Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20160908


Dossier : IMM-5702-15

Référence : 2016 CF 1015

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 8 septembre 2016

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

MADINA MASHANLO

RAMINA CHIMIROVA

KHUSSAR CHIMIROV

 

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

Aperçu

[1]               Les demandeurs dans la présente affaire sont le demandeur principal, Khussar Chimirov, son épouse, Madina Mashanlo, et leur fille, Ramina Chimirova. Ils sont citoyens du Kazakhstan et prétendent, qu’à la suite de leur conversion de la branche sunnite à la branche chiite de l’islam, ils ont été victimes de persécution par la communauté sunnite et la police au Kazakhstan. La Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a déterminé que les demandeurs ne sont ni des réfugiées au sens de la Convention, ni des personnes à protéger en vertu des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR). Les demandeurs sollicitent maintenant le contrôle judiciaire de cette décision.

[2]               Comme je l’expliquerai de manière plus détaillée ci-après, cette demande est accueillie, parce que j’ai conclu que la SPR a erré en venant à cette conclusion sans les éléments de preuve se rapportant aux conditions au Kazakhstan et à la documentation probante qui accompagne la requête des demandeurs.

Contexte

[3]               La requête des demandeurs est présentée sur un formulaire Fondement de la demande d’asile (FDA) et est accompagnée d’un exposé des faits par M. Chimirov. Les demandeurs exploitaient une boulangerie dans un marché à Almaty, au Kazakhstan. Ils avaient été élevés dans la tradition sunnite, mais ils allèguent, qu’en mars 2013, ils ont commencé à ressentir la pression exercée par le propriétaire du marché pour qu’ils effectuent des dons pour la construction d’une mosquée. Comme les promoteurs de ce projet appuyaient des idées islamiques radicales, M. Chimirov a refusé de participer. Il prétend que, par la suite, plusieurs des contrats de la boulangerie ont été annulés et que, lorsqu’il a demandé l’aide du propriétaire du marché, il a physiquement été poussé hors du bureau. M. Chimirov allègue que la police a été témoin de cet incident et n’est pas intervenue.

[4]               Il ajoute qu’un homme appelé Zaur est venu à son aide et, par la suite, lui a exposé les valeurs chiites. Il a commencé à assister à des réunions de groupe avec cet homme dans une maison de prière. Les membres de ce groupe voulaient prier dans une véritable mosquée, mais ils ne le pouvaient pas parce qu’ils n’étaient pas enregistrés. M. Chimirov affirme que sa famille élargie a rompu toute relation avec lui et avec sa famille immédiate et que son groupe de prière était harcelé et menacé. Il reconnaît que la police est intervenue, mais qu’elle menaçait les membres de son groupe de représailles parce qu’ils n’étaient pas enregistrés.

[5]               Il mentionne des incidents subséquents au cours desquels des détritus et des roches ont été projetés sur sa maison et où il a été attaqué et a dû recevoir des soins médicaux. La police est intervenue, mais par la suite sa famille a reçu des menaces parce qu’elle s’était plainte à la police. M. Chimirov et sa famille sont allés s’installer chez des parents, mais il allègue qu’ils ont été suivis et que son épouse, qui était alors enceinte, a été victime d’une attaque qui a provoqué un accouchement prématuré de sorte qu’elle a perdu son bébé. Ils ont signalé cet incident à la police, qui n’a pu trouver le ou les responsables.

[6]               M. Chimirov et sa famille se sont par la suite rendus aux États-Unis, puis au Canada, où ils ont présenté une demande d’asile à la frontière canadienne.

Décision contestée

[7]               Dans son analyse de la requête des demandeurs, la SPR s’est tout d’abord référée aux documents sur la situation du pays et a déclaré qu’elle était incapable de trouver des références à des problèmes importants pour les chiites au Kazakhstan ou pour les personnes converties à cette branche de l’islam. La SPR a fait référence à de la preuve documentaire montrant que le Kazakhstan est un État relativement tolérant, en ce qui concerne la religion.

[8]               La SPR s’est ensuite penchée sur la crédibilité de M. Chimirov et a jugé qu’il n’était pas crédible en raison des contradictions dans les éléments de preuve qu’il a présentés, notamment les notes sur son point d’entrée, son FDA et son témoignage. La SPR mentionne la présomption de véracité dont peut bénéficier un demandeur, mais qu’elle a dû rejeter cette présomption dans la présente instance en raison de ces contradictions.

[9]               Elle a également jugé problématique le fait que les demandeurs n’avaient produit aucun document pour corroborer la conversion religieuse de M. Chimirov, son recours à la police lors des attaques ou les soins hospitaliers reçus par la suite. Elle a conclu que M. Chimirov n’avait pas établi que lui et les membres de sa famille s’étaient convertis à la branche chiite de l’islam et a rejeté leurs revendications en vertu des articles 96 et 97 de la LIPR.

Questions en litige et norme de contrôle

[10]           Les demandeurs soumettent à la Cour les questions suivantes aux fins d’examen :

A.    La SPR a-t-elle commis une erreur en concluant que la demande n’était pas fondée?

B.     La SPR a-t-elle commis une erreur sur le plan de ses conclusions en matière de crédibilité?

[11]           Même si les parties n’ont présenté aucune observation explicite relativement à la norme de contrôle, chacune a soumis ses arguments concernant le caractère raisonnable de la décision. Dans le contexte des erreurs particulières alléguées par les demandeurs, je conclus que la décision doit être examinée à la lumière de la norme du caractère raisonnable.

Analyse

La SPR a-t-elle commis une erreur en concluant que la demande n’était pas fondée?

[12]           Les arguments des demandeurs relativement à cette question concernent la prise en compte de la base objective de leur allégation de crainte. La SPR a conclu que leur crainte de persécution n’était pas bien fondée, notamment parce qu’elle n’a pas réussi à trouver de références sur les supposés problèmes graves pour les chiites ou les convertis au Kazakhstan, la preuve documentaire indiquant au contraire que ce pays est un État relativement tolérant en ce qui concerne la religion.

[13]           Les demandeurs soutiennent que cette conclusion a été tirée sans tenir compte de la preuve documentaire indiquant, notamment le fait que la tolérance historique du Kazakhstan relativement à la religion a évolué de façon importante à la suite de l’adoption d’une nouvelle loi, en 2011, exigeant que toutes les communautés religieuses s’enregistrent.

[14]           La conclusion de la SPR voulant que le Kazakhstan soit un État relativement tolérant, en ce qui concerne les religions, était fondée sur un document, publié en avril 2014 par le Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, contenant les conclusions préliminaires de H. Bielefeldt, rapporteur spécial des Nations Unies sur la liberté religieuse ou de croyance (le rapport Bielefeldt). Toutefois, les demandeurs soulignent que même si, selon le rapport Bielefeldt, le pluralisme religieux est une marque distinctive qui remonte loin dans l’histoire du Kazakhstan, ce rapport porte essentiellement sur la liberté de religion dans ce pays et que l’une des principales recommandations finales porte sur la nécessité de remanier en profondeur la loi de 2011 sur les associations religieuses.

[15]           Dans son rapport, M. Bielefeldt mentionne que cette loi, qui oblige toutes les communautés religieuses à s’enregistrer, était au cœur d’un grand nombre de ses discussions. Selon ce rapport, le principal problème concernant l’administration de l’enregistrement des communautés religieuses réside dans le fait que les groupes religieux non enregistrés ne peuvent pratiquement pas se livrer à des activités religieuses collectives au Kazakhstan. Toutes leurs activités sont considérées comme illégales et peuvent donner lieu à de sévères sanctions. M. Bielefeldt mentionne avoir entendu des histoires dignes de foi au sujet de descentes de police sur les locaux de groupes non enregistrés.

[16]           Même si, dans son rapport, M. Bielefeldt dit apprécier la motivation du gouvernement du Kazakhstan à lutter contre la haine religieuse, l’intolérance et l’extrémisme, il recommande que la pratique religieuse communautaire ne soit pas assujettie à l’enregistrement, de façon à ce que les communautés non enregistrées puissent fonctionner librement sans discrimination et crainte d’intimidation.

[17]           Les demandeurs font également référence à certains documents contenus dans le cartable national de documentation (CND) pour le Kazakhstan, lequel aborde les conséquences de la loi de 2011. Ils soulignent que ces documents mentionnent le fait que le gouvernement du Kazakhstan oblige tous les groupes musulmans à adhérer à la Sunni Hanafi Spiritual Administration of Muslims au Kazakhstan, afin de pouvoir s’enregistrer; que les musulmans chiites et ahmadis n’ont pas droit à un statut légal; et que le gouvernement du Kazakhstan cherche de plus en plus à éliminer les organisations religieuses dont les opinions ne correspondent pas avec la version approuvée par l’État de l’islam.

[18]           Les demandeurs ajoutent que, dans leurs observations écrites à la SPR, ils ont cité expressément certains éléments de cette preuve documentaire, notamment une référence au refus d’accorder un statut légal aux musulmans chiites (dans le rapport annuel de 2014 de la United States Commission on International Religious Freedom) et un article citant le passage du rapport Bielefeldt incitant le Kazakhstan à mettre un terme à l’enregistrement obligatoire des communautés religieuses.

[19]           Le défendeur soutient que la question de l’enregistrement des communautés religieuses est accessoire à la série de faits faisant l’objet de la requête des demandeurs. Même si je reconnais que la requête ne repose pas principalement sur la persécution en raison de la loi de 2011 sur les associations religieuses, je note que le texte de la FDA de M. Chimirov mentionne son incapacité à se rendre à une mosquée parce qu’il est virtuellement impossible d’obtenir l’enregistrement officiel. Pour cette raison, une négociation a été menée avec une mosquée en vue d’utiliser les lieux avant la congrégation habituelle et c’est en quittant cette mosquée, après la séance de prière du vendredi, que M. Chimirov allègue que lui et son groupe de prière ont été harcelés et menacés et que l’intervention de la police a exacerbé le problème.

[20]           Je note aussi que la question de l’enregistrement religieux a fait l’objet du témoignage de M. Chimirov devant la SPR. La transcription indique qu’il a déclaré durant son témoignage que la police menaçait de l’incarcérer parce que son groupe chiite n’était pas enregistré. La commissaire de la SPR a déclaré qu’elle avait cherché de la preuve à ce sujet, mais qu’elle n’en avait pas trouvé, et elle a mentionné la référence dans le rapport Bielefeldt au fait que le pluralisme religieux est une marque distinctive de la société au Kazakhstan. En réponse à cette déclaration par la commissaire à l’audience, les demandeurs ont inclus dans leurs observations après audience les références à la preuve documentaire mentionnée ci-dessus, y compris la déclaration à l’effet que les musulmans chiites et ahmadis n’ont pas droit à un statut légal.

[21]           Je suis conscient de l’argument du défendeur voulant que le rôle d’une cour saisie d’un contrôle judiciaire ne consiste pas à réévaluer les éléments de preuve qui ont été présentés à la SPR, particulièrement en ce qui concerne les documents traitant des conditions dans un pays donné. Cependant, comme l’incapacité du groupe de prière chiite de M. Chimirov à s’enregistrer fait partie de la série de faits entourant sa persécution alléguée et vu le nombre important d’éléments de preuve cités par les demandeurs dans le cartable national de documentation, lequel fait état de l’impact négatif sur la liberté de religion des associations religieuses de la loi de 2011, je conclus que cette affaire respecte le principe énoncé dans Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 F.T.R. 35. C’est-à-dire, plus la preuve qui n’a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l’organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l’organisme a tiré une conclusion de fait erronée. J’estime que l’argument des demandeurs à cet effet est particulièrement convaincant, compte tenu du fait que la SPR s’est appuyée sur le rapport Bielefeldt pour tirer sa conclusion concernant la tolérance religieuse au Kazakhstan, alors que l’une des principales recommandations de ce rapport portait sur l’effet de la loi de 2011 sur les associations religieuses sur la liberté de religion.

[22]           Pour ces motifs, j’estime que la conclusion de la SPR voulant que la crainte de persécution des demandeurs n’était pas fondée n’est pas raisonnable.

La SPR a-t-elle commis une erreur sur le plan de ses conclusions en matière de crédibilité?

[23]           Je conclus également que la SPR a commis une erreur susceptible de révision dans son analyse des documents à l’appui lorsqu’elle s’est penchée sur la crédibilité de M. Chimirov. Le manque de documents corroborant la requête des demandeurs figure parmi les motifs à l’origine de la conclusion négative de la SPR relativement à la crédibilité. La décision de la SPR fait référence au fait que la commissaire a demandé à M. Chimirov s’il avait des documents concernant le tribunal, la police ou les présumés soins en milieu hospitalier. La décision fait ensuite référence au fait que M. Chimirov a déclaré qu’il croyait que ces documents se trouvaient au domicile de sa mère et il a admis qu’il n’avait pas tenté de les obtenir. La SPR mentionne que, lorsque la Commission tire une conclusion générale selon laquelle le demandeur manque de crédibilité, cette conclusion suffit pour rejeter la demande, à moins que le dossier ne comporte une preuve documentaire indépendante et crédible permettant d’étayer une décision favorable au demandeur. Elle conclut que M. Chimirov ne s’est pas acquitté du fardeau qui lui incombait, à savoir démontrer qu’une telle preuve existait.

[24]           Toutefois, cette analyse semble ignorer le fait que la preuve offerte à la SPR incluait deux lettres de congé à la suite de l’hospitalisation de M. Chimirov et de Madame Mashanlo, lesquelles décrivent leurs blessures et, dans le cas de Madame Mashanlo, son accouchement prématuré et la mort de son bébé. En fait, contrairement à la déclaration de la SPR dans sa décision, la transcription de l’audience indique que, lorsque la commissaire a demandé à M. Chimirov s’il avait un rapport de l’hôpital, celui-ci a répondu qu’il en avait un et l’avocat des demandeurs a souligné qu’il existait un rapport pour lui et pour son épouse, lesquels avaient été produits comme pièces à conviction.

[25]           Le défendeur soutient que la conclusion négative de la SPR relativement à la crédibilité ne repose pas sur le manque de documents corroborant la requête, mais plutôt sur le manque d’efforts de la part des demandeurs pour obtenir de tels documents. Même si je reconnais que la SPR prenait en considération le manque d’efforts, il ressort clairement de sa décision qu’elle a aussi été influencée par l’absence des documents mêmes. En conséquence, le fait que la SPR n’ait pas tenu compte de l’effet corroborant des documents émis par l’hôpital et le fait qu’elle semble avoir totalement ignoré ces documents lorsqu’elle a pris sa décision font qu’une partie de sa décision n’est pas raisonnable.

Conclusion

[26]           Ayant constaté des erreurs susceptibles de révision dans les conclusions de la SPR, tant en ce qui concerne le bien-fondé de la requête des demandeurs que la crédibilité de M. Chimirov, la présente demande de contrôle judiciaire doit être admise et l’affaire doit être renvoyée à la SPR pour un nouvel examen par un autre commissaire.

[27]           Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale aux fins de certification en vue d’un appel.

 


JUGEMENT

LA COUR accueille la présente demande de contrôle judiciaire, et l’affaire est renvoyée à la Section de la protection des réfugiés pour nouvel examen par un autre commissaire.

« Richard F. Southcott »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5702-15

INTITULÉ :

MADINA MASHANLO ET AL. c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 1er septembre 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

Le juge Southcott

DATE DES MOTIFS :

Le 8 septembre 2016

COMPARUTIONS :

Geraldine MacDonald

Pour les demandeurs

Nicholas Dodokin

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Geraldine MacDonald

Avocate

Toronto (Ontario)

 

Pour les demandeurs

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.