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Date : 20161018


Dossier : IMM-6942-13

Référence : 2016 CF 914

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 18 octobre 2016

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

FRANCIS MANOHARAN ANTHONIMUTHU APPULONAPPAR

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS MODIFIÉS

I.                   Introduction

[1]               Francis Manoharan Anthonimuthu Appulonappar est un citoyen du Sri Lanka d’origine ethnique tamoule. Il a été membre d’équipage à bord du navire Ocean Lady qui transportait 76 demandeurs d’asile sans papiers de l’Asie du Sud-Est vers le Canada en 2009. M. Appulonappar a déposé une demande d’asile à son arrivée au Canada, mais il a été jugé interdit de territoire en application de l’alinéa 37(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR) au motif qu’il s’était livré au passage de clandestins. Cela le privait du droit de faire trancher le fond de sa demande d’asile.

[2]               La Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a jugé que M. Appulonappar était interdit de territoire au Canada le 2 octobre 2013. La demande de contrôle judiciaire de M. Appulonappar a été suspendue jusqu’à ce que la Cour suprême du Canada rende son jugement dans l’arrêt B010 c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 58 [B010] et les décisions connexes.

[3]               La Cour suprême du Canada a rendu son jugement dans l’arrêt B010 le 27 novembre 2015. La Cour suprême a conclu que l’alinéa 37(1)b) de la LIPR s’applique uniquement aux étrangers qui agissent pour faire entrer illégalement des demandeurs d’asile et qui en tirent, directement ou indirectement, un avantage financier ou un autre avantage matériel. Les étrangers peuvent éviter l’interdiction de territoire s’ils ont « simplement aidé d’autres réfugiés ou demandeurs d’asile à entrer illégalement au pays alors qu’ils tentaient collectivement d’y trouver refuge ».

[4]               M. Appulonappar a été jugé interdit de territoire au Canada sur la base d’une interprétation de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR qui a été supplantée par l’arrêt B010. Néanmoins, la Commission a conclu que M. Appulonappar avait reçu un avantage matériel, à savoir une réduction du coût de son passage, en échange de son travail en tant que membre d’équipage. Conformément à l’arrêt B010, une personne qui participe aux activités d’une organisation criminelle en sachant que sa participation contribuera à la réalisation du but criminel de l’organisation, ou qui favorise la perpétration d’une infraction grave impliquant l’organisation, continue d’être interdite de territoire au Canada. La décision de la Commission est conforme à l’arrêt B010 et aux décisions connexes, et elle était raisonnable. La demande de contrôle judiciaire est donc rejetée.

II.                Contexte

[5]               M. Appulonappar a fui le Sri Lanka en septembre 2008 et a présenté une demande d’asile en Thaïlande, alléguant que les autorités sri-lankaises l’avaient détenu et torturé pendant deux ans en tant que partisan présumé des Tigres de libération de l’Eelam tamoul. En juillet 2009, le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés a informé M. Appulonappar qu’il était admissible à la réinstallation dans un pays tiers. M. Appulonappar s’est vu accorder trois prorogations de son visa en Thaïlande, la dernière devait expirer le 7 février 2010.

[6]               M. Appulonappar a dit à la Commission qu’il pensait que la réinstallation n’interviendrait pas avant de nombreuses années et qu’il ne pouvait pas subvenir à ses besoins en Thaïlande très longtemps. Il a donc demandé de l’aide à sa tante. Elle a communiqué avec un passeur nommé Anthony et a accepté de lui verser 35 000 $ pour faire entrer illégalement son neveu au Canada. Elle a versé un acompte de 7 000 $. Au départ, M. Appulonappar prévoyait voyager par avion. Cependant, Anthony l’a informé que les autorités thaïlandaises avaient « découvert l’itinéraire » qu’il avait l’intention d’emprunter et qu’il devait donc voyager par bateau.

[7]               M. Appulonappar avait travaillé comme pêcheur au Sri Lanka pendant 13 ans. Anthony lui a donc demandé de travailler comme membre d’équipage à bord du navire Ocean Lady. M. Appulonappar a accepté, mais a demandé ce qu’il obtiendrait en échange de son travail. Anthony a répondu qu’il réduirait ses frais de passage de 5 000 $.

[8]               M. Appulonappar est monté à bord de l’Ocean Lady le 3 septembre 2009. Il a travaillé huit heures par jour dans la salle des machines pendant la durée du voyage au Canada. Le 17 octobre 2009, l’Ocean Lady a été intercepté au large de la côte ouest de l’île de Vancouver, en Colombie-Britannique. Les 76 personnes qui se trouvaient à bord étaient des Tamouls du Sri Lanka et toutes cherchaient à obtenir le statut de réfugié au Canada. Aucune de ces personnes n’avait les documents juridiques requis pour entrer au Canada.

[9]               À son arrivée au Canada, M. Appulonappar a été arrêté et inculpé en vertu du paragraphe 117(1) de la LIPR selon lequel il est interdit à quiconque « d’organiser l’entrée au Canada de personnes ou de les inciter, aider ou encourager » à y entrer en sachant que leur entrée est en contravention avec la LIPR ou en ne se souciant pas de ce fait. La Couronne a allégué que M. Appulonappar et les autres accusés étaient les « hommes de terrain » d’un organisme transnational à but lucratif dont le but était de faire entrer clandestinement des immigrants sans papiers au Canada et qu’ils agissaient à titre de membres de l’équipage en chef à bord de l’Ocean Lady.

[10]           Les accusés, y compris M. Appulonappar, ont soutenu devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique que le paragraphe 117(1) de la LIPR était excessif. Cet argument a été accepté par le juge du procès, mais il a été rejeté par la Cour d’appel de la Colombie-Britannique. Les accusés ont interjeté appel de leurs déclarations de culpabilité devant la Cour suprême du Canada (R. c. Appulonappa, 2015 CSC 59 [Appulonappa]).[1] La Cour suprême, dans une décision rendue en tandem avec l’arrêt B010, a accueilli les appels et a renvoyé les accusations au tribunal de première instance pour être jugées, estimant que le paragraphe 117(1) était inconstitutionnel dans la mesure où il permettait que soient intentées des poursuites reprochant des actes d’aide humanitaire à des sans‑papiers, d’assistance mutuelle entre demandeurs d’asile ou d’aide fournie par une personne à des membres de sa famille.

III.             Décision faisant l’objet du contrôle

[11]           La Commission a jugé que M. Appulonappar était interdit de territoire au Canada en application de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR. Cette disposition fait obstacle à l’accès à la procédure en matière de détermination du statut de réfugié s’il existe des motifs raisonnables de croire qu’une personne, dans le contexte de la criminalité transnationale, exerce des activités telles que le passage de clandestins ou la traite de personnes.

[12]           La Commission a estimé que M. Appulonappar avait commis un crime transnational. Elle a appliqué la définition du terme figurant dans la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée, 15 novembre 2000, 2225 R.T.N.U. 209 (entrée en vigueur le 29 septembre 2003). Selon le paragraphe 2 de l’article 3 de cette Convention, une infraction est de nature « transnationale » si elle est commise dans plus d’un État, ou si une partie substantielle de sa préparation, de sa planification, de sa conduite ou de son contrôle a lieu dans un autre État.

[13]           La Commission a ensuite examiné si M. Appulonappar s’était livré au « passage de clandestins », un terme qui n’est pas explicitement défini dans la LIPR. Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le ministre) a soutenu que la définition devrait découler du paragraphe 117(1) de la LIPR selon lequel il est interdit à quiconque « d’organiser l’entrée au Canada d’une ou de plusieurs personnes ou de les inciter, aider ou encourager à y entrer en sachant que leur entrée est ou serait en contravention avec [la LIPR] ou en ne se souciant pas de ce fait ». M. Appulonappar a soutenu que la définition devrait préciser l’exigence voulant que le passeur soit motivé par le profit. Étant donné que la Cour suprême de la Colombie-Britannique avait jugé que le paragraphe 117(1) de la LIPR était excessif, il a soutenu que la disposition ne pouvait pas être invoquée pour préciser la définition du terme « passage de clandestins ».

[14]           La Commission a refusé d’importer un motif de profit dans la définition du terme « passage de clandestins ». Quoi qu’il en soit, la Commission a conclu que M. Appulonappar avait reçu un avantage matériel pour avoir accepté d’agir à titre de membre d’équipage à bord de l’Ocean Lady, à savoir une réduction du tarif pour son passage au Canada.

[15]           La Commission a défini le terme « passage de clandestins » à la lumière du comportement interdit par le paragraphe 117(1) de la LIPR, et a conclu que les droits de M. Appulonappar en vertu de l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, ch. 11 (la Charte) n’étaient pas en jeu. La Commission a également conclu que les éléments restants de l’infraction de passage de clandestins visée au paragraphe 117(1) de la LIPR étaient respectés. En d’autres termes, la Commission a conclu que M. Appulonappar avait sciemment aidé à l’exploitation du navire, dont le but était de transporter des sans-papiers au Canada; que les clandestins n’avaient pas la documentation appropriée; que les migrants clandestins s’en venaient au Canada; et que M. Appulonappar savait que les personnes à bord de l’Ocean Lady n’étaient pas munies de la documentation appropriée ou avait fermé délibérément les yeux sur ce fait.

[16]           La Commission a rejeté l’argument de M. Appulonappa selon lequel il avait agi par nécessité, constatant qu’il n’était pas au Sri Lanka lorsqu’il a embarqué à bord du navire. La Commission a estimé qu’il n’existait aucune preuve objective que M. Appulonappar était physiquement en danger en Thaïlande ou qu’il risquait d’être renvoyé au Sri Lanka tandis qu’il attendait d’être réinstallé. La Commission a estimé qu’il avait volontairement choisi de se joindre à l’équipage de l’Ocean Lady et d’aider les passeurs à transporter des immigrants sans papiers au Canada. La Commission a expressément conclu que ses actes n’étaient pas de nature humanitaire.

[17]           En somme, la Commission était convaincue qu’il existait des motifs raisonnables de croire que M. Appulonappar, un ressortissant étranger, s’était livré au passage de clandestins dans le contexte de la criminalité transnationale. La Commission a donc conclu qu’il était interdit de territoire au Canada et a émis une ordonnance d’expulsion à son encontre.

IV.             Questions en litige

[18]           La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

A.                Quelle est la norme de contrôle?

B.                 Les décisions de la Cour suprême du Canada dans les arrêts B010 et Appulonappa rendent-elles déraisonnable la conclusion de la Commission selon laquelle M. Appulonappar est interdit de territoire au Canada?

C.                 La Commission a-t-elle compris et appliqué correctement les doctrines juridiques de la mens rea et de l’ignorance volontaire, ainsi que les moyens de défense fondés sur la nécessité et la contrainte?

V.                Analyse

A.                Quelle est la norme de contrôle?

[19]           La norme de contrôle applicable doit être déterminée en fonction de trois aspects différents de la décision de la Commission : (1) l’interprétation donnée par la Commission de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR; (2) l’application de l’alinéa 37(1) b) par la Commission aux faits de la cause; et (3) la formulation et l’application par la Commission des doctrines juridiques de la mens rea, de l’ignorance volontaire et des moyens de défense fondés sur la nécessité et la contrainte.

[20]           Il n’est pas nécessaire de déterminer la norme de contrôle qui s’applique au premier aspect de la décision de la Commission. À la suite des jugements rendus par la Cour suprême du Canada dans les arrêts B010 et Appulonappa, il est clair que l’interprétation de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR par la Commission était à la fois déraisonnable et incorrecte.

[21]           En ce qui concerne le deuxième aspect, la Cour d’appel fédérale a établi que les décisions rendues par la Commission en vertu de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR sont sujettes à une révision par la Cour selon la norme de la décision raisonnable (Poshteh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 85, au paragraphe 24; B010 c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 87, aux paragraphes 52 à 72, inf. pour d’autres motifs 2015 CSC 58).

[22]           L’interprétation par la Commission des doctrines juridiques de la mens rea, de l’ignorance volontaire et des moyens de défense fondés sur la nécessité et la contrainte est sujette à une révision par la Cour selon la norme de la décision correcte, alors que son application de ces doctrines aux faits justifie la norme du caractère raisonnable (S. C. c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CF 491, au paragraphe 18 [C.S.]).

[23]           La norme de la décision raisonnable est une norme déférente. Dans le contexte d’un contrôle judiciaire, le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

B.                 Les décisions de la Cour suprême du Canada dans les arrêts B010 et Appulonappa rendent-elles déraisonnable la conclusion de la Commission selon laquelle M. Appulonappar est interdit de territoire au Canada?

[24]           M. Appulonappar fait valoir que les arrêts B010 et Appulonappa ont fondamentalement modifié l’interprétation de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR et que la conclusion de la Commission selon laquelle il est interdit de territoire au Canada ne peut plus être maintenue. Le ministre fait valoir que la décision de la Commission est conforme au droit établi dans les arrêts B010 et Appulonappa et qu’elle devrait être maintenue.

[25]           La conclusion de la Commission selon laquelle l’alinéa 37(1)b) de la LIPR n’exige pas que le comportement sur lequel est fondée l’inadmissibilité soit à des fins lucratives ou d’autres avantages matériels a été remplacée par l’arrêt B010. La conclusion de la Commission selon laquelle le paragraphe 117(1) de la LIPR n’est pas excessif a effectivement été infirmée par l’arrêt Appulonappa.

[26]           Il est permis à un juge d’ignorer une erreur de droit quand elle n’est pas déterminante ou quand il est satisfait que si le tribunal avait adopté le bon critère, il en serait venu à la même conclusion (Cartier c. Canada (Procureur Général), 2002 CAF 384, paragraphe 33 [Cartier]). Il est futile de casser la décision d’un tribunal pour cause d’erreur de droit et de lui retourner l’affaire pour nouvelle détermination, puisque le tribunal « en arriverait alors, inéluctablement, à la même conclusion, mais cette fois pour de bons motifs » (Cartier, au paragraphe 35). Toutefois, une décision fondée sur une compréhension erronée de la loi ne peut être maintenue que dans « les cas les plus évidents » (Cartier, au paragraphe 34, citant Rafuse c. Canada (Ministre du Développement des ressources humaines), 2002 CAF 31).

[27]           Dans l’arrêt B010, la Cour suprême du Canada a conclu que l’alinéa 37(1)b) de la LIPR « vise le fait d’assurer l’entrée illégale dans un pays afin d’en tirer, directement ou indirectement, un avantage financier ou un autre avantage matériel dans le cadre de la criminalité transnationale organisée » (au paragraphe 72). Les étrangers peuvent éviter l’interdiction de territoire s’ils ont « simplement aidé d’autres réfugiés ou demandeurs d’asile à entrer illégalement au pays alors qu’ils tentaient collectivement d’y trouver refuge ».

[28]           Dans le jugement complémentaire Appulonappa, la Cour suprême a conclu que le paragraphe 117(1) est inconstitutionnel dans la mesure où il permet que soient intentées des poursuites reprochant des actes d’aide humanitaire à des sans‑papiers, d’assistance mutuelle entre demandeurs d’asile ou d’aide fournie par une personne à des membres de sa famille.

[29]           Bien que je sois d’accord avec M. Appulonappar pour dire que les arrêts B010 et Appulonappa ont modifié l’interprétation de l’alinéa 37(1)b) et du paragraphe 117(1) de la LIPR de façon significative, à mon avis, ils n’ont pas modifié la loi qui s’applique à sa situation particulière. Les décisions ont pour effet de supprimer les activités suivantes de la définition du passage de clandestins de l’alinéa 37(1)b) :

a)                  l’aide humanitaire aux sans-papiers, l’assistance mutuelle entre demandeurs d’asile ou l’aide fournie par une personne à des membres de sa famille;

b)                  l’aide apportée à d’autres réfugiés ou demandeurs d’asile pour qu’ils entrent illégalement au pays dans une tentative collective d’y trouver refuge;

c)                  les actes qui ne sont pas sciemment liés à des crimes transnationaux organisés ou à des objectifs criminels et qui ne les encouragent pas.

[30]           M. Appulonappar fait valoir que sa conduite ne relève pas du champ d’application de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR. Il déclare qu’il ne faisait pas partie d’un groupe criminel organisé et qu’il était au contraire un passager qui s’est vu imposer des frais exorbitants pour son voyage. Essentiellement, il prétend qu’il était l’un des clandestins, et non un passeur, et qu’il n’est donc pas interdit de territoire au Canada.

[31]           La Commission a conclu que M. Appulonappar ne faisait pas partie d’une organisation criminelle et que les bénéfices tirés de l’opération revenaient aux passeurs. Toutefois, la Commission a également conclu que M. Appulonappar avait rejoint sciemment et volontairement l’équipage de l’Ocean Lady au moins deux semaines avant son embarquement, et qu’il avait [traduction] « considérablement aidé » les passeurs à transporter des sans-papiers au Canada. M. Appulonappar surveillait le moteur du navire, faisait fonctionner les pompes de cale et les manomètres d’huile et surveillait également les navires approchants pour éviter les collisions. M. Appulonappar a affirmé que ses fonctions étaient vitales pour la sécurité et le fonctionnement du navire. La Commission a estimé que l’opération des passeurs dépendait fondamentalement de leur capacité à recruter des membres d’équipage capables de faire fonctionner et de diriger le navire. En acceptant de se joindre à l’équipage, la Commission a conclu que M. Appulonappar « avait accepté librement de jouer un rôle actif » dans l’opération criminelle des passeurs et, ce faisant, avait aidé à faire entrer illégalement des passagers au Canada.

[32]           À mon avis, la conclusion de la Commission selon laquelle M. Appulonappar a agi en sachant que sa participation contribuerait à la réalisation du but de l’organisation criminelle, même s’il ne faisait pas personnellement partie de cette organisation, était bien étayée par les éléments de preuve et était raisonnable. Conformément à l’arrêt B010, une personne qui participe aux activités d’une organisation criminelle en sachant que sa participation contribuera à la réalisation du but criminel de l’organisation, ou qui favorise la perpétration d’une infraction grave impliquant l’organisation, continue d’être interdite de territoire au Canada.

[33]           M. Appulonappar affirme n’avoir reçu aucun avantage matériel pour avoir accepté d’agir à titre de membre d’équipage à bord de l’Ocean Lady. Il déclare qu’il n’a jamais été rémunéré pour son travail et que ni lui ni sa tante n’ont reçu la réduction promise. De façon plus générale, il soutient que la réduction des frais exorbitants exigés pour son passage au Canada ne peut pas constituer un avantage matériel.

[34]           La Commission a estimé que même si un avantage matériel était requis en vertu de la définition du terme « passage de clandestins », M. Appulonappar répondrait à la définition parce qu’il avait agi [traduction] « en vue d’obtenir un avantage matériel » et que « la réduction du coût de son voyage au Canada » était admissible à titre d’« avantage financier ou matériel ». Il s’agit d’une conclusion mixte de fait et de droit qui appelle à la déférence. De plus, la Cour a conclu par le passé qu’un tarif réduit peut être considéré comme un avantage matériel aux fins de l’alinéa 37(1) b) de la LIPR (S. C., aux paragraphes 42 et 63).

[35]           M. Appulonappar s’oppose à ce que la Commission se fonde sur le paragraphe 117(1) de la LIPR pour définir le « passage de clandestins », étant donné que cette disposition a été jugée inconstitutionnelle dans la mesure où elle inclut les ressortissants étrangers qui se contentent d’apporter une assistance aux autres demandeurs d’asile (Appulonappa). Toutefois, la Cour suprême a confirmé dans l’arrêt B010 que l’art. 7 de la Charte n’entre pas en jeu lorsque vient le temps de déterminer si un migrant est interdit de territoire au Canada selon le par. 37(1) de la LIPR (B010, au paragraphe 75, citant Febles c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CSC 68). De plus, la Cour suprême n’a pas déclaré dans l’arrêt Appulonappa que le comportement interdit par le paragraphe 117(1) de la LIPR ne pouvait pas être invoqué pour interpréter l’alinéa 37(1)b) de la LIPR. Au contraire, la Cour suprême a jugé que le paragraphe 117(1) était inconstitutionnel dans la mesure où il comportait certains comportements, notamment l’aide humanitaire aux sans-papiers ou l’assistance mutuelle entre demandeurs d’asile. M. Appulonappar n’a pas démontré qu’il pouvait se prévaloir de l’une de ces exceptions.

[36]           La Commission n’a pas examiné la question de savoir si M. Appulonappar pouvait éviter l’interdiction de territoire parce qu’il avait simplement aidé d’autres réfugiés ou demandeurs d’asile à entrer illégalement au pays alors qu’ils tentaient collectivement d’y trouver refuge (B010, au paragraphe 72). Toutefois, la Commission a constaté que M. Appulonappar ne [traduction] « poursuivait aucun objectif humanitaire » lorsqu’il a accepté de travailler comme membre d’équipage à bord de l’Ocean Lady. Plus fondamentalement, la Commission a jugé qu’il n’y avait aucune preuve objective que M. Appulonappar était en danger en Thaïlande ou qu’il risquait d’être renvoyé au Sri Lanka. Cette conclusion, pleinement étayée par les éléments de preuve, confirme que M. Appulonappar ne fuyait pas pour trouver refuge et qu’on ne pouvait donc pas considérer qu’il avait simplement « aidé d’autres réfugiés ou demandeurs d’asile à entrer illégalement au pays alors qu’ils tentaient collectivement d’y trouver refuge » [non souligné dans l’original].

C.                 La Commission a-t-elle compris et appliqué correctement les doctrines juridiques de la mens rea et de l’ignorance volontaire, ainsi que les moyens de défense fondés sur la nécessité et la contrainte?

[37]           M. Appulonappar fait valoir que la Commission a eu tort de conclure qu’il avait l’intention nécessaire de se livrer au passage de clandestins et qu’elle a confondu les notions d’insouciance et d’ignorance volontaire.

[38]           La composante mens rea de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR exige qu’il y ait des motifs raisonnables de croire que l’étranger savait que les migrants clandestins entraient au Canada sans être munis des documents requis et qu’il avait néanmoins incité, aidé ou encouragé l’entrée de ces personnes au Canada ou qu’il avait organisé leur entrée (Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. J.P., 2013 CAF 262, au paragraphe 87, inf. pour d’autres motifs 2015 CSC 58).

[39]           La Commission a conclu que M. Appulonappar savait qu’il fallait des passeports et des visas pour entrer au Canada et, qu’à tout le moins, il avait soupçonné que les passagers ne satisfaisaient pas à cette exigence et avait décidé de ne pas chercher plus loin. La Commission a fait remarquer qu’au cours de son audition, M. Appulonappar avait été réticent à répondre aux questions lorsqu’il devait expliquer pourquoi il ne s’était pas adressé aux autorités canadiennes pour se procurer un visa pour le Canada ou pourquoi il ne s’était pas renseigné sur les exigences légales pour voyager au Canada. À un moment donné, il a admis qu’il savait qu’Anthony l’envoyait à l’étranger sans visa, même s’il s’est par la suite rétracté, affirmant qu’Anthony lui avait dit qu’il n’y avait pas besoin d’un visa pour entrer au Canada par bateau. La Commission a jugé que ce témoignage n’était pas satisfaisant.

[40]           En outre, la Commission a estimé que M. Appulonappar était conscient de l’importance d’obtenir un visa valide pour se rendre à l’étranger, étant donné qu’il avait obtenu et renouvelé (à trois reprises) son visa en Thaïlande et qu’il attendait d’être réinstallé. La Commission a conclu que M. Appulonappar avait appris que les opérations d’Anthony étaient illégales lorsqu’on lui a dit que les autorités thaïlandaises avaient bloqué l’itinéraire aérien qui avait été proposé vers le Canada. À ce moment-là, la Commission a conclu que M. Appulonappar avait accepté de travailler pour Anthony en sachant pertinemment que son passage au Canada était organisé illégalement. M. Appulonappar a également témoigné être monté à bord de l’Ocean Lady [traduction] « sans qu’on lui ait posé de questions » au sujet des documents d’identité en sa possession. Une fois à bord du navire, M. Appulonappar a appris que certains des passagers avaient payé jusqu’à 60 000 $ aux passeurs pour leur passage. La Commission a conclu que les passagers avaient accepté de payer ces sommes exorbitantes parce qu’ils savaient que le voyage se ferait dans le « secret, la clandestinité et l’illégalité » et que « ce voyage avait pour but de contourner les exigences de la LIPR ».

[41]           La Commission a donc conclu que M. Appulonappar avait voyagé à bord du navire dans le but de contourner les exigences de la LIPR et qu’il savait que les autres passagers cherchaient également à se soustraire à la loi ou avait sciemment fermé les yeux à ce sujet. La Commission a déclaré qu’il « a sciemment participé au passage de clandestins en se joignant à l’équipage du MS Ocean Lady », « avait sciemment aidé à transporter des migrants » en contravention avec la LIPR et « connaissait la nature de ses gestes et leurs conséquences possibles et a choisi de fermer les yeux ». La Commission a correctement déterminé la mens rea requise en vertu de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR et a raisonnablement estimé que M. Appulonappar avait l’intention nécessaire.

[42]           L’ignorance volontaire fait référence à une situation dans laquelle une personne « a des doutes au point de vouloir se renseigner davantage, mais choisit délibérément de ne pas le faire » (R. c. Briscoe, 2010 CSC 13, au paragraphe 21 [italiques dans l’original]). La Commission a correctement déterminé le critère de l’ignorance volontaire, soulignant que cette dernière qualifie une personne qui « savait qu’elle devait se renseigner et s’est délibérément abstenue de vérifier l’exactitude des faits ». La Commission a expressément conclu que M. Appulonappar devait se poser des questions après qu’Anthony l’a informé que les autorités thaïlandaises avaient « découvert l’itinéraire » du passage des clandestins par air et qu’il devait donc voyager par bateau. La Commission a raisonnablement conclu que ces circonstances équivalaient à une ignorance volontaire. En tout état de cause, ces conclusions ont été faites dans le contexte d’une analyse distincte. La conclusion principale de la Commission était que M. Appulonappar savait très bien que le navire Ocean Lady était utilisé pour faire passer clandestinement des personnes au Canada sans la documentation requise.

[43]           Le rejet par la Commission de l’argument de M. Appulonappar selon lequel il agissait par nécessité était également justifié. La Cour a conclu que « tant la défense fondée sur la nécessité que la défense fondée sur la contrainte exigent que la personne qui l’invoque soit exposée à un danger évident et imminent ». La Commission a fait remarquer que M. Appulonappar n’était pas au Sri Lanka lorsqu’il est monté à bord de l’Ocean Lady, et qu’il ne faisait face à aucun risque objectif en attendant la réinstallation en Thaïlande, y compris tout risque de déportation vers le Sri Lanka. M. Appulonappar a témoigné qu’il ne se sentait pas en danger avant de monter à bord de l’Ocean Lady. Lorsque M. Appulonappar a quitté le Sri Lanka, il ne faisait plus face à un danger évident et imminent. Bien que la Commission n’ait pas abordé explicitement la défense fondée sur la contrainte, une analyse semblable s’applique et, en conséquence, aucune erreur susceptible de révision ne découle de cet aspect de la décision de la Commission.

VI.             Conclusion

[44]           La Commission a conclu que M. Appulonappar avait reçu un avantage matériel, à savoir une réduction du coût de son passage, en échange de son travail en tant que membre d’équipage de l’Ocean Lady. Conformément à l’arrêt B010, une personne qui participe aux activités d’une organisation criminelle en sachant que sa participation contribuera à la réalisation du but criminel de l’organisation, ou qui favorise la perpétration d’une infraction grave impliquant l’organisation, continue d’être interdite de territoire au Canada. La décision de la Commission est conforme à l’arrêt B010 et aux décisions connexes de la Cour suprême du Canada, et elle était raisonnable. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[45]           Aucune des parties n’a proposé qu’une question soit certifiée aux fins d’appel. Toutefois, les deux parties ont reconnu dans leurs plaidoiries que, selon l’analyse de la Cour, la question de savoir si les ressortissants étrangers ne sont interdits de territoire au Canada que s’ils se livrent au passage de clandestins en tant que membres d’une organisation criminelle transnationale et en tirent profit peut soulever une question certifiée. La Cour suprême du Canada a conclu dans l’arrêt B010 que les étrangers sont interdits de territoire au Canada lorsqu’ils assurent l’entrée illégale dans un pays afin d’en tirer, directement ou indirectement, un avantage financier ou un autre avantage matériel dans le cadre de la criminalité transnationale organisée. À mon avis, le droit régissant cette question est suffisamment clair et il n’est donc pas nécessaire de certifier une question aux fins d’appel.


JUGEMENT

LA COUR rejette la présente demande de contrôle judiciaire. Aucune question n’est certifiée aux fins d’appel.

« Simon Fothergill »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6942-13

 

INTITULÉ :

FRANCIS MANOHARAN ANTHONIMUTHU APPULONAPPAR c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 14 juin 2016

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 11 août 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS MODIFIÉS :

LE 18 OCTOBRE 2016

COMPARUTIONS :

Timothy Wichert

 

Pour le demandeur

 

Daniel Engel

Greg George

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jackman, Nazami & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

William F. Pentney, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

 

 



[1] Selon M. Appulonappar, les différentes orthographes de son nom résultent de la transcription phonétique.

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