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Date : 20160915


Dossier : IMM-5765-15

Référence : 2016 CF 1044

Ottawa (Ontario), le 15 septembre 2016

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

OSHALAH KAMARA KIDD

Demandeur

Et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

Défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   L’aperçu

[1]               Le demandeur, M. Oshalah Kamara Kidd, est un citoyen de la Jamaïque. Il conteste une décision d’un délégué du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile [le délégué du ministre] datée du 4 novembre 2015 de déférer M. Kidd à une audience devant la Section d’immigration [SI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour la tenue d’une enquête. Cette enquête a pour objet d’établir si M. Kidd doit être déclaré interdit de territoire pour grande criminalité en vertu de l’alinéa 36(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR].

[2]               Aux termes de la présente demande de contrôle judiciaire, M. Kidd demande à la Cour d’annuler la décision du délégué du ministre et d’ordonner à un autre représentant du ministre d’examiner de nouveau son dossier. M. Kidd soutient que le délégué du ministre aurait erré de trois façons lorsqu’il a décidé de déférer son dossier pour enquête devant la SI. Il aurait d’abord omis de pondérer adéquatement les facteurs pertinents, notamment en ce qui a trait à l’intérêt supérieur de l’enfant; il se serait ensuite basé à tort sur un rapport de police relatif à ses plus récentes infractions; et il aurait enfin erronément assimilé une peine avec sursis à purger dans la communauté à une peine d’emprisonnement au sens de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR.

[3]               La demande de M. Kidd soulève ainsi trois questions en litige : l’interprétation du mot « emprisonnement » retenue par le délégué du ministre est-elle raisonnable; la décision de déférer le dossier de M. Kidd pour enquête devant la SI est-elle déraisonnable en raison d’un défaut de pondérer les facteurs pertinents; et le délégué du ministre a-t-il porté atteinte aux principes de justice naturelle en se fondant sur le rapport de police de 2015?

[4]               Pour les raisons qui suivent, la demande de contrôle judiciaire de M. Kidd doit échouer. Ayant examiné la preuve dont disposait le délégué du ministre et le droit applicable, je ne vois rien qui me permette d’infirmer la décision rendue. En effet, je ne décèle dans la décision du délégué du ministre aucune erreur qui justifierait l’intervention de la Cour. Dans sa décision, le délégué a tenu compte de la preuve, et ses conclusions peuvent se justifier au regard des faits et du droit; elles font clairement partie des issues possibles acceptables dans les circonstances. Par ailleurs, la demande de contrôle judiciaire ne soulève aucune question d’équité procédurale.

II.                Le contexte

A.                Les faits

[5]               M. Kidd est arrivé au Canada à l’âge de quatre ans et est présentement âgé de 31 ans. Il n’est jamais retourné en Jamaïque depuis son arrivée au pays et n’a pas de contact avec sa famille restée en Jamaïque. Marié depuis 2013, il est notamment père de deux enfants nés au Canada.

[6]               M. Kidd a un lourd dossier de condamnations criminelles au Canada. En janvier 2003, il est condamné à 18 mois de probation après avoir été trouvé coupable d’avoir mis en circulation de la monnaie contrefaite et de s’être servi de documents contrefaits. Il reçoit alors une lettre d’avertissement de la part de l’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC] relative à ces condamnations. Il obtient le pardon à l’égard de celles-ci en 2009.

[7]               En novembre 2012, M. Kidd est trouvé coupable de conduite dangereuse, de sept chefs de fraude, d’entrave au travail des policiers et de voies de fait. En février 2013, M. Kidd se voit imposer une peine de 18 mois d’emprisonnement avec sursis, qui peut être purgée dans la collectivité et est assortie de plusieurs conditions à respecter (dont le paiement d’une amende, des travaux communautaires et une ordonnance de probation).

[8]               En juin 2013, M. Kidd est avisé que, suite à ces dernières condamnations, un rapport d’interdiction de territoire sous le paragraphe 44(1) de la LIPR a été rédigé à son sujet en vertu l’alinéa 36(1)a) de la LIPR. L’ASFC invite alors M. Kidd à faire des soumissions expliquant pourquoi son dossier ne devrait pas être déféré à une enquête devant la SI. Dans ses représentations écrites, M. Kidd fait valoir ses remords et ses démarches pour éviter la récidive. Il affirme aussi être conscient de la gravité de la situation et comprendre que son prochain manquement à la loi conduirait probablement à son expulsion du Canada.

[9]               En février 2015, M. Kidd est toutefois à nouveau accusé de conduite dangereuse, de conduire un véhicule lorsqu’il le lui était interdit et d’entrave au travail des policiers. Il plaide coupable aux accusations portées contre lui et est condamné à une peine d’emprisonnement de 87 jours à purger les week-ends, à une amende, à 240 heures de travaux communautaires ainsi qu’à une probation de 2 ans sans suivi. En mai 2015, M. Kidd informe l’ASFC de ces nouvelles accusations et condamnations portées contre lui.

[10]           En mai 2015, suite aux différentes mises à jour reçues de M. Kidd depuis l’avis de juin 2013, un agent d’exécution de la loi de l’ASFC signe un rapport en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR recommandant de déférer M. Kidd à enquête pour grande criminalité en vertu de l’alinéa 36(1)a). En novembre 2015, le délégué du ministre confirme son accord avec la recommandation de l’agent.

B.                 Les décisions en cause

[11]           Dans les notes prises par le délégué du ministre, faisant partie de la décision et datant d’octobre 2015, celui-ci se dit d’accord avec la recommandation de l’agent d’exécution de la loi de l’ASFC « de déférer le sujet, résident permanent de longue date », à l’enquête pour grande criminalité au Canada. Dans ses notes, le délégué du ministre reprend les informations personnelles de M. Kidd et mentionne son dossier, notamment ses nouvelles condamnations de février 2015. Il décrit en détail les événements qui ont donné lieu à ces dernières accusations.

[12]           En ce qui a trait au rapport de l’agent d’exécution de la loi de l’ASFC qui sous-tend la décision du délégué du ministre, l’agent y a coché la case indiquant que les autorités canadiennes ont déjà fait parvenir une lettre d’avertissement à M. Kidd en février 2003. Dans la catégorie « Résident permanent de longue date », l’agent a aussi coché les cases relatives au fait que M. Kidd est devenu résident permanent avant l’âge de 18 ans, et qu’il était résident permanent pendant dix ans avant d’être reconnu coupable des infractions donnant lieu au rapport. Le statut de résident permanent de longue date de M. Kidd figure aussi dans les commentaires et notes de l’agent. L’agent a également retenu les cases indiquant que M. Kidd a déjà été reconnu coupable d’autres infractions criminelles mais qu’il n’est pas impliqué dans des activités criminelles ou liées au crime organisé.

[13]           L’agent a ajouté que M. Kidd déclare avoir une « peur irrationnelle face à l’autorité policière qui aurait contribué à son agir délictuel exagéré et dit vouloir travailler sur la gestion des émotions et entreprendre une thérapie à cet effet ». L’agent conclut enfin, après avoir pris en considération « l’ensemble de nouvelles informations relatives aux changements dans la situation personnelle du sujet ainsi que les condamnations », de maintenir la recommandation de déférer le rapport de M. Kidd en raison de sa récidive en matière criminelle et du fait qu’il savait être l’objet d’un rapport d’inadmissibilité avant de récidiver. Selon l’agent, M. Kidd devait démontrer qu’il est devenu un citoyen respectueux des lois, mais des condamnations récurrentes sont survenues malgré la précarité de sa situation en matière d’immigration et malgré sa pleine connaissance des conséquences possibles. L’agent a retenu en outre que les nouvelles condamnations sont de même nature que celles indiquées dans le rapport précédent, et constituent ainsi un élément aggravant du dossier de M. Kidd.

C.                La norme de contrôle

[14]           Il ne fait pas de doute que la LIPR fait partie des lois habilitantes que le délégué du ministre et l’ASFC ont pour mandat d’administrer et d’appliquer. Or, depuis l’arrêt Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61 [Alberta Teachers], la Cour suprême a maintes fois rappelé la présomption voulant que « la décision d’un tribunal administratif interprétant ou appliquant sa loi habilitante est assujettie au contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable » (Commission scolaire de Laval c Syndicat de l’enseignement de la région de Laval, 2016 CSC 8 au para 32; B010 c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 58 au para 25; Wilson c Colombie-Britannique (Superintendent of Motor Vehicles), 2015 CSC 47 au para 17; ATCO Gas and Pipelines Ltd c Alberta (Utilities Commission), 2015 CSC 45 au para 28; Tervita Corp. c Canada (Commissaire de la concurrence), 2015 CSC 3 au para 35).

[15]           Cette présomption n’est cependant pas irréfragable. Elle peut être repoussée et voir alors la norme de contrôle de la décision correcte s’appliquer, lorsqu’est présent un des facteurs que la Cour suprême a d’abord énoncés dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir] aux para 43-64 et réitérés récemment dans Mouvement laïque québécois c Saguenay (Ville), 2015 CSC 16 aux para 46-48. C’est le cas lorsqu’une analyse contextuelle révèle une intention claire du législateur de ne pas protéger la compétence du tribunal à l’égard de certaines questions; lorsqu’une compétence concurrente et non exclusive de plusieurs cours existe sur un même point de droit; lorsque se soulève une question de droit générale d’importance pour le système juridique et étrangère au domaine d’expertise du tribunal administratif spécialisé; ou encore lorsqu’une question constitutionnelle est en jeu.

[16]           Il est indéniable qu’aucun de ces cas de figure n’existe en l’espèce et que la présomption établie par l’arrêt Alberta Teachers n’est donc pas réfutée ici. En effet, la question d’interprétation du mot « emprisonnement » que soulève la demande introduite par M. Kidd n’appartient pas à la catégorie restreinte de questions pour lesquelles l’arrêt Dunsmuir et sa progéniture prévoient l’application de la norme de la décision correcte. La norme de contrôle applicable est donc celle de la décision raisonnable.

[17]           Il en est de même pour la pondération des différents facteurs menant à la décision du délégué du ministre de déférer l’affaire pour enquête devant la SI car il s’agit là d’une question mixte de faits et de droit au cœur même de l’expertise du tribunal administratif (Faci c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CF 693 [Faci] au para 17). Encore une fois, c’est la norme de la décision raisonnable qui s’applique.

[18]           Ce caractère raisonnable tient « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir au para 47). Les motifs d’une décision sont considérés raisonnables « s'ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 [Newfoundland Nurses] au para 16). Dans ce contexte, la Cour doit faire preuve de retenue envers la décision du tribunal et ne peut lui substituer ses propres motifs. Elle n'a pas pour mission de soupeser à nouveau les éléments de preuve au dossier ni de s’immiscer dans les conclusions de fait du tribunal, mais elle doit plutôt se limiter à rechercher si une conclusion a un caractère irrationnel ou arbitraire. La Cour peut toutefois, au besoin, examiner le dossier pour mesurer et apprécier le caractère raisonnable de la décision (Newfoundland Nurses au para 15). Ceci dit, un contrôle judiciaire n’est pas une « chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » (Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34 au para 54).

[19]           Sur la question d’équité procédurale soulevée par le recours de M. Kidd, la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 43). Ceci dit, la question qui se pose alors n’est pas tant de savoir si la décision est correcte, mais plutôt si le processus suivi par le décideur a été équitable (Majdalani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 294 au para 15; Krishnamoorthy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1342 au para 13).

III.             L’analyse

A.                L’interprétation du terme « emprisonnement » est raisonnable

[20]           M. Kidd reproche au délégué du ministre d’avoir erronément assimilé sa peine avec sursis à une peine d’emprisonnement. Il soumet que, puisque les condamnations faisant l’objet du rapport à l’encontre de M. Kidd sont punissables d’un emprisonnement maximal de moins de dix ans, M. Kidd ne peut être visé en vertu de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR que s’il est considéré coupable d’une infraction à une loi fédérale pour laquelle un « emprisonnement » de plus de six mois est infligé. Or, plaide M. Kidd, la Cour suprême a indiqué qu’une « peine d’emprisonnement » ne fait pas toujours référence à « une peine avec sursis » et qu’il importe de prendre le contexte en considération (R c Middleton, 2009 CSC 21 [Middleton] aux para 14-16). S’appuyant sur l’arrêt Middleton, M. Kidd avance que le Code criminel contient plusieurs exemples où les termes « peine d’emprisonnement » ne peuvent englober « une peine avec sursis ».

[21]           Aussi, M. Kidd fait valoir qu’en assimilant sa peine avec sursis à une peine d’emprisonnement au sens de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR, qui énonce les motifs pour lesquels une personne serait interdite de territoire pour « grande criminalité », le délégué du ministre a adopté une interprétation déraisonnable. M. Kidd soumet également qu’associer une peine avec sursis à une peine d’emprisonnement aux termes de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR entraînerait des résultats absurdes. D’abord, les personnes qui se voient infliger des peines d’emprisonnement avec sursis ne sont pas considérées comme étant des « grands criminels » (R c Proulx, [2000] 1 RCS 61 [Proulx] au para 21). Si une personne est condamnée à une peine avec sursis, c’est qu’il existe des circonstances atténuantes et qu’elle n’est pas considérée comme représentant un danger pour la collectivité. Selon M. Kidd, interpréter le mot « emprisonnement » comme englobant les peines avec sursis signifierait que les résidents permanents rencontrant les conditions d’octroi d’une sentence avec sursis seraient en fait contraints de demander aux cours l’imposition d’une peine d’emprisonnement plutôt qu’une peine avec sursis à purger dans la collectivité afin d’éviter la déportation.

[22]           Je ne souscris pas aux arguments de M. Kidd.

[23]           La question soulevée par M. Kidd a été récemment réglée par la Cour d’appel fédérale, qui a expressément conclu dans l’affaire Canada (Ministre de la Sécurité publique et Protection civile) c Tran, 2015 CAF 237 [Tran] qu’une peine avec sursis est tout de même une peine d’emprisonnement pour les fins de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR (Tran au para 86). En fait, l’ensemble des arguments qu’avance M. Kidd au niveau des conséquences contradictoires absurdes que l’interprétation du délégué du ministre pourrait entraîner, ou encore sur les enseignements des décisions de la Cour suprême en matière d’emprisonnement, ont tous été considérés et rejetés par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Tran. Bien que cette décision ait été portée en appel devant la Cour suprême, elle représente l’état du droit qui lie cette Cour. Je dois donc conclure, comme l’a fait la Cour d’appel fédérale dans Tran, que l’interprétation du délégué du ministre voulant que, dans le contexte de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR, le terme « emprisonnement » inclut les peines à être purgées dans la collectivité est tout à fait justifiable et raisonnable.

[24]           D’ailleurs, M. Kidd lui-même le reconnaît lorsqu’il énonce que l’affaire Tran laisse ouverte la possibilité qu’une autre interprétation de cette question puisse être jugée raisonnable. Le fait qu’une autre interprétation de la disposition puisse aussi être raisonnable ne signifie aucunement que celle préférée par le délégué du ministre ne l’était pas. La question n’est pas de savoir si une autre interprétation de la loi pourrait être raisonnable, mais plutôt de déterminer si celle retenue par le délégué du ministre l’était.

[25]           J’ajoute que l’interprétation du délégué du ministre est tout à fait conforme aux objectifs de la LIPR, qui incluent notamment la promotion de la sécurité et le renvoi rapide des résidents permanents qui se sont livrés à des activités de grande criminalité (Medovarski c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51 [Medovarski] aux para 9-11; Cha c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 126 [Cha] au para 24). Je souligne également que seules peuvent être qualifiées d’absurdes les interprétations qui vont à l’encontre de l’objet de la loi ou en rendent un aspect inutile ou futile (Bristol-Myers Squibb Co c Canada (Procureur général), 2005 CSC 26 au para 178; Medovarski aux para 8 et 31). Ce n’est pas le cas ici.

[26]           Enfin, la Cour suprême a reconnu que des peines d’emprisonnement avec sursis peuvent être imposées même en présence de circonstances aggravantes, qu’elles conservent néanmoins certaines des caractéristiques propres aux peines d’incarcération, qu’il s’agit de sanction punitive et qu’il est inexact de les associer à des peines plus clémentes (Proulx aux para 20-22 et 40-41).

[27]           Comme l’a fait valoir le ministre dans ses représentations, et comme l’avait relevé la Cour d’appel fédérale dans Tran, l’historique législatif montre que le législateur avait considéré exclure les peines d’emprisonnement avec sursis de l’application de la disposition de la LIPR sur les personnes interdites pour grande criminalité, mais que ces options avaient été ultimement rejetées.

[28]           La question que doit trancher ici la Cour a trait au caractère raisonnable de la décision du délégué du ministre. Cela signifie que le rôle de la Cour n’est pas de soupeser à nouveau la preuve dont disposait le délégué du ministre, ni d’y substituer ses propres conclusions. La déférence est due à l’interprétation du tribunal administratif car cette décision fait partie de son domaine d’expertise. Le rôle de la Cour est donc limité et, en l’espèce, la Cour ne peut intervenir relativement à l’interprétation du terme « emprisonnement » que si cette conclusion du délégué du ministre manque de justification, de transparence et d’intelligibilité, et si elle n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, au para 47). Or, tant la jurisprudence que l’analyse contextuelle et téléologique obligent à conclure que l’interprétation retenue par le délégué du ministre fait manifestement partie de l’éventail des issues raisonnables. Dans ces circonstances, la Cour ne doit pas intervenir.

B.                 Le délégué du ministre a pondéré les facteurs pertinents de façon raisonnable

[29]           M. Kidd plaide aussi que le délégué du ministre a omis de pondérer les facteurs pertinents dans son examen du rapport reçu aux termes du paragraphe 44(1) de la LIPR. S’appuyant notamment sur l’affaire Cha, M. Kidd soutient que les agents et les délégués du ministre ont un pouvoir discrétionnaire qui varie en fonction des circonstances entourant les allégations d’interdiction de territoire. Puisque les résidents permanents ont davantage de droits, ils bénéficient d’un pouvoir discrétionnaire plus important de la part des décideurs que les étrangers (Cha au para 22). Il est donc raisonnable de croire que les résidents permanents de longue date devraient pouvoir bénéficier d’un pouvoir discrétionnaire de plus large portée.

[30]           Selon M. Kidd, le guide de Citoyenneté et Immigration Canada, ENF 6 - L’Examen des rapports établis en vertu de la L44(1) [le Guide] réserve une section distincte pour le traitement des dossiers des résidents de longue date comme M. Kidd. Ainsi, une attention particulière devrait être accordée aux dossiers des résidents de longue date avant que leur dossier ne soit déféré à une audience devant la SI pour la tenue d’une enquête afin d’établir s’ils doivent être déclarés interdit de territoire pour grande criminalité.

[31]           M. Kidd soutient que le délégué du ministre a omis de faire la pondération entre les intérêts personnels de M. Kidd et l’intérêt public. Tel que reconnu par la jurisprudence (Faci au para 18; Monge Monge c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CF 809 aux para 15-16), le délégué du ministre a l’obligation de faire un examen adéquat des facteurs pertinents pour décider de référer ou non l’affaire à l’enquête, et donc soupeser la situation de M. Kidd par rapport au préjudice que celui-ci cause à la société canadienne. M. Kidd avance qu’en l’espèce, le délégué du ministre n’a fait aucune pondération des différents facteurs. Selon lui, ni le raisonnement, ni la décision ne peuvent être raisonnables car le délégué du ministre n’a pas procédé à un véritable exercice de pondération ou à une évaluation des éléments de preuve contraires importants, se contentant simplement de les énumérer. M. Kidd mentionne notamment que l’examen de l’intérêt supérieur de l’enfant exige d’être « réceptif, attentif et sensible à cet intérêt » (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1992] 2 RCS 817 au para 75). M. Kidd soumet que, si le délégué du ministre a pris acte de la question de l’intérêt supérieur de l’enfant, il ne l’a pas évalué ou pondéré (Kolosovs c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 165 au para 11).

[32]           Je ne partage pas la lecture que fait M. Kidd de la décision du délégué du ministre, et je ne suis pas convaincu par ses arguments. Il suffit que la décision du délégué du ministre soit raisonnable et appartienne aux issues possibles acceptables pour être maintenue. Je considère que c’est manifestement le cas ici.

[33]           Bien que le délégué du ministre dispose d’une certaine discrétion pour déférer le dossier devant la SI, cette discrétion est limitée par la loi. D’abord, la décision du délégué du ministre n’a pas à examiner les considérations humanitaires. L’article 25(1) de la LIPR ne trouve pas directement application, et le fait que des enfants puissent être affectés par la décision du délégué du ministre n’entraîne pas d’obligation ou de résultat particulier (Cha au para 38).

[34]           Par ailleurs, si le Guide contient effectivement une liste de facteurs, cette liste n’est pas exhaustive et ne contient pas d’éléments obligatoires à être considérés dans la pondération de la preuve faite par le délégué du ministre. Le délégué du ministre a ainsi le pouvoir discrétionnaire, et non l’obligation, de prendre en considération les facteurs énoncés dans le Guide (Faci au para 63). Or, il appert de la décision elle-même que le délégué du ministre a soupesé l’ensemble des facteurs en jeu. En fait, rien dans la décision n’indique ou ne suggère ici que le délégué du ministre a omis de prendre en considération les facteurs pertinents dans son analyse.

[35]           Dans ses notes d’octobre 2015, le délégué du ministre a affirmé avoir tenu compte de toute la preuve, incluant les soumissions envoyées par M. Kidd sur son statut de résidant de longue date et sur le fait qu’il n’aurait pas un droit d’appel devant la SAI. Le décideur a aussi relevé plusieurs facteurs positifs favorisant M. Kidd, dont le fait qu’il est marié et père de famille, qu’il n’a aucune famille en Jamaïque, qu’il veille sur sa mère handicapée, qu’il est gérant d’une boutique de vêtements et étudiant à temps partiel et qu’il est impliqué dans sa communauté religieuse. Cependant, tel que l’a noté le délégué du ministre, M. Kidd a commis de nouvelles infractions en 2015 et ce, en pleine connaissance des conséquences de ses gestes et après avoir reçu une lettre d’avertissement. Les infractions commises ont mis la vie du public en danger.

[36]           Le délégué du ministre se doit d’évaluer les soumissions du demandeur par rapport aux faits connus et dans leur contexte. Dans le cas de M. Kidd, le fait que le décideur ait accordé du poids à la récidive de M. Kidd en 2015 et aux événements précis qui se sont déroulés n’implique pas que des facteurs aient été omis de son analyse ni que sa décision soit déraisonnable. Non seulement M. Kidd a-t-il eu l’occasion de démontrer pourquoi son dossier ne devrait pas être référé, mais il a également eu l’occasion de démontrer sa réhabilitation depuis 2013, ce qu’il n’a pas fait, affichant plutôt un risque continu de récidive.

[37]           Je ne suis aucunement persuadé, après revue de la décision et du dossier du tribunal, que le délégué du ministre a erré dans sa pondération des facteurs pertinents. M. Kidd aurait sans doute souhaité que l’exercice de pondération du délégué du ministre aboutisse à un résultat différent, mais ce n’est pas le rôle de la Cour de réévaluer les éléments de preuve devant le tribunal administratif et de lui préférer une autre interprétation. Il suffit que la décision appartienne aux issues possibles et acceptables.

[38]           J’ajoute que ce n’est pas une situation où le raisonnement à l’appui de la décision ne peut pas être évalué. Je ne partage pas l’avis de M. Kidd à l’effet que le délégué du ministre s’est contenté d’énumérer les facteurs pertinents sans procéder à un véritable exercice de pondération ou en ignorant des éléments de preuve importants. Les notes de l’agent de l’AFSC établissent plutôt clairement que tous les faits propres à M. Kidd ont été pris en considération, tant les facteurs positifs favorables à M. Kidd que sa récidive criminelle.

[39]           Il n’est pas nécessaire que les motifs de la décision fassent référence à tous les arguments ou à toutes les soumissions que le demandeur ou que le juge siégeant en révision aurait voulu y voir. En effet, le fait qu’un élément de preuve ne soit pas traité expressément dans une décision ne la rend pas déraisonnable lorsque les motifs sont suffisants pour évaluer le raisonnement du tribunal (Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF No 1425 [Cepeda-Gutierrez] au para 16). Un tribunal administratif est présumé avoir soupesé et examiné l’ensemble de la preuve qui lui a été présentée, à moins que le contraire ne soit établi (Newfoundland Nurses au para 16; Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF No 598 (CAF) au para 1). Ce n’est que lorsqu’un tribunal passe sous silence des éléments de preuve qui contredisent ses conclusions de façon claire que la Cour peut intervenir et inférer que le tribunal n'a pas examiné la preuve contradictoire pour en arriver à sa conclusion de fait (Cepeda-Gutierrez au para 17). Ce n’est pas le cas ici.

C.                Il n’y a pas eu de manquement aux règles de justice naturelle

[40]           M. Kidd reproche enfin au délégué du ministre de s’être basé sur le rapport de police relatif aux infractions de février 2015 en prenant pour acquis que les faits qui y sont rapportés sont fiables et exacts. M. Kidd fait valoir que la jurisprudence est à l’effet que les rapports de police ne sont pas des éléments de preuve d’une conduite criminelle, mais simplement des documents dans lesquels sont consignés les allégations des policiers (Tran c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2014 CF 1040 au para 24; Younis c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2008 CF 944 au para 55; Rajagopal c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2007 CF 523 au para 43). Aussi, en se fondant sur ce rapport de police sans donner l’opportunité à M. Kidd d’y répondre, le délégué du ministre aurait enfreint les règles de l’équité procédurale.

[41]           Je ne partage pas la position de M. Kidd et je considère plutôt qu’il n’y a eu aucune atteinte aux principes d’équité procédurale dans ce dossier.

[42]           Il est bien établi que l’équité procédurale n’exige pas toujours l’entière communication des documents et rapports sur lesquels le décideur s’est fondé. Il suffit qu’un demandeur ait une connaissance suffisante des motifs à l’appui d’une décision pour présenter sa version des faits, corriger les erreurs au besoin et participer pleinement au processus décisionnel (Maghraoui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 883 au para 22). En l’espèce, M. Kidd avait clairement connaissance du rapport de police relatif à sa dernière récidive, et avait même lui-même informé l’ASFC de ses plus récentes infractions. M. Kidd ne peut raisonnablement prétendre, eu égard à ce rapport de police, ne pas avoir été en mesure de participer pleinement au processus décisionnel des autorités canadiennes.

[43]           De plus, le rapport de police de 2015 ne constitue aucunement de la preuve extrinsèque. Il s’agit d’une preuve que M. Kidd devait certainement connaître dans le cadre de la divulgation de la preuve dans sa cause criminelle. Par ailleurs, bien que M. Kidd affirme que le rapport de police ne serait pas fiable ni exact, il n’indique pas en quoi cette preuve serait erronée ni en quoi les faits diffèrent de la réalité. Je suis d’avis que le délégué du ministre pouvait donc valablement considérer le rapport de police concernant les événements de 2015, puisqu’il permettait d’évaluer la gravité des gestes commis par M. Kidd et pour lesquels il avait été trouvé coupable. Il ne s’agit pas d’allégations non prouvées mais plutôt de gestes pour lesquels M. Kidd a plaidé coupable, et qui ont mené à plusieurs chefs d’accusation, à une condamnation et à une peine d’emprisonnement.

[44]           L’obligation d’agir équitablement ne concerne pas le bien-fondé ou le contenu d’une décision rendue; elle renvoie plutôt au processus suivi. La nature et la portée de l’obligation d’équité procédurale peuvent varier en fonction des attributs du tribunal administratif et de sa loi habilitante mais, toujours, ses exigences renvoient à la procédure et non aux droits substantifs déterminés par le tribunal. Jamais le principe d’équité procédurale ne peut être créateur de droits substantifs. Il ne fait que protéger les personnes et permettre l’intervention de la Cour au besoin, lorsqu’une décision ne respecte pas le droit d’un justiciable à une procédure juste et équitable. Or, la décision du délégué du ministre de prendre en compte le rapport de police de 2015 n’a fait entorse à aucune des composantes de l’équité procédurale. Il n’y a dans le présent dossier aucune preuve d’un défaut de M. Kidd de se faire entendre ou de traitement inéquitable à son endroit.

IV.             Conclusion

[45]           Pour l’ensemble de ces raisons, la décision du délégué du ministre constitue une issue raisonnable fondée sur le droit et la preuve. Selon la norme de la décision raisonnable, il suffit que la décision faisant l’objet du contrôle judiciaire appartienne aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, et qu’elle soit transparente et intelligible. C’est le cas en l’espèce. De plus, je ne constate aucune atteinte aux principes de justice naturelle et je conclus plutôt que les droits fondamentaux de M. Kidd ont été respectés tout au long du processus suivi par l’ASFC et le délégué du ministre. Par conséquent, je dois rejeter la présente demande de contrôle judiciaire.

[46]           Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale à certifier. Je conviens qu’il n’y en a pas.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.      La demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans dépens.

2.      Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Denis Gascon »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5765-15

INTITULÉ :

OSHALAH KAMARA KIDD c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 août 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

DATE DES MOTIFS :

LE 15 SEPTEMBRE 2016

COMPARUTIONS :

Me Annie Bélanger

Pour le demandeur

Me Geneviève Bourbonnais

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bélanger, Fiore

Avocat(e)s

Montréal (Québec)

Pour le demandeur

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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