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Date : 20160907


Dossier : IMM-531-16

Référence : 2016 CF 1010

Ottawa (Ontario), le 7 septembre 2016

En présence de monsieur le juge Shore

ENTRE :

SOPHEAKDEY YOU

partie demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

partie défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Au préalable

[1]               La Cour doit appliquer la norme de la décision raisonnable aux conclusions de la Section d’appel des réfugiés [SAR] quant à la norme que cette dernière doit appliquer dans le cadre de l’appel de la décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 au para 35 [Huruglica, CAF]).

[2]               Dans la décision Huruglica, CAF, au para 103, la Cour d’appel fédérale a clarifié que la SAR doit appliquer la norme de la décision correcte aux conclusions de fait, et celles mixtes de fait et de droit, de la SPR pour lesquelles la SPR ne jouit pas de véritable avantage sur la SAR. La SAR doit donc « effectuer sa propre analyse du dossier afin de décider si la SPR a bel et bien commis l’erreur alléguée par l’appelant » (Huruglica, CAF, au para 103).

[3]               Ce n’est pas à la Cour fédérale, mais plutôt à un tribunal spécialisé de s’assurer que les allégations d’intimidation, de chantage et de perception du demandeur soient prises en considération, et ceci, en fonction des conditions du pays et de la perspective du demandeur découlant de la logique inhérente émanant de ses origines.

[9]        Nous pouvons bien nous demander si cette opinion n'implique pas le fait d'imposer des concepts occidentaux à un totalitarisme oriental subtil, et s'il est juste d'interpréter la façon dont la loi chinoise est exécutée à la lumière du modèle occidental plus linéaire, alors que l'État chinois exerce un contrôle social omniprésent en co-optant la vigilance de ses citoyens en général. L'intimé a concédé durant la plaidoirie que, dans aucune des centaines d'affaires pertinentes dont la présente Cour a été saisie ces dernières années, il n'est jamais arrivé que les autorités chinoises attendent une personne pour l'arrêter après avoir remis une citation à comparaître.

(Ye c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1992] ACF 584 (CAF))

[1]        Il est une trame narrative propre à chaque affaire : chacune a un récit qui lui appartient et dont chacune des nuances est porteuse de sens. Chaque récit possède une logique inhérente : non pas celle de la Cour, mais celle du demandeur. Si la logique qui sous-tend un récit suffit à l’étayer, le récit résiste alors à l’examen de sa logique ou de sa cohérence inhérentes (il revient au décideur de première instance, le juge des faits, d’en décider.) Chaque récit est accompagné d’une encyclopédie de référents, d’un lexique et d’une galerie des portraits qui lui sont propres, voire d’une trame sonore tantôt harmonieuse, tantôt discordante.

(Yakut c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 628)

II.                Introduction

[4]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR] à l’encontre d’une décision par laquelle la SAR a confirmé la décision de la SPR que le demandeur n’a pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la LIPR.

III.             Faits

[5]               Le demandeur, Sopheakdey You (30 ans), est citoyen du Cambodge.

[6]               Le demandeur a allégué au soutien de sa demande d’asile les faits suivants. Alors qu’il était chef cuisinier dans un restaurant dans la ville de Phnom Penh, son employeur, un dénommé Ek Vuthy, l’a présenté à un restaurateur canadien qui lui aurait offert un emploi au Canada. Des démarches ont été entreprises par le restaurateur canadien et, suite à l’obtention d’un visa en février 2011, le demandeur est arrivé au Canada en mars 2011. Dès son arrivée au Canada, le propriétaire du restaurant lui a confisqué son passeport et l’a forcé à travailler quatorze heures par jour, six jours par semaine, sans être rémunéré, puisqu’il s’est fait dire qu’il devait rembourser les frais encourus pour son voyage au Canada et pour l’obtention de son visa. Lorsque le demandeur a confronté le propriétaire du restaurant, il a reçu des menaces de mort et il s’est fait dire qu’il serait tué s’il arrêtait de travailler.

[7]               En décembre 2012, sachant que son visa arrivait à échéance, le demandeur s’est informé auprès de son employeur concernant son visa. Son employeur lui aurait dit d’arrêter de s’informer au sujet de son visa et de son passeport, et que le visa avait été renouvelé. En 2014, un collègue se trouvant dans la même situation que le demandeur s’est enfui du restaurant et a aidé le demandeur à se trouver un avocat. En novembre 2014, le demandeur a pu ravoir son passeport après avoir promis à son employeur qu’il allait continuer de travailler et de rembourser sa dette.

[8]               La demande d’asile du demandeur a été entendue par la SPR le 30 janvier 2015 et le 13 février 2015. Dans une décision datée du 20 mars 2015, la SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur pour des motifs de crédibilité. Cette décision a été confirmée par la SAR dans une décision datée du 2 décembre 2015.

[9]               Dans le cadre de ce contrôle judiciaire, le demandeur plaide que la SAR a erré dans son évaluation de la crédibilité du demandeur puisque la SAR n’avait pas de motifs suffisants pour rejeter la crédibilité du demandeur; et, que la SAR a outrepassé sa compétence et manqué à son devoir d’équité procédurale en soulevant un nouveau motif sans donner l’opportunité au demandeur de fournir des explications. De plus, le demandeur plaide que la SAR a erré en concluant qu’une personne bien renseignée n’arriverait pas à la conclusion qu’il n’y avait pas une crainte raisonnable de partialité à l’égard du commissaire de la SPR.

IV.             Points en litige

[10]           La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

1.      La SAR a-t-elle erré en concluant qu’il n’y avait pas de crainte raisonnable de partialité à l’égard du commissaire de la SPR?

2.      La SAR a-t-elle erré en confirmant les conclusions de crédibilité de la SPR?

V.                Analyse

[11]           Dans le cadre d’un contrôle judiciaire d’une décision de la SAR, la Cour doit appliquer la norme de contrôle de la décision raisonnable aux conclusions de la SAR quant aux questions portant sur la crédibilité et l’évaluation de la preuve (Bikoko c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1313 au para 18).

[12]           La norme de contrôle de la décision correcte est applicable aux questions d’équité procédurale telles que les allégations de partialité; et la SAR a soulevé un nouveau motif pour rejeter l’appel sans donner l’opportunité au demandeur de fournir des explications (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, [2009] 1 RCS 339, 2009 CSC 12).

A.                Allégations de crainte raisonnable de partialité

[13]           Dans l’arrêt Committee for Justice and Liberty c L’Office national de l’énergie, 1976 CanLII 2 (CSC), [1978] 1 RCS 369, la Cour suprême a énoncé le critère applicable pour établir s’il existe une partialité réelle ou une crainte raisonnable de partialité :

[L]a crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d’une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. Selon les termes de la Cour d’appel, ce critère consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique... »

[14]           Les allégations de crainte de partialité doivent être fondées sur des motifs sérieux étant donné la forte présomption d’impartialité dont jouissent les tribunaux (Bande indienne Wewaykum c Canada, 2003 CSC 45, [2003] 2 RCS 259 au para 76). Ce type d’allégations ne doivent pas être formulées à la légère étant donné qu’une crainte raisonnable de partialité met en cause non seulement l’intégrité personnelle du décideur, mais aussi l’intégrité de l’administration de la justice toute entière (R. c Teskey, [2007] 2 RCS 267, 2007 CSC 25 au para 32).

[15]           La Cour est d’avis qu’une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique arriverait à la conclusion qu’il n’y a aucun élément du dossier donnant à penser que la SPR ait manifesté la moindre apparence de partialité.

[16]           Il est vrai que c’est le même commissaire de la SPR qui a entendu, et rejeté, la demande d’asile du collègue de travail du demandeur. Cependant, le commissaire a pris le temps d’étudier le dossier en profondeur et n’a pas agi de manière expéditive. Le demandeur était en salle de cour pendant plusieurs heures.

[17]           De plus, les motifs de la SPR, pour rejeter la demande du demandeur, différent en substance de ceux de son collègue. Pour ces raisons, la Cour conclut que le commissaire de la SPR n’a pas démontré de crainte raisonnable de partialité puisqu’il a fait une étude en profondeur et indépendante du dossier devant lui. Ce faisant, la SPR pouvait, à bon droit, conclure qu’il n’y avait pas de crainte raisonnable de partialité.

B.                 Évaluation de la crédibilité du demandeur

[18]           La Cour doit appliquer la norme de la décision raisonnable aux conclusions de la SAR quant à la norme que cette dernière doit appliquer dans le cadre de l’appel de la décision de la SPR (Huruglica, CAF, ci-dessus, au para 35).

[19]           Dans la décision Huruglica, CAF, au para 103, la Cour d’appel fédérale a clarifié que la SAR doit appliquer la norme de la décision correcte aux conclusions de fait, et celles mixtes de fait et de droit, de la SPR pour lesquelles la SPR ne jouit pas de véritable avantage sur la SAR. La SAR doit donc « effectuer sa propre analyse du dossier afin de décider si la SPR a bel et bien commis l’erreur alléguée par l’appelant » (Huruglica, CAF, au para 103). Le simple fait que la SAR ait choisi d’appliquer la norme telle qu’énoncée dans Huruglica c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 799, au lieu de celle énoncée dans Huruglica, CAF, ci-dessus, ne fait pas en sorte que la SAR aurait erré en droit – ceci dans la mesure où la SAR aurait effectué un examen en profondeur, complet et compréhensif, et indépendant du dossier devant la SPR (Gabila c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 574 au para 20).

[20]           En l’espèce, ce n’est pas ce que la SAR a fait. Elle a, elle-même, erronément spécifié devoir « accorder une déférence à l’égard [des conclusions de la SPR] quant à la crédibilité » (décision de la SAR, au para 15).

[21]           Le demandeur plaide que la SAR a erré en confirmant les conclusions de crédibilité de la SPR sans passer à travers la matière à cet égard selon son mandat; c’est-à-dire selon la décision de la Cour d’appel fédérale dans Huruglica, CAF, ci-dessus.

[22]           Ce n’est pas à la Cour fédérale, mais plutôt à un tribunal spécialisé de s’assurer que les allégations d’intimidation, de chantage et de perception du demandeur soient prises en considération, et ceci, en fonction des conditions du pays et de la perspective du demandeur découlant de la logique inhérente émanant de ses origines.

[9]        Nous pouvons bien nous demander si cette opinion n'implique pas le fait d'imposer des concepts occidentaux à un totalitarisme oriental subtil, et s'il est juste d'interpréter la façon dont la loi chinoise est exécutée à la lumière du modèle occidental plus linéaire, alors que l'État chinois exerce un contrôle social omniprésent en co-optant la vigilance de ses citoyens en général. L'intimé a concédé durant la plaidoirie que, dans aucune des centaines d'affaires pertinentes dont la présente Cour a été saisie ces dernières années, il n'est jamais arrivé que les autorités chinoises attendent une personne pour l'arrêter après avoir remis une citation à comparaître.

(Ye c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1992] ACF 584 (CAF))

[1]        Il est une trame narrative propre à chaque affaire : chacune a un récit qui lui appartient et dont chacune des nuances est porteuse de sens. Chaque récit possède une logique inhérente : non pas celle de la Cour, mais celle du demandeur. Si la logique qui sous-tend un récit suffit à l’étayer, le récit résiste alors à l’examen de sa logique ou de sa cohérence inhérentes (il revient au décideur de première instance, le juge des faits, d’en décider.) Chaque récit est accompagné d’une encyclopédie de référents, d’un lexique et d’une galerie des portraits qui lui sont propres, voire d’une trame sonore tantôt harmonieuse, tantôt discordante.

(Yakut c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 628)

[23]           Au surplus, la SAR a conclu qu’il était « extrêmement improbable que le propriétaire du restaurant ait simplement rendu le passeport à l’appelant ». Cette conclusion de la SAR a soulevé une nouvelle constatation. Donc, la Cour n’est pas satisfaite que la norme de la décision Huruglica, CAF, ci-dessus, aux fins des faits et celles de droit du demandeur ait été respectée et que la conclusion d’invraisemblance de la SAR était fondée sur la preuve au dossier.

[103]    Au terme de mon analyse des dispositions législatives, je conclus que, concernant les conclusions de fait (ainsi que les conclusions mixtes de fait et de droit) comme celle dont il est question ici, laquelle ne soulève pas la question de la crédibilité des témoignages de vive voix, la SAR doit examiner les décisions de la SPR en appliquant la norme de la décision correcte. Ainsi, après examen attentif de la décision de la SPR, la SAR doit effectuer sa propre analyse du dossier afin de décider si la SPR a bel et bien commis l’erreur alléguée par l’appelant. Après cette étape, la SAR peut statuer sur l’affaire de manière définitive, soit en confirmant la décision de la SPR, soit en cassant celle-ci et en y substituant sa propre décision sur le fond de la demande d’asile. L’affaire ne peut être renvoyée à la SPR pour réexamen que si la SAR conclut qu’elle ne peut rendre une décision définitive sans entendre les témoignages de vive voix présentés à la SPR. Nulle autre interprétation des dispositions législatives pertinentes ne serait raisonnable.

(Huruglica, CAF, ci-dessus)

[7]        Un tribunal administratif peut tirer des conclusions défavorables au sujet de la vraisemblance de la version des faits relatée par le revendicateur, à condition que les inférences qu'il tire soient raisonnables. Le tribunal administratif ne peut cependant conclure à l'invraisemblance que dans les cas les plus évidents, c'est-à-dire que si les faits articulés débordent le cadre de ce à quoi on peut logiquement s'attendre ou si la preuve documentaire démontre que les événements ne pouvaient pas se produire comme le revendicateur le prétend. Le tribunal doit être prudent lorsqu'il fonde sa décision sur le manque de vraisemblance, car les revendicateurs proviennent de cultures diverses et que des actes qui semblent peu plausibles lorsqu'on les juge en fonction des normes canadiennes peuvent être plausibles lorsqu'on les considère en fonction du milieu dont provient le revendicateur [voir L. Waldman, Immigration Law and Practice (Markham, ON, Butterworths, 1992) à la page 8.22].

(Valtchev c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l'immigration), 2001 CFPI 776)

VI.             Conclusion

[24]           Pour les raisons énoncées ci-dessus, la Cour accorde la demande de contrôle judiciaire du demandeur.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire soit accordée et que l’affaire soit annulée et renvoyée à la Section d’appel des réfugiés pour être étudiée à nouveau par un panel autrement constitué. Il n’y a aucune question d’importance à certifier.

« Michel M.J. Shore »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-531-16

 

INTITULÉ :

SOPHEAKDEY YOU c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 juillet 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 7 septembre 2016

 

COMPARUTIONS :

Stéphanie Valois

 

Pour la partie demanderesse

 

Guillaume Bigaouette

 

Pour la partie défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stéphanie Valois, avocate

Montréal (Québec)

 

Pour la partie demanderesse

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour la partie défenderesse

 

 

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