent dans la gamme des issues acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47.

V.                Observations des parties

A.                Crédibilité

[23]           Le demandeur soutient qu’il n’y a pas eu « rencontre des esprits » quant à ce que l’enquêteur de l’ASFC voulait dire lorsqu’il a interrogé le demandeur à propos de « torture ». Il affirme que les exemples qu’il a donnés – mettre des détenus dans une petite cellule avec vingt autres personnes ou dans une cellule individuelle pendant quatre heures sans accès aux toilettes – pouvaient constituer des mauvais traitements, mais que ce n’est habituellement pas considéré comme de la torture. Le demandeur a également dit à l’enquêteur de l’ASFC qu’il ne croyait pas que les détenus aient été battus, mais que s’ils l’avaient été, ils n’avaient pas été battus [traduction] « très fort ».

[24]           Le demandeur soutient qu’il y a beaucoup de différents niveaux et services dans les SSG, chacun ayant des responsabilités différentes. Bien que le demandeur ait entendu dire que certains de ces services peuvent avoir maltraité certaines des personnes sous leur garde, il ne sait pas si l’information était véridique et il n’a jamais été personnellement témoin d’aucun mauvais traitement. Il ne sait pas non plus si des personnes qu’il a interceptées et détenues à des postes de contrôle avaient été maltraitées.

[25]           Le défendeur fait référence à certaines parties de l’entrevue de l’ASFC où le demandeur a déclaré que son travail consistait à intercepter des personnes qu’on lui avait identifiées, et qu’à au moins quatre reprises, il avait également décidé d’arrêter des personnes de son propre chef. Pour procéder à une arrestation, il utilisait une arme à feu, mettait les détenus face à un mur, les questionnait et les remettait aux services du renseignement militaire. Si elles ne coopéraient pas à l’interrogatoire qui suivait, elles pouvaient subir [traduction] « pas vraiment de très mauvais traitements, mais oui, juste assez pour les rendre plus coopératifs, juste assez pour les faire coopérer ». Par contre, à l’audience de la SI, il a affirmé qu’il ne procédait à aucun interrogatoire, mais arrêtait simplement des voitures et remettait les occupants aux agents qui les gardaient en détention. Il a dit à la SI qu’il n’avait donné un coup de pied à une personne qu’une fois, et en avait frappé une autre [traduction] « légèrement ».

[26]           Le défendeur conteste aussi le fait que le demandeur se soit borné à parler avec l’ASFC de mauvais traitements possibles et non pas de torture. Les exemples qu’il a donnés à l’ASFC, comme l’entassement dans une petite cellule, la privation de sommeil et la posture debout forcée pendant des heures constituent tous des exemples documentés des formes de torture utilisées par l’Autorité palestinienne et le renseignement militaire selon les rapports des organisations non gouvernementales dont dispose la SI.

[27]           Le défendeur fait valoir qu’il était raisonnable que la SI voie avec scepticisme la rétractation de déclarations antérieures d’une personne qui a compris qu’elle risquait d’être interdite de territoire.

B.                 Crimes contre l’humanité

[28]           Le demandeur soutient que la Commission a commis une erreur en ce qui concerne plusieurs des exemples qu’elle a utilisés pour tenter de comparer les actes du demandeur à ceux d’un groupe qui se livre à des attaques ciblant des populations civiles. Il fait remarquer que les SSG étaient composés de 10 branches aux responsabilités différentes, et que seule la branche à laquelle il appartenait – les NSF – devrait être examinée.

[29]           Le demandeur affirme qu’il n’est pas possible que ses rapports limités avec peut-être 13 membres du Hamas sur une période de 5 ans, qui ont peut-être été torturés, puissent être assimilés à une attaque contre une population civile.

[30]           À l’audience, l’avocat du demandeur a cité les récents propos du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile qui affirmait que [traduction] « il n’y a pas de plus grande responsabilité incombant au gouvernement que d’assurer la sécurité de ses citoyens ». Finalement, le demandeur fait valoir qu’il lui incombait d’assurer l’application de la loi, et non pas de se livrer à la torture. Il empêchait des terroristes de pénétrer dans son secteur et il n’avait aucune idée ce qui leur arrivait une fois qu’il les avait remis aux services du renseignement militaire.

[31]           Le défendeur fait valoir que le demandeur ne comprend pas l’exigence posée [traduction] « d’attaque généralisée ou systémique dirigée contre une population civile » pour qu’un acte constitue un crime contre l’humanité lorsqu’il soutient que ses actes n’ont touché que 13 membres du Hamas. Le défendeur souligne que les actes du demandeur doivent « faire partie » d’une attaque généralisée ou systématique dirigée contre une population civile, même si ces mêmes actes ne constituent pas en soi une telle attaque : Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, au paragraphe 156 [Mugesera]. Selon le défendeur, la SI a conclu de façon raisonnable que la population civile ciblée était constituée de personnes soupçonnées d’appartenir au Hamas ou d’être impliquées dans le jihad ou le trafic de drogue.

[32]           Le défendeur affirme que le demandeur a informé l’ASFC que les personnes qu’il a détenues étaient remises aux forces de sécurité ou aux services du renseignement militaire et a ensuite décrit les différentes formes de torture, tant psychologiques que physiques, employées au cours des interrogatoires menés par ces organisations. Le fait que la torture ait parfois revêtu un caractère psychologique n’en fait pas une pratique extrinsèque à la portée d’un crime contre l’humanité, puisque la définition de la torture du Statut de Rome comprend les souffrances mentales : Statut de Rome, art. 7, alinéa 2e).

C.                 L’application du critère de complicité énoncé dans Ezokola

[33]           Le demandeur soutient qu’il n’a été complice d’aucun crime contre l’humanité. Il n’a jamais eu personnellement connaissance que quiconque qu’il avait intercepté aux points de contrôle ait été maltraité. Il occupait un rang inférieur, et n’était que l’un des 14 000 gardes aux points de contrôle. Il avait reçu l’ordre d’intercepter les membres du Hamas qui tentaient d’entrer dans son secteur.

[34]           Le demandeur affirme que les éléments de preuve, de la façon qu’ils sont indiqués dans son entrevue avec l’ASFC, sont ambigus quant à connaissance du fait que les détenus remis aux services du renseignement seraient torturés. Le demandeur a également déclaré qu’il n’y a aucune preuve tangible que ces détenus ont été torturés et que ce que le demandeur a qualifié de torture à l’entrevue de l’ASFC était des mauvais traitements qui ne constituent pas de la torture.

[35]           Le demandeur se fonde sur les principes établis dans Ezokola pour affirmer qu’il ne devrait pas être jugé coupable personnellement d’actes commis par les SSG. Il soutient qu’il n’y a pas de lien entre ses actes et les actes criminels du groupe parce que les SSG avaient le but légitime d’assurer la sécurité. S’il s’est occasionnellement égaré et a commis un crime contre l’humanité, en tant qu’acteur secondaire, il ne doit pas être tenu responsable de ces actes.

[36]           Enfin, le demandeur affirme que son rôle n’était pas important puisqu’il a arrêté au moins 31 000 voitures pendant les quatre ans où il a été à un poste de contrôle et qu’il n’a détenu que 13 personnes connues comme étant membres du Hamas. C’est moins de la demie d’un pour cent de l’ensemble des personnes avec lesquelles il est entré en contact. Il ajoute que ses actes n’avaient aucunement le « but » de faciliter les activités criminelles ou l’objectif du groupe, car le groupe n’avait pas d’objectif criminel. Le but était plutôt de protéger les résidents. L’interrogatoire des personnes soupçonnées de terrorisme constituait une obligation légitime et était pratiqué dans des conditions légales, et si les actes d’autres membres des SSG allaient au-delà de l’interrogatoire pratiqué dans des conditions légales, alors ces actes n’étaient pas liés aux actes du demandeur.

[37]           Le défendeur soutient que la SI disposait de nombreux éléments de preuve à l’appui de la conclusion de complicité. Plus précisément, la SI a formulé une conclusion, contraire à la position du demandeur, selon laquelle les NSF elles-mêmes et non pas seulement les autres branches des SSG, ont commis des crimes contre l’humanité.

[38]           Le défendeur a fait observer que, pour arriver à sa conclusion de complicité, la SI a examiné les facteurs énoncés dans Ezokola. La SI a estimé que la participation du demandeur était volontaire en s’appuyant sur la nature volontaire de son départ en 2000. L’entrevue de l’ASFC a montré qu’il savait que d’autres branches des SSG utilisaient la torture, tant physique que psychologique, lorsqu’une personne refusait de coopérer. La SI a conclu que la contribution du demandeur était importante étant donné la durée de son service, ses montées en grade, et du fait qu’il lui incombait d’arrêter des hauts responsables du Hamas et du jihad islamique qu’il remettait aux services du renseignement militaire pour des interrogatoires plus poussés.

VI.             Analyse et conclusion

A.                Crédibilité du demandeur

[39]           La question de la crédibilité est étroitement liée à la question de savoir si le demandeur aurait pu quitter les NSF et s’il savait que la torture était pratiquée durant les interrogatoires.

[40]           Dans l’évaluation de la crédibilité du demandeur, la SI a examiné la jurisprudence sur la conciliation de témoignages sous serment et de réponses incompatibles. Elle a conclu que le demandeur avait grand intérêt à obtenir une décision favorable étant donné le risque de renvoi s’il était interdit de territoire. Après avoir fourni plusieurs exemples de diverses incohérences, et les tentatives du demandeur de minimiser l’importance de ses activités, la SI a fourni des motifs conséquents de préférer le témoignage initial du demandeur devant l’agent de l’ASFC à son témoignage à l’audience sur l’interdiction de territoire.

[41]           Il convient de faire preuve d’une grande déférence à l’égard de l’évaluation par la SI de la crédibilité du demandeur étant donné que la SI a l’avantage d’avoir vu et entendu le demandeur témoigner. J’ai examiné les éléments de preuve figurant dans le dossier de demande et le dossier du tribunal certifié, y compris la transcription de l’entrevue de l’ASFC, la transcription de l’audience devant la SI et les observations écrites des parties. La décision prise par la SI est tout à fait compatible avec la preuve au dossier et est raisonnable.

B.                 Crimes contre l’humanité

[42]           La définition d’un crime contre l’humanité au paragraphe 6(3) de la Loi inclut la torture ainsi que la persécution ou tout autre acte inhumain commis contre une population civile ou un groupe identifiable. Le demandeur fait valoir qu’il n’existe aucune preuve de torture ou que la preuve est ambiguë. Cela ne tient pas compte de la preuve documentaire des organisations non gouvernementales dont dispose la SI qui établit clairement que les NSF utilisaient systématiquement la torture durant les interrogatoires. Cela n’aborde pas non plus la qualité de la preuve requise en vertu de l’article 33 de la LIPR, qui stipule que la SI n’était tenue que de déterminer qu’il y avait des « motifs raisonnables de croire » que le demandeur avait été complice de crimes contre l’humanité. Cette norme exige plus qu’un soupçon, sans aller jusqu’à la prépondérance des probabilités. Pour qu’il existe des motifs raisonnables de croire, la croyance doit essentiellement posséder un fondement objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi : Mugesera, au paragraphe 114.

[43]           La conclusion de la SI selon laquelle les NSF, qui employaient le demandeur, avaient commis des crimes contre l’humanité a été tirée après avoir examiné les éléments de preuve non contestés figurant dans les rapports d’Amnistie Internationale, Human Rights Watch et B’Tselem selon lesquels, après février et mars 1996, la torture est devenue une pratique répandue [traduction] « au cours de l’interrogatoire des personnes arrêtées pour des raisons politiques ou pour des motifs de sécurité » : Palestinian Self-Rule Areas – Human Rights under the Palestinian Authority, Watch, Human Rights Watch, vol 9 no 10 (E), 1er septembre 1997. Ces rapports contiennent des éléments de preuve convaincants et crédibles. Par conséquent, il était tout à fait loisible à la SI de conclure que pendant l’interrogatoire des détenus, les NSF se livraient à des actes de torture correspondant à la définition de crimes contre l’humanité.

[44]           Quant à l’argument selon lequel les membres du Hamas sont des terroristes et ne font pas partie d’une population civile, il a été jugé qu’il n’est pas nécessaire que l’ensemble de la population d’une région constitue la cible. Il suffit de démontrer qu’un nombre suffisant d’individus ont été pris pour cible « plutôt qu’un nombre limité d’individus choisis au hasard » : Le Procureur c. Kunarac et consorts (IT-96-23/1A), arrêt, 12 juin 2002, au paragraphe 90. L’élément de preuve présenté à la SI par le demandeur résidait dans le fait que des présumés membres du Hamas étaient singulièrement ciblés aux postes de contrôle où ils étaient détenus, interrogés et soumis à des formes de torture physique et psychologique.

[45]           Que les membres du Hamas, en tant que terroristes, puissent tenter de tuer le demandeur et de porter préjudice à la population civile que le demandeur protégeait ne lui permet, à lui-même et aux SSG, que de détenir et interroger les personnes soupçonnées d’être membres. La communauté internationale a établi que la torture, telle que définie dans la Loi, n’est pas une tactique acceptable de lutte contre le terrorisme. De même, le fait que les membres du Hamas puissent être interdits de territoire au Canada n’est pas pertinent. Cette interdiction de territoire ne permet pas de justifier la torture par un geôlier qui souhaite soustraire de l’information d’une personne détenue qui ne veut pas collaborer, comme le demandeur en a témoigné.

[46]           Même si les membres présumés du Hamas ne constituaient pas une population civile, le demandeur a également admis détenir des présumés trafiquants de drogue pour qu’ils subissent un interrogatoire. Les trafiquants de drogue constituent un autre groupe ciblé par les tortionnaires des SSG identifié dans les rapports d’organisations non gouvernementales et ils sont indubitablement des civils.

C.                 L’application du critère de complicité énoncé dans Ezokola

[47]           Dans Ezokola, on a précisément examiné la situation que le demandeur présente : une participation générale à une activité criminelle d’un groupe. La Cour suprême a traité de la question de savoir dans quelles circonstances cette participation devient une contribution coupable. La Cour suprême a expressément cerné les différentes façons de commettre les crimes, convenant dans le processus que le Statut de Rome reconnaît un large mode de commission résiduel d’actes criminels à l’alinéa 25(3)d) en englobant une « contribution significative au crime qu’un groupe animé d’un dessein commun a perpétré ou tenté de perpétrer » et, à ce titre, [traduction] « les individus peuvent être complices de crimes sans posséder le mens rea requis par le crime en soi ». La Cour suprême a également confirmé que le rôle de la SI n’est pas d’établir la culpabilité, mais de déterminer des exclusions fondées sur la question de savoir s’il y a des « raisons sérieuses de penser » qu’un demandeur a commis des crimes contre l’humanité : Ezokola, aux paragraphes 54, 59 et 101.

[48]           L’argument du demandeur selon lequel : 1) il n’était qu’un simple acteur secondaire; et 2) des 31 000 voitures qu’il a arrêtées à son contrôle, il n’en a intercepté que moins d’un demi d’un pour cent de sorte qu’il n’y a pas eu d’attaque généralisée ou systémique ne tient pas compte du droit établi par le Tribunal international voulant que [traduction] « seule l’attaque, et non les actes de l’accusé doit être généralisée ou systématique ». L’argument plus large selon lequel il n’a été impliqué que dans l’application légitime de la loi ne tient pas compte non plus du fait qu’un crime contre l’humanité peut être commis dans la poursuite d’un objectif légitime lié à la sécurité. Les SSG avaient établi un vaste et puissant réseau de postes de contrôle pour trouver et arrêter les terroristes présumés – entre autres pour que la torture soit utilisée pour obtenir des renseignements à l’appui de cet objectif. Sans gardes comme le demandeur aux points de contrôle pour intercepter des suspects parmi la population et les remettre aux services du renseignement militaire, les SSG n’auraient pas eu ces civils sous leur garde pour les torturer.

[49]           Le demandeur a également souligné qu’il n’a jamais été témoin d’un acte de torture. Il n’avait cependant pas à voir un tel acte ni à en commettre un afin d’être au courant et complice de la torture de détenus. Dans Ezokola, au paragraphe 68, l’exigence énoncée est qu’il devait avoir « consciemment (ou, du moins, par insouciance) apporté une contribution significative au crime ». La SI a souligné à bon droit que la connaissance d’une activité criminelle d’un groupe peut en être déduite. La SI a conclu qu’il a clairement été démontré de son entrevue avec l’ASFC que le demandeur était au courant que la torture était utilisée par les services de sécurité. Il a été en mesure de décrire les méthodes de torture et savait qu’il livrait des détenus qui seraient soumis à des interrogatoires plus poussés. Même si le demandeur n’a pas directement observé des séances de torture, il était raisonnable que la SI conclue qu’il était au courant de ce qui arrivait aux détenus qu’il remettait aux services de sécurité.

[50]           Le demandeur soutient qu’il occupait un rang inférieur, n’était que l’un des 14 000 agents des postes de contrôle et suivait les ordres en interceptant des membres du Hamas qui tentaient d’entrer dans son secteur. Par conséquent, il ne faisait que protéger la population palestinienne dans la mesure permise par les Accords d’Oslo. L’une des conclusions tirées dans Ezokola est que la complicité n’est pas liée au poste occupé au sein d’un groupe, mais à la contribution intentionnelle ou consciente aux crimes ou au dessein criminel de ce groupe.

[51]           La conclusion de la SI selon laquelle le demandeur avait été complice d’actes de torture commis par les NSF et que sa contribution aux crimes ou au dessein criminel était volontaire, consciente et significative est justifiée, intelligible et transparente. Cette conclusion est raisonnable puisqu’elle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des conclusions de la SI selon lesquelles :

1.      le demandeur a fait une contribution significative en tant que maillon d’une chaîne qui a conduit à des violations des droits de l’homme, et les points de contrôle constituaient une partie intégrante du système d’identification, de détention, d’interrogation et de torture des cibles, travail pour lequel le demandeur a obtenu des promotions;

2.      compte tenu de ses admissions à l’ASFC, le demandeur savait ce qui allait arriver aux cibles qu’il remettait aux services de renseignements, et la SI a à raison préféré cette preuve à son témoignage à l’audience;

3.      le demandeur est resté au sein des NSF volontairement; il n’a même pas demandé de quitter son poste avant 2000, alors qu’il a perçu un risque personnel pour lui-même, et à ce moment, il a quitté les NSF sans difficulté.

[52]           Le critère relatif à la complicité établi dans Ezokola a été choisi par la SI et appliqué de bon droit. Les conclusions de la SI relatives à la crédibilité, à la complicité et que des crimes contre l’humanité ont été commis, sont bien appuyées par la preuve. Il était raisonnable, compte tenu notamment du fardeau allégé de la preuve, d’établir l’interdiction de territoire. Le processus décisionnel était transparent, intelligible et justifiable. L’issue d’interdiction de territoire était défendable au regard des faits et du droit. Le critère établi dans Dunsmuir a été satisfait.

[53]           Pour ces motifs, la demande est rejetée.

[54]           Aucune des parties n’a proposé de question aux fins de certification, et aucune question n’a été soulevée eu égard aux faits de l’espèce.

 


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.      La demande est rejetée.

2.      Aucune question sérieuse d’importance générale ne ressort de ces faits.

« E. Susan Elliott »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-670-16

 

INTITULÉ :

ALAA SABRI AHMAD SHALABI c. LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 18 août 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DES MOTIFS :

Le 24 août 2016

 

COMPARUTIONS :

Daniel Winbaum

 

Pour le demandeur

 

Ildiko Erdei

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Klein, Winbaum & Frank

Avocats

Windsor (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général

du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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