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Date : 20160920


Dossier : IMM-1400-16

Référence : 2016 CF 1058

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 20 septembre 2016

EN PRÉSENCE DE :          monsieur le juge Diner

ENTRE :

JOSE ANTONIO REYNOSA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Contexte

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 [la Loi]. Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire d’un avis de danger [avis] délivré par un directeur, Détermination des cas au sein d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC], nommé à titre de délégué du ministre, en vertu duquel le délégué juge que le demandeur représente un danger pour le public canadien. Je conclus que cet avis est déraisonnable à la lumière des motifs ci-dessous.

II.                Faits

[2]               Le demandeur est citoyen d’El Salvador. Il est arrivé au Canada en février 1989 en tant que réfugié au sens de la Convention et a obtenu le statut de résident permanent en mars 1989. Les problèmes d’immigration du demandeur ont commencé en janvier 1994, alors qu’il a été reconnu coupable de possession illégale d’un stupéfiant en vue d’en faire le trafic.

[3]               En octobre 1994, le demandeur a fait l’objet d’un rapport aux termes de l’article 27 de l’ancienne Loi sur l’immigration, L.R.C. 1985, ch. I-2. pour grande criminalité. Par conséquent, une ordonnance d’expulsion a été prononcée contre lui en janvier 1996, ordonnance qu’il a contestée en vain.

[4]               En novembre 1997, le demandeur a été arrêté par des agents d’immigration après avoir proféré des menaces de mort ou de lésions corporelles envers son épouse.

[5]               En avril 1998, un mandat d’arrêt a été délivré contre le demandeur pour défaut de se conformer aux modalités et conditions de sa libération. Le mandat a été exécuté en mai 1998 par des agents d’exécution de la loi d’IRCC de Vancouver. Le demandeur a été remis en liberté sous réserve de certaines conditions.

[6]               Par la suite, en 2002, le demandeur a plaidé coupable aux accusations de profération de menaces et a été condamné à une peine avec sursis ainsi qu’à une probation de 18 mois.

[7]               Malgré ces incidents et les procédures d’immigration entreprises, le demandeur n’a jamais été renvoyé du Canada.

[8]               Près d’une décennie s’est écoulée sans qu’un autre incident vienne entacher le statut d’immigration du demandeur. Cependant, en août 2012, le demandeur a été reconnu coupable d’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence à l’endroit de son fils de quatre ans. Il a été condamné à une peine d’emprisonnement de six mois et à deux ans de probation. Cette condamnation a incité l’Agence des services frontaliers du Canada à demander au ministre de délivrer un avis de danger en vertu de l’alinéa 115(2)a) de la Loi.

[9]               Le demandeur a présenté des arguments pour sa défense en mars 2015. Presque un an plus tard, soit le 15 février 2016, le délégué a néanmoins délivré l’avis, au motif que le demandeur était interdit de territoire pour grande criminalité. Plus précisément, le délégué a conclu que le demandeur représentait un danger pour le public en raison des accusations selon lesquelles il était violent envers les membres vulnérables de sa famille et il affichait [TRADUCTION] « une attitude cavalière à l’égard de la loi » (paragraphe 6 de l’avis). Le délégué n’était pas d’avis que le demandeur était réhabilité. Le délégué a également conclu que, selon une prépondérance des probabilités, le demandeur ne courrait pas de risque pour sa vie, sa liberté ou sa sécurité s’il devait retourner en El Salvador, et qu’aucun motif d’ordre humanitaire ne l’obligeait à demeurer au Canada.

III.             Questions en litige et analyse

[10]           Le demandeur soutient d’abord que le délégué a commis une erreur en décidant que la condamnation de 2012 constituait un cas de grande criminalité au sens de l’alinéa 36(1)a) de la Loi. Il soutient également que le délégué a commis une erreur en écartant de façon déraisonnable certains éléments de preuve clés, à savoir une conclusion qu’a tirée le juge de la cour criminelle dans le procès-verbal de la sentence de 2012, selon laquelle le demandeur ne représentait pas un danger pour le public.

[11]           La norme de contrôle qui s’applique aux décisions d’un délégué du ministre dans un avis de danger est la norme de la décision raisonnable : Omar c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 231, paragraphe 33. Par conséquent, il faut faire preuve d’une très grande retenue par rapport aux conclusions du délégué.

[12]           Je suis d’accord avec le demandeur que le délégué a commis une erreur de droit en concluant que le demandeur est interdit de territoire pour grande criminalité à la suite de sa condamnation de 2012, car celle-ci ne répond pas aux critères énoncés à l’alinéa 36(1)a) de la Loi. Le demandeur a été condamné à six mois d’emprisonnement, et pas plus, comme l’exige la Loi. De plus, la peine maximale pour l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence est de cinq ans, et non d’au moins dix ans, comme l’exige la Loi.

[13]           Je suis aussi d’accord avec le demandeur que, même s’il a déjà été jugé interdit de territoire pour grande criminalité à la suite de sa condamnation de 1994, l’avis ne fournit pas suffisamment d’information sur sa condamnation datant de 22 ans pour en arriver à la conclusion de danger. Le délégué ne justifie pas sa conclusion selon laquelle la condamnation de 1994 et l’interdiction de territoire ultérieure sous-tendent la conclusion de danger. Par exemple, le délégué n’aborde jamais la condamnation pour trafic de stupéfiants dans la partie [TRADUCTION] « Évaluation du danger – analyse » de l’avis; il se concentre plutôt sur la condamnation de 2012 et les questions connexes concernant la violence contre les membres de sa famille. Le délégué conclut son évaluation du danger sur ces lignes :

[traduction]


Ces lettres de soutien qui témoignent du bon comportement et du bon caractère de M. Reynosa n’ont aucune incidence sur mon opinion selon laquelle il est un homme dangereux qui a des antécédents de voies de fait, de profération de menaces graves et d’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence, toutes des infractions dirigées contre des membres de sa famille intime [non souligné dans l’original] (paragraphe 8 de l’avis).

[14]           Outre sa conclusion de danger fondée sur les condamnations et les incidents récents en lien avec les membres de sa famille, le délégué ne livre aucune analyse à savoir si la condamnation de 1994 satisfait aux exigences d’un avis de danger.

[15]           Même si le défendeur reconnaît que la condamnation de 2012 ne peut, à elle seule, étayer un tel avis, l’avocat du ministre affirme que le délégué s’est appuyé de façon implicite sur la condamnation de 1994 pour délivrer son avis, et que le fait que la condamnation de 1994 n’était pas explicitement citée dans l’analyse n’était pas essentiel pour délivrer cet avis. Pour cette proposition, le demandeur s’appuie sur l’arrêt Pascale c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 881 [Pascale], dans lequel un avis de danger a été maintenu même si la condamnation sous-jacente avait été renversée. En l’espèce, le défendeur soutient que par analogie, la condamnation la plus ancienne (1994) aurait pu servir de fondement pour l’avis.

[16]            Je ne peux pas souscrire à l’argument du défendeur. D’abord, les conséquences d’un avis de danger – une exception au principe de non-refoulement et, par conséquent, une conclusion très sérieuse en vertu de la Loi – exigent que les conclusions du délégué présentent un certain de degré de certitude; le fait qu’elles [TRADUCTION] « auraient pu » étayer la conclusion de danger n’est pas jugé valable étant donné ses lourdes conséquences.

[17]           Il convient aussi de mentionner que l’arrêt Pascale diffère du cas en l’espèce par rapport aux faits; en effet, dans l’arrêt Pascale, l’avis de danger était fondé sur deux condamnations antérieures [voir les paragraphes 47 et 29]. Toutefois, en l’espèce, il est loin d’être clair que l’avis était fondé sur la criminalité antérieure du demandeur. Même si l’infraction pour trafic de stupéfiants de 1994 a été citée dans l’exposé des faits, la section « analyse » de l’avis ne l’abordait aucunement. Il est certain que le trafic de stupéfiants n’est pas conforme au raisonnement du délégué cité précédemment (en ce qui concerne les actes criminels ou de violence dirigés contre des membres de sa famille). Comme je l’ai déjà expliqué, l’infraction la plus récente (2012) ne peut pas, à elle seule, appuyer une conclusion de danger.

[18]           Enfin, le demandeur soutient que l’avis est déraisonnable puisqu’il n’a pas tenu compte d’une partie clé de la décision relative à la sanction de 2012, selon laquelle le demandeur ne constituait pas un danger pour la communauté. Le demandeur prétend que le délégué avait le devoir d’aborder l’analyse du juge du procès concernant le risque pour le public, étant donné le contexte de l’avis et l’importance du principe de non-refoulement. Toute exception à ce principe devrait être appliquée de façon restrictive : Galvez Padilla c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 247, paragraphe 26.

[19]            Je suis d’accord avec le demandeur qu’il existait des éléments de preuve clés permettant de contrer une conclusion de danger; le délégué, à tout le moins, aurait dû mentionner les raisons pour lesquelles il ne les a pas appliquées ou justifier pourquoi il a tiré une conclusion opposée : Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998, 157 FTR 35. En l’espèce, les éléments de preuve n’ont pas été pris en compte.

[20]           Pour les deux motifs précisés ci-dessus, l’affaire sera renvoyée pour réexamen à un décideur différent, à condition qu’il soit disponible.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.      La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2.      Aucune question n’a été soulevée aux fins de certification, et aucune question n’est certifiée.

3.      Aucuns dépens ne sont accordés.

« Alan S. Diner »

Juge


Annexe A

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27

36(1) Emportent interdiction de territoire pour grande criminalité les faits suivants:

a) être déclaré coupable au Canada d’une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans ou d’une infraction à une loi fédérale pour laquelle un emprisonnement de plus de six mois est infligé;

115(1) Ne peut être renvoyée dans un pays où elle risque la persécution du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques, la torture ou des traitements ou peines cruels et inusités, la personne protégée ou la personne dont il est statué que la qualité de réfugié lui a été reconnue par un autre pays vers lequel elle peut être renvoyée.

(2) Le paragraphe (1) ne s’applique pas à l’interdit de territoire:

a) pour grande criminalité qui, selon le ministre, constitue un danger pour le public au Canada

Code criminel, LRC, 1985, ch C-46

215(2) Commet une infraction quiconque, ayant une obligation légale au sens du paragraphe (1), omet, sans excuse légitime, dont la preuve lui incombe, de remplir cette obligation, si:

a) à l’égard d’une obligation imposée par l’alinéa (1)a) ou b):

(i) ou bien la personne envers laquelle l’obligation doit être remplie se trouve dans le dénuement ou dans le besoin,

(ii) ou bien l’omission de remplir l’obligation met en danger la vie de la personne envers laquelle cette obligation doit être remplie, ou expose, ou est de nature à exposer, à un péril permanent la santé de cette personne;

b) à l’égard d’une obligation imposée par l’alinéa (1)c), l’omission de remplir l’obligation met en danger la vie de la personne envers laquelle cette obligation doit être remplie, ou cause, ou est de nature à causer, un tort permanent à la santé de cette personne.

(3) Quiconque commet une infraction visée au paragraphe (2) est coupable:

a) soit d’un acte criminel passible d’un emprisonnement maximal de cinq ans;

b) soit d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire et passible d’un emprisonnement maximal de dix-huit mois.

Immigration and Refugee Protection Act, SC 2001, c 27

36(1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of serious criminality for

(a) having been convicted in Canada of an offence under an Act of Parliament punishable by a maximum term of imprisonment of at least 10 years, or of an offence under an Act of Parliament for which a term of imprisonment of more than six months has been imposed;

115(1) A protected person or a person who is recognized as a Convention refugee by another country to which the person may be returned shall not be removed from Canada to a country where they would be at risk of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion or at risk of torture or cruel and unusual treatment or punishment.

(2) Subsection (1) does not apply in the case of a person

(a) who is inadmissible on grounds of serious criminality and who constitutes, in the opinion of the Minister, a danger to the public in Canada; or

Criminal Code, RSC, 1985, c C-46

215(2) Every one commits an offence who, being under a legal duty within the meaning of subsection (1), fails without lawful excuse, the proof of which lies on him, to perform that duty, if

(a) with respect to a duty imposed by paragraph (1)(a) or (b),

(i) the person to whom the duty is owed is in destitute or necessitous circumstances, or

(ii) the failure to perform the duty endangers the life of the person to whom the duty is owed, or causes or is likely to cause the health of that person to be endangered permanently; or

(b) with respect to a duty imposed by paragraph (1)(c), the failure to perform the duty endangers the life of the person to whom the duty is owed or causes or is likely to cause the health of that person to be injured permanently.

(3) Everyone who commits an offence under subsection (2)

(a) is guilty of an indictable offence and liable to imprisonment for a term not exceeding five years; or

(b) is guilty of an offence punishable on summary conviction and liable to imprisonment for a term not exceeding eighteen months.

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1400-16

 

INTITULÉ :

JOSE ANTONIO REYNOSA c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 31 AOÛT 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DES MOTIFS :

Le 20 septembre 2016

 

COMPARUTIONS :

Lobat Sadrehashemi

 

Pour le demandeur

Brett J. Nash

 

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Embarkation Law Corporation

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour le demandeur

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour le défendeur

 

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