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Date : 20160907


Dossier : IMM-2408-15

Référence : 2016 CF 1012

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 7 septembre 2016

En présence de monsieur le juge Gleeson

ENTRE :

JIGNABEN SHARADBHAI SHAH

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               Mme Shah est citoyenne de l’Inde et commis-comptable/comptable de profession. En septembre 2012, Mme Shah a présenté une demande de résidence permanente en vertu de la catégorie des travailleurs qualifiés (fédéral). Dans sa demande, Mme Shah a indiqué qu’elle occupait un emploi continu auprès de Hindustan Marble Private Limited (Hindustan Marble) depuis juin 1992 jusqu’au moment de la présentation de sa demande en 2012.

[2]               Sa demande a été examinée par un agent des visas (agent) au Haut-Commissariat du Canada à New Delhi. L’agent a fait une recherche sur Internet et a fait des vérifications téléphoniques afin de confirmer l’emploi indiqué par Mme Shah. Lors des appels, l’agent n’a pas parlé à l’employeur de la demanderesse, M. Arunkumar Thakur, désigné dans la demande de Mme Shah, même s’il a un numéro de téléphone au travail et un numéro de cellulaire. L’agent a plutôt parlé avec le fils de l’employeur, M. Parikshit Arunkumar Thakur, le propriétaire de la société Plenar Technologies. Il a indiqué à l’agent que Mme Shah s’était jointe à la société en 2006 ou en 2007. Le fils a également affirmé à l’agent que son père était un actionnaire de Hindustan Marble et qu’auparavant, il s’occupait d’embaucher des employés pour Hindustan Marble.

[3]               Peu de temps après les vérifications téléphoniques, Mme Shah a fourni à l’agent un affidavit signé par le fils dans lequel il affirme que Mme Shah n’était pas son employée et que toute question devrait être posée à son père.

[4]               Près d’un an plus tard, en août 2014, Mme Shah a reçu une lettre relative à l’équité procédurale l’informant que les appels visant à vérifier son emploi avaient permis de recueillir des renseignements qui contredisaient les renseignements fournis dans sa demande.

[5]               Dans sa réponse, Mme Shah a soutenu qu’elle avait correctement indiqué ses dates d’emploi. Elle a joint des éléments de preuve documentaire, soit deux lettres de clients de Hindustan Marble, des documents commerciaux et des déclarations de revenus de Hindustan Marble, des déclarations de revenus personnels et d’autres documents appuyant son dossier d’emploi.

[6]               En avril 2015, la demande de Mme Shah a été refusée pour le motif qu’elle avait fait une fausse déclaration ou dissimulé des faits importants liés à son expérience de travail, et que la fausse déclaration aurait pu entraîner une erreur dans l’application de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. L’agent : 1) a écarté les lettres clients au motif qu’elles avaient une structure semblable laissant croire qu’une seule personne les avait rédigées; 2) a mentionné que même si le fils n’était pas l’employeur, il a affirmé qu’il connaissait bien Mme Shah; 3) a rejeté le reste des documents fournis en réponse à la lettre relative à l’équité procédurale au motif qu’il est facile d’obtenir de documents frauduleux en Inde.

[7]               Mme Shah a cherché à obtenir l’annulation de la décision négative et de faire renvoyer l’affaire pour examen par un autre agent. Elle affirme que la décision est déraisonnable parce que le processus entrepris pour vérifier son emploi comportait de graves insuffisances et que l’agent avait indûment omis d’examiner les documents fournis par des tiers qui corroboraient son expérience de travail. Elle soutient également que la lettre relative à l’équité procédurale ne l’avisait pas comme il se doit des préoccupations de l’agent.

[8]               Je suis d’accord avec Mme Shah. Les motifs ne reflètent pas un raisonnement transparent et intelligible à l’appui de la conclusion ultime de fausse déclaration et selon laquelle Mme Shah ne possède pas l’expérience de travail déclarée. De plus, Mme Shah soulève des préoccupations relativement à la suffisance de la lettre relative à l’équité procédurale qu’on lui a envoyée. Toutefois, la raisonnabilité de la décision de l’agent est déterminante et, à ce titre, il s’agit de la seule question en litige que je dois traiter pour l’examen de la présente demande.

II.                Question préliminaire

[9]               À l’appui de sa demande, Mme Shah a déposé un affidavit signé par M. Arunkumar Thakur, son employeur chez Hindustan Marble. L’agent ne disposait pas de cet affidavit. Le défendeur a prétendu que cet affidavit ne devrait pas être admis.

[10]           En règle générale, le dossier soumis à la Cour dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire se limite aux éléments de preuve dont disposait le décideur initial (Association des universités et collèges du Canada c. Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, au paragraphe 19, citée dans la décision Mohamed c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1379, aux paragraphes 18 à 20). Dans ses observations orales, l’avocat de Mme Shah a soutenu que l’affidavit est visé par une exception à la règle générale puisqu’il correspond à un manquement allégué à l’équité procédurale. L’avocat a également mentionné que l’affidavit aborde une question en litige qu’on pouvait décrire comme une question en litige périphérique.

[11]           Je n’ai pas examiné cet affidavit. Je ne suis pas convaincu qu’il aborde une question en litige en lien avec un manquement à l’équité procédurale alléguée par l’avocat de Mme Shah. Cependant, même si c’est le cas, comme il a été mentionné précédemment, l’argument lié à l’équité procédurale n’est pas déterminant pour le résultat de la demande.

III.             Norme de contrôle

[12]           La question en litige relative à la demande relève d’une question mixte de fait et de droit ainsi que de l’exercice du pouvoir discrétionnaire et est soumise à la norme de la décision raisonnable (Taleb c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 384, au paragraphe 19).

IV.             Analyse

[13]           Le défendeur affirme que l’agent a raisonnablement conclu que Mme Shah était interdite de territoire pour fausse déclaration. L’agent a communiqué avec le numéro de téléphone au travail fourni par Mme Shah, qui était également le numéro de Plenar Technologies. Après avoir été informé que M. Arunkumar Thakur ne venait pas régulièrement au bureau, le défendeur fait valoir qu’il n’était pas déraisonnable pour l’agent de communiquer avec le fils, qui a fourni des renseignements qui contredisaient la demande de Mme Shah relativement à son expérience de travail. Le défendeur soutient que l’agent a raisonnablement privilégié le témoignage du fils aux éléments de preuve documentaire présentés en réponse à la lettre relative à l’équité procédurale. Je ne suis pas d’accord.

[14]           Mme Shah a clairement identifié son employeur dans sa demande. Elle a fourni le numéro de téléphone au travail et le numéro de cellulaire de M. Arunkumar Thakur. Les notes du Système de traitement informatisé des dossiers d’immigration (STIDI) indiquent que l’agent a été informé, lorsqu’il a téléphoné à l’un des numéros au travail, que M. Arunkumar Thakur [traduction] « ne vient pas régulièrement au bureau ». On ne lui a pas dit que M. Arunkumar Thakur n’était pas disponible ou que c’était impossible de lui parler.

[15]           Pour des motifs qui ne sont pas indiqués dans les notes du STIDI, l’agent a alors choisi de communiquer avec le fils de M. Arunkumar Thakur sur son téléphone cellulaire. Le dossier certifié du tribunal (DCT) indique que l’agent savait que le fils ne travaillait pas pour Hindustan Marble et qu’il était propriétaire de Plenar Technologies. Ce que le dossier certifié du tribunal n’indique pas est le motif pour lequel l’agent n’a pas simplement appelé M. Arunkumar Thakur au numéro de cellulaire fourni par Mme Shah. C’est au cours de l’appel avec le fils que les renseignements contradictoires ont été fournis.

[16]           Il était raisonnable pour l’agent d’avoir des préoccupations à la suite de sa conversation avec le fils. Cependant, la lettre relative à l’équité procédurale n’a été envoyée qu’un an plus tard. Dans l’intervalle, Mme Shah a présenté un affidavit du fils dans lequel il a déclaré ce qui suit : 1) que Mme Shah n’était pas son employée; 2) que les questions devraient être posées à M. Arunkumar Thakur. L’affidavit ne vise pas à expliquer les renseignements fournis concernant l’emploi de Mme Shah. Rien n’indique dans les notes du STIDI ni dans la lettre relative à l’équité procédurale que cet affidavit a été activement examiné. Il est clair que personne n’a communiqué avec M. Arunkumar Thakur.

[17]           Le défaut d’examiner l’affidavit du fils et de communiquer avec M. Arunkumar Thakur ou d’expliquer le motif pour lequel on n’avait pas communiqué avec lui, porte atteinte à la transparence et à l’intelligibilité de la décision (Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF nº 1425, au paragraphe 15). Mme Shah a indiqué que M. Arunkumar Thakur était son employeur et la relation d’emploi a été réaffirmée dans l’affidavit de suivi du fils de M. Thakur. En raison des antécédents professionnels incohérents fournis à l’agent par le fils de M. Arunkumar Thakur, l’agent avait l’obligation soit de communiquer avec M. Arunkumar Thakur ou d’indiquer ses motifs pour ne pas l’avoir fait.

[18]           De plus, il n’est pas clairement établi pourquoi l’agent a privilégié les éléments de preuve fournis par le fils lors de la vérification téléphonique aux documents présentés en réponse à la lettre relative à l’équité procédurale. Les notes du STIDI indiquent que [traduction] « [l]es autres documents présentés par la demanderesse ne surmontent pas les préoccupations soulevées par la vérification », puis mentionnent qu’il est facile d’obtenir des documents frauduleux et que les préoccupations ne seront pas abordées dans la vérification puisque la demanderesse a été informée de la possibilité d’effectuer des vérifications téléphoniques et, par conséquent, les autorités chargées de la vérification peuvent avoir été cooptées. Les notes du STIDI ne donnent aucune autre explication.

[19]           La juge Danièle Tremblay-Lamer a examiné une explication très semblable relativement à l’exclusion de la preuve documentaire dans la décision Rong c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 364, aux paragraphes 22 à 33 (Rong). La juge Tremblay-Lamer conclut, dans ce cas, que l’explication était simplement inadéquate. J’arrive à la même conclusion en l’espèce.

[20]           Toutefois, contrairement à la décision Rong, en l’espèce, l’agent a examiné certains des documents présentés par Mme Shah, en particulier les deux lettres de clients. Cependant, comme dans la décision Rong, l’agent n’a donné aucune explication autre que la facilité d’accès aux documents frauduleux pour justifier le fait qu’il a privilégié les éléments de preuve fournis lors de la vérification téléphonique aux autres éléments de preuve documentaire présentés par Mme Shah en réponse à la lettre relative à l’équité procédurale. Les documents comprenaient des déclarations de revenus de la société et des déclarations de revenus personnels corroborant l’expérience de travail déclarée par Mme Shah.

[21]           Dans les circonstances, je suis d’accord avec Mme Shah lorsqu’elle exprime au paragraphe 60 de ses observations écrites que l’agent semble avoir conclu qu’elle [traduction] « [...] a) [...] avait falsifié des documents, comme sa déclaration de revenus, les statuts constitutifs de Hindustan Marble et ses documents de prestations d’emploi; b) [...] avait comploté afin que le Ministère du revenu de l’Inde, le fonds pour les prestations d’emploi, etc. «soient cooptés pour fournir de fausses vérifications» ». Bien que l’agent ait probablement pu en arriver à cette conclusion, il aurait fallu qu’il examine activement les documents. La facilité d’obtenir des documents frauduleux ne peut, à elle seule, justifier l’omission de l’agent d’examiner les éléments de preuve de Mme Shah (Jiang c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 180, au paragraphe 16).

V.                Conclusion

[22]           Pour les motifs énoncés précédemment, je conclus que la décision manque de transparence et d’intelligibilité. Ainsi, je ne suis pas en mesure de conclure que la décision entre dans les issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

[23]           Les parties n’ont pas proposé de question à certifier et aucune question n’a été soulevée.


 


JUGEMENT

LA COUR accueille la demande et l’affaire est renvoyée pour réexamen à un autre agent. Aucune question n’est certifiée.

« Patrick Gleeson »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

IMM-2408-15

 

INTITULÉ :

JIGNABEN SHARADBHAI SHAH c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 29 août 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GLEESON

 

DATE DES MOTIFS :

Le 7 septembre 2016

 

COMPARUTIONS :

Mohsen Seddigh

 

Pour la demanderesse

 

Christopher Ezrin

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cecil L. Rotenberg, c.r.

Avocat

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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