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Date : 20160908


Dossier : T-1521-15

Référence : 2016 CF 1016

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 8 septembre 2016

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

CORY NEWTON

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, LE COMMISSAIRE AUX SERVICES CORRECTIONNELS ET LE CHEF DE LA PHARMACIE RÉGIONALE DE L’ONTARIO

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Cory Newton est un détenu incarcéré à l’Établissement de Warkworth, un pénitencier fédéral situé en Ontario. Il a présenté un grief à la sous-commissaire principale de l’Établissement concernant le refus du Service correctionnel du Canada (SCC) de payer un médicament d’ordonnance, conformément au paragraphe 86(1) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20 (LSCMLC). La sous-commissaire principale a rejeté le grief de M. Newton au motif qu’il s’agit d’un médicament sans ordonnance (MSO), et qu’il n’est pas remboursé par la plupart des régimes publics d’assurance-médicaments fédéraux, provinciaux ou territoriaux. M. Newton a demandé le contrôle judiciaire de cette décision.

[2]               Pour les motifs suivants, j’ai conclu que la sous-commissaire principale avait raisonnablement conclu que le médicament que prend M. Newton n’était pas remboursé par le régime d’assurance-médicaments du SCC. La demande de contrôle judiciaire est donc rejetée.

II.                Contexte

[3]               M. Newton purge une peine indéterminée à l’Établissement de Warkworth. En août 2012, il a reçu un diagnostic de dégénérescence maculaire sèche liée à l’âge (DMLA sèche), laquelle peut entraîner une altération de la vision centrale et aboutir à la cécité. L’optométriste de M. Newton a recommandé que ce dernier soit traité au moyen du médicament VitaluxMD plusoméga-3 (Vitalux). Le 22 août 2012, le médecin de l’Établissement a prescrit du Vitalux à M. Newton, que la pharmacie régionale a remplacé par le médicament générique Ocuvite. M. Newton a reçu les comprimés le même jour et il a continué de les recevoir gratuitement jusqu’en juillet 2013; il a alors été informé qu’il devrait dorénavant payer les comprimés lui-même. Le 2 janvier 2015, M. Newton a déposé un grief au troisième palier, au moyen duquel il allègue qu’il devrait recevoir les comprimés d’Ocuvite gratuitement, puisqu’ils constituent des « soins de santé essentiels », en vertu du paragraphe 86(1) de la LSCMLC.

III.             Décision faisant l’objet du contrôle

[4]               Le 20 avril 2015, la sous-commissaire principale a rejeté le grief de M. Newton. Dans sa décision, la sous-commissaire principale reconnaît que la maladie dont souffre M. Newton a été diagnostiquée en août 2012, qu’un optométriste a recommandé les comprimés de Vitalux et que le médecin de l’Établissement a ainsi rédigé une ordonnance.

[5]               Toutefois, après examen du site Internet d’Ocuvite, la sous-commissaire principale a conclu que les comprimés font partie d’une [traduction] « famille de suppléments de vitamines et de minéraux pour les yeux ». Elle a également reçu un avis de la part de l’administration centrale du SCC selon lequel Ocuvite n’est pas remboursé par le SCC [traduction] « conformément aux normes communautaires, puisqu’il s’agit d’un MSO, qui n’est pas remboursé par la plupart des régimes publics d’assurance-médicaments fédéraux, provinciaux et territoriaux ».

[6]               En réponse à la prétention de M. Newton voulant qu’il n’avait pas les moyens d’acheter les comprimés Ocuvite, la sous-commissaire principale a cité la Directive du commissaire 860, Argent des délinquants, et elle a fait observer qu’il incombait à M. Newton de gérer son argent de manière à s’assurer qu’il en avait suffisamment pour payer ses dépenses autorisées. Elle a également mentionné que, conformément à une autre directive, les détenus se voient créditer 4 $ par période de paye pour l’achat de produits de santé et d’hygiène, que M. Newton avait un emploi au sein de l’Établissement et qu’il recevait une « rétribution au niveau A ».

[7]               La sous-commissaire principale a conclu qu’il n’existait pas de traitement pour l’état de santé de M. Newton, et que puisque Ocuvite est considéré comme un MSO qui n’est pas remboursé par les autres régimes publics d’assurance-médicaments, il n’est pas remboursé par le SCC. Elle a par conséquent rejeté le grief de M. Newton.

IV.             Les questions en litige

[8]               La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

A.              L’affidavit de Ian Irving est-il admissible en l’espèce?

B.              La décision de la sous-commissaire principale de rejeter le grief de M. Newton est-elle raisonnable?

V.                Analyse

A.                L’affidavit de Ian Irving est-il admissible en l’espèce?

[9]               Les défendeurs ont déposé l’affidavit de Ian Irving, gestionnaire des Services cliniques à l’administration régionale de l’Ontario, au SCC. L’affidavit fournit des renseignements concernant le mandat législatif et politique du SCC en matière de prestation de services de santé aux détenus, le formulaire national des médicaments du SCC, lequel dresse la liste des médicaments que les détenus peuvent obtenir, et l’inadmissibilité de M. Newton à recevoir les comprimés d’Ocuvite, conformément au formulaire du SCC.

[10]           En règle générale, le dossier de la preuve soumis à la Cour dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire se limite au dossier de la preuve dont disposait le décideur (Association des universités et collèges du Canada c. Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, au paragraphe 19 [Association des universités et collèges]). Le but premier du contrôle judiciaire est de contrôler des décisions, et non pas de trancher, par un procès de novo, des questions qui n’ont pas été examinées de façon adéquate quant à la preuve devant le tribunal ou la cour de première instance (Association des universités et collèges, au paragraphe 19, citant les arrêts Gitxan Treaty Society c. Hospital Employees’ Union, [2000] 1 CF 135 (CAF), aux pages 144 et 145; Kallies c. Canada, 2001 CAF 376, au paragraphe 3; Bekker c. Canada, 2004 CAF 186, au paragraphe 11).

[11]           Comme l’a conclu la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Association des universités et collèges, au paragraphe 20, « [l]e principe général interdisant à notre Cour d’admettre de nouveaux éléments de preuve dans le cadre d’une instance en contrôle judiciaire souffre quelques exceptions reconnues et la liste des exceptions n’est sans doute pas exhaustive. Ces exceptions ne jouent que dans les situations dans lesquelles l’admission, par notre Cour, d’éléments de preuve n’est pas incompatible avec le rôle différent joué par la juridiction de révision et par le tribunal administratif [...]. » La Cour d’appel a reconnu trois exceptions : (i) un affidavit contenant des renseignements généraux susceptibles d’aider la Cour à comprendre les questions qui se rapportent au contrôle judiciaire; (ii) un affidavit nécessaire pour porter à l’attention de la juridiction de révision des vices de procédure qu’on ne peut déceler dans le dossier de la preuve du décideur administratif; (iii) un affidavit faisant ressortir l’absence totale de preuve dont disposait le décideur administratif lorsqu’il a tiré une conclusion déterminée.

[12]           Les défendeurs ont tenté de dépeindre l’affidavit de M. Irving comme des renseignements généraux susceptibles d’aider la Cour. Toutefois, les défendeurs se sont fondés sur les documents relatifs à la politique du SCC, joints à l’affidavit comme pièces, pour faire valoir que les suppléments de vitamines et de minéraux, notamment Ocuvite, sont expressément exclus du formulaire du SCC. Ainsi, les défendeurs ont adopté la position selon laquelle le supplément Ocuvite ne pouvait être fourni aux détenus gratuitement, même s’il était prescrit par un médecin.

[13]           L’invocation de l’affidavit de M. Irving par les défendeurs ne se limite pas à la disposition concernant les renseignements généraux : elle propose un autre fondement selon lequel la décision de la sous-commissaire principale pourrait être maintenue. La sous-commissaire principale a fondé sa décision sur deux considérations essentielles : a) Ocuvite est un supplément de vitamines et de minéraux qui soulage les symptômes causés par la DMLA, mais qui ne guérit pas la maladie, et b) Ocuvite est un MSO qui n’est pas remboursé par la plupart des régimes publics d’assurance-médicaments fédéraux, provinciaux ou territoriaux. Les défendeurs ne peuvent pas « étoffer » la décision de la sous-commissaire principale au moyen d’une analyse qui ne figure pas dans sa décision (Ontario (Commission de l’énergie) c. Ontario Power Generation Inc., 2015 CSC 44, au paragraphe 64). L’affidavit de M. Irving n’est pas admissible à cette fin.

B.                 La décision de la sous-commissaire principale de rejeter le grief de M. Newton est-elle raisonnable?

[14]           La décision de la sous-commissaire principale est susceptible de révision par notre Cour, selon la norme de la décision raisonnable (Shortreed c. Établissement de Warkworth, 2013 CF 304, aux paragraphes 21 et 22; Yu c. Canada (Procureur général), 2012 CF 970, au paragraphe 15; Kim c. Canada (Procureur général), 2012 CF 870, au paragraphe 33). La Cour interviendra uniquement si la décision n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

[15]           Le paragraphe 86(1) de la LSCMLC se lit comme suit :

86 (1) Le Service veille à ce que chaque détenu reçoive les soins de santé essentiels et qu’il ait accès, dans la mesure du possible, aux soins qui peuvent faciliter sa réadaptation et sa réinsertion sociale.

86 (1) The Service shall provide every inmate with

(a) essential health care; and

(b) reasonable access to non-essential mental health care that will contribute to the inmate’s rehabilitation and successful reintegration into the community.

[16]           La sous-commissaire principale a convenu que M. Newton avait reçu un diagnostic de DMLA, et qu’un médecin lui avait prescrit un médicament. La sous-commissaire principale a conclu qu’il n’existe pas encore de traitement médical pour cet état de santé. Elle a reconnu que l’optométriste de M. Newton avait toutefois recommandé l’emploi d’un supplément de vitamines et de minéraux, lequel a été prescrit par le médecin de l’Établissement.

[17]           M. Newton affirme que la vue est d’une telle importance que l’approvisionnement gratuit en Ocuvite est considéré à juste titre comme un « soin de santé essentiel ». En plus du paragraphe 86(1) de la LSCMLC, il invoque le paragraphe 215(1) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46 (Devoir de fournir les choses nécessaires à l’existence). Toutefois, l’état de santé de M. Newton ne peut être considéré comme mortel, et Ocuvite n’est pas un remède.

[18]           La sous-commissaire principale a respecté l’avis qu’elle a reçu de la part de l’administration centrale du SCC selon lequel Ocuvite n’est pas remboursé par le SCC, parce qu’il s’agit d’un MSO qui n’est pas remboursé par la majorité des régimes publics d’assurance-médicaments canadiens. M. Newton n’a pas contesté cette caractérisation du médicament.

[19]           Je suis d’avis qu’il était raisonnable de la part de la sous-commissaire principale de se conformer à l’avis de l’administration centrale du SCC, selon lequel un supplément de vitamines et de minéraux qui n’est pas remboursé par la plupart des régimes d’assurance-médicaments fédéraux, provinciaux ou territoriaux n’est pas non plus remboursé par le régime d’assurance-médicaments du SCC. M. Newton n’a pas suggéré que les détenus du SCC devraient recevoir davantage de soins de santé que ceux offerts aux Canadiens en liberté, en vertu d’autres régimes publics d’assurance-médicaments.

[20]           Cela est suffisant pour rendre une décision à l’égard de la demande de contrôle judiciaire. Je note cependant que le formulaire des médicaments du SCC prévoit que [traduction] « les médicaments qui ne sont pas expressément mentionnés ou qui ne satisfont pas à tous les critères du formulaire peuvent être autorisés dans certaines circonstances particulières. Le médecin traitant devra remplir la demande de médicaments à usage restreint soumis à certains critères et de médicaments hors pharmacopée (CSC-SCC 1415) ».

[21]           L’optométriste de M. Newton a décrit sa recommandation au médecin de l’Établissement comme une « demande de médicaments hors pharmacopée ». En conséquence, M. Newton pourrait envisager entamer la procédure officielle pour demander que son ordonnance soit remboursée par le SCC, vu des circonstances particulières. Bien que le formulaire des médicaments du SCC exclue [traduction] « les suppléments de vitamines et de minéraux vendus sans ordonnance, à titre de suppléments alimentaires habituels », cette restriction ne s’applique peut-être pas aux suppléments de vitamines et de minéraux prescrits par un médecin dans le traitement de la DMLA.

VI.             Conclusion

[22]           La demande de contrôle judiciaire est rejetée. L’avocate des défendeurs a informé la Cour que ses clients ne demandent pas les dépens, alors aucuns dépens ne sont adjugés.


JUGEMENT

LA COUR rejette la demande de contrôle judiciaire, sans aucune adjudication des dépens.

« Simon Fothergill »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1521-15

 

INTITULÉ :

CORY NEWTON c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, LE COMMISSAIRE AUX SERVICES CORRECTIONNELS ET LE CHEF DE LA PHARMACIE RÉGIONALE DE L’ONTARIO

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 6 septembre 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 8 septembre 2016

 

COMPARUTIONS :

Cory Newton

 

Pour le demandeur

 

Ayesha Laldin

 

Pour les défendeurs

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour les défendeurs

 

 

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