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Date : 20160927


Dossier : T-1673-15

Référence : 2016 CF 1090

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Vancouver (Colombie-Britannique), le 27 septembre 2016

En présence de madame la juge Tremblay-Lamer

ENTRE :

TREATY 8 TRIBAL ASSOCIATION

demanderesse

et

ANNA BARLEY

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Nature de l’affaire

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire en vertu l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7. d’une décision rendue par un arbitre fédéral. L’arbitre a conclu que la demanderesse, Treaty 8 Tribal Association, était une entreprise fédérale aux fins d’application du Code canadien du travail, L.R.C. (1985), ch. L-2 (le Code).

II.                Faits

[2]               La demanderesse s’est constituée en personne morale dans la province de la Colombie-Britannique aux termes de la Society Act,  R.S.B.C. 1996, ch. 433, le 18 janvier 1982. Aux termes de ses statuts, ses objectifs sont les suivants :

a)                  Fournir du matériel éducatif et des ressources aux bandes indiennes dans le nord-est de la Colombie-Britannique;

b)                 Aider les bandes indiennes dans le nord-est de la Colombie-Britannique à améliorer leur position sociale, économique et culturelle;

c)                  Aider les bandes indiennes dans le nord-est de la Colombie-Britannique à exercer leur gouvernance indienne;

d)                 Coordonner les activités des peuples autochtones en vue d’assurer la protection des ressources traditionnelles de leurs comités;

e)                  Former les membres des communautés à diverses formes de gouvernement indien;

f)                  Protéger les droits ancestraux et les droits issus de traités des bandes indiennes dans le nord-est de la Colombie-Britannique;

[3]               Les bureaux de la demanderesse sont situés dans la ville de Fort St. John. Elle est composée des Premières Nations du traité no 8, mais le nombre de ses membres varie selon les années. Habituellement, les directeurs de la demanderesse sont les chefs des Premières Nations qui demeurent membres de l’association. En 2014, la demanderesse a tiré ses revenus du financement fédéral (36 %), du financement provincial (presque 25 %) et des fonds levés à l’interne provenant principalement d’une fiducie associée aux ententes avec le gouvernement provincial (40 %).

[4]               En juillet 2014, les préparations en vue de l’audit financier annuel ont permis de découvrir des irrégularités financières impliquant la défenderesse, notamment l’utilisation répétée de la carte de crédit professionnelle de l’organisation à des fins personnelles. Comme la défenderesse était employée à titre de directrice de l’administration et du développement économique et supervisait la gestion et les finances de la demanderesse, cette dernière a considéré qu’elle avait un motif valable pour la congédier sans préavis et sans indemnité tenant lieu de préavis.

[5]               Après son congédiement, la défenderesse a déposé une plainte pour congédiement injuste auprès de Ressources humaines et Développement des compétences Canada. Une arbitre a été nommée par le ministre du Travail le 12 mai 2015.

[6]               Après une objection préliminaire soulevée par la demanderesse, l’arbitre a accepté de se prononcer sur la question de savoir si la demanderesse était une entreprise fédérale en se basant sur les conclusions écrites des parties avant de statuer sur le fond.

III.             Décision

[7]               L’arbitre a admis que la demanderesse était une société constituée en vertu des lois provinciales, qu’elle ne dirigeait pas ou ne gérait pas particulièrement les activités des Premières Nations membres respectives et que ses objectifs sont énoncés dans ses statuts. Elle a également indiqué que les relations de travail relèvent prima facie de la compétence des provinces.

[8]               Elle a conclu qu’elle n’avait pas nécessairement besoin de conclure que l’exploitation en elle-même était une entité fédérale, mais que la question était de savoir si la nature fonctionnelle essentielle de l’organisation était telle qu’elle faisant partie intégrante des fonctions des membres des Premières Nations. Elle a appliqué le critère établi dans la décision Gibson-Peron c. Berens River First Nation, 2015 CF 614 pour déterminer si les services fournis à l’entité fédérale étaient exécutés par une unité fonctionnellement distincte qui pourrait être constitutionnellement caractérisée indépendamment de l’organisation apparentée.

[9]               L’arbitre a conclu que la présente affaire correspondait à deux contextes dans lesquels la compétence dérivée pourrait être établie. Premièrement, les services fournis à une entreprise fédérale – les membres des Premières Nations – formaient la partie exclusive (ou principale) des activités professionnelles de la demanderesse. La demanderesse a été constituée dans le seul but de fournir des services à ses membres et consacrait 100 % de son temps aux bandes du Traité 8, qui sont manifestement des entreprises fédérales en vertu du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867, (Loi constitutionnelle). Deuxièmement, les activités et fonctions de la demanderesse étaient telles que ses activités avaient un impact direct sur l’influence économique, culturelle et politique des Premières Nations membres. Par conséquent, elle faisait partie des fonctions des Premières Nations membres. En fait, l’arbitre a conclu que la demanderesse avait été constituée pour « promouvoir la quiddité indienne ».

[10]           Elle a aussi conclu que la non-participation de la demanderesse à l’élaboration de la politique ou à la mise en œuvre des politiques au niveau des bandes n’était pas un facteur déterminant. Les fonctions essentielles de la demanderesse étaient clairement liées aux droits culturels ou aux droits relatifs au statut d’indien parce qu’elle n’avait pas d’autre but que de servir ses membres des Premières Nations.

IV.             Questions en litige

[11]           La présente affaire soulève les questions suivantes :

1.                  Quelle est la norme de contrôle applicable?

2.                  L’arbitre a-t-elle commis une erreur en concluant que la demanderesse était une entreprise fédérale aux fins d’application du Code canadien du travail?

V.                Analyse

A.                Quelle est la norme de contrôle applicable?

[12]           La norme de contrôle applicable est la norme de la décision correcte. Les questions touchant véritablement à la compétence et les questions constitutionnelles touchant au partage des compétences sont nécessairement sujettes à la révision selon la norme de la décision correcte à cause du rôle unique de la Cour en tant qu’interprète de la Constitution (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, aux paragraphes 58-59). La Cour qui applique la norme de la décision correcte n’acquiesce pas au raisonnement du décideur; elle entreprend plutôt sa propre analyse de la question. Si la Cour n’est pas d’accord avec la conclusion du décideur, elle substitue sa propre conclusion et rend la décision qui s’impose (Dunsmuir, au paragraphe 50).

B.                 L’arbitre a-t-elle commis une erreur en concluant que la demanderesse était une entreprise fédérale aux fins d’application du Code canadien du travail?

[13]           La demanderesse soutient que l’arbitre a réuni les deux étapes du critère à deux volets applicable en matière de relations de travail en une seule, transformant ainsi le critère relatif à la relation de travail en un critère utilisé pour déterminer si une loi s’applique. Elle n’a pas commencé par le critère fonctionnel, mais a sauté directement à la compétence dérivée tout en omettant de déterminer si la nature, l’exploitation et les activités normales de la demanderesse relevaient de la compétence fédérale. Elle a fait fi du fait qu’aucun des services de la demanderesse ne relevait du champ d’application de la Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985) ch. I-5 (Loi sur les Indiens), ni de la sphère de gouvernance des Premières Nations ou des terres réservées aux Indiens, et ne relevait donc pas de la compétence principale du gouvernement fédéral à l’égard des Indiens et des terres réservées aux Indiens. Je ne suis pas d’accord pour les motifs suivants.

[14]           Depuis 1925, il est bien établi que les relations de travail et d’emploi tombent sous le chef de compétence provinciale par présomption et ne relèvent de la compétence fédérale qu’à titre exceptionnel. Le Code canadien du travail s’applique uniquement aux « employés dans le cadre d’une entreprise fédérale » (article 4) et définit les « entreprises fédérales » comme « Les installations, ouvrages, entreprises ou secteurs d’activité qui relèvent de la compétence législative du Parlement » (article 2).

[15]           La Cour suprême du Canada a élaboré un critère permettant de déterminer si une organisation relève de la compétence fédérale ou de la compétence provinciale. Dans l’arrêt Tessier Ltée c. Québec (Commission de la santé et de la sécurité du travail), 2012 CSC 23, au paragraphe 17, la juge Abella a expliqué que le fédéral a compétence en matière de réglementation du travail dans deux circonstances : lorsque l’emploi s’exerce dans le cadre d’un ouvrage, d’une entreprise ou d’un commerce relevant du pouvoir législatif du Parlement ou lorsqu’il se rapporte à une activité faisant partie intégrante d’une entreprise assujettie à la réglementation fédérale. Elle a décrit le critère devant être appliqué comme suit :

[18]      S’agissant de la compétence fédérale directe en matière de travail, on détermine si la nature fonctionnelle essentielle de l’ouvrage, du commerce ou de l’entreprise le fait tomber dans un champ de compétence fédérale, tandis que dans le cas de la compétence dérivée, on détermine si cette nature est telle que l’ouvrage fait partie intégrante d’une entreprise fédérale.  Dans les deux cas, l’attribution de la compétence en matière de relations de travail nécessite l’établissement de la nature fonctionnelle essentielle de l’ouvrage.

[19]      Cette évaluation fonctionnelle suppose l’analyse de l’entreprise en tant qu’entreprise active, en fonction de ses caractéristiques constantes uniquement : Commission du salaire minimum c. Bell Telephone Co. of Canada. Des éléments exceptionnels ne sauraient définir la nature fonctionnelle essentielle d’une entreprise. […]

[16]           Si le critère fonctionnel est concluant, il n’est pas nécessaire de procéder à l’analyse de la compétence dérivée (Four B Manufacturing c. United Garment Workers, [1980] 1 R.C.S. 1031, p. 1047 [Four B]; NIL/TU, O Child and Family Services Society c. B.C. Government and Service Employees’ Union, 2010 CSC 45, au paragraphe 16 [NIL/TU, O]). S’il n’est pas concluant, l’attribution de la compétence se fera alors en déterminant si la réglementation provinciale d’une entité toucherait le « cœur » du pouvoir fédéral en question.

[17]           Dans l’arrêt NIL/TU,O, la Cour suprême a reconnu qu’une approche divergente avait émergé lors du traitement des questions touchant les relations de travail dans le contexte du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle, mais l’a rejetée expressément au paragraphe 20. L’approche divergente passe directement à la question de savoir si le « cœur » du chef de compétence est touché, sans d’abord appliquer le critère fonctionnel.  Elle a aussi déterminé si la nature des activités de l’entité était au « cœur » et a par conséquent réfuté la présomption selon laquelle les relations de travail sont réglementées par les provinces au lieu de déterminer si le cœur du pouvoir fédéral a été touché.

[18]           C’est cette approche que l’arbitre semble avoir suivie. Elle a écrit :

[traduction] Dans l’application de la jurisprudence aux faits présentés par l’employeur au moyen de l’affidavit, je n’ai pas nécessairement besoin de conclure que l’exploitation en elle-même est une entité fédérale, toutefois, la question est celle de savoir si la nature fonctionnelle essentielle de T8TA est telle qu’elle fait partie intégrante des fonctions des Premières Nations membres.

[19]           Elle a aussi conclu plus tard que « les fonctions essentielles de [la demanderesse] sont clairement liées aux droits culturels ou aux droits relatifs au statut d’indien ».

[20]           L’arbitre aurait dû appliquer le critère fonctionnel pour déterminer si la nature, l’exploitation et les activités normales de la demanderesse tombaient dans le champ de compétence du fédéral à l’égard des « Indiens et des terres réservées aux Indiens ». Ce n’est que lorsque l’activité est intrinsèquement liée à ce qui fait des Indiens et des terres réservées aux Indiens une responsabilité fondamentale du fédéral qu’elle devient une partie intrinsèque de la compétence exclusive du gouvernement fédéral (NIL/TU,O, au paragraphe 73).

[21]           Le paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle vise le « cœur de la quiddité indienne ». Dans l’arrêt Nation crie de Fox Lake c. Anderson, 2013 CF 1276 [Fox Lake], le juge Zinn résume ce que la jurisprudence a considéré comme faisant partie du cœur de la quiddité indienne :

[43]      […]      les relations au sein des familles indiennes et des collectivités vivant dans les réserves; les droits si intimement liés au statut d’Indien qu’ils devraient en être considérés comme des accessoires indissociables, comme, par exemple, la possibilité d’être enregistré, la qualité de membre d’une bande, le droit de participer à l’élection des chefs et des conseils de bande et les privilèges relatifs à la réserve; le droit à la possession de terres sur une réserve et le partage des biens familiaux sur des terres réservées; la chasse de subsistance en vertu des droits ancestraux et issus de traités; le droit de revendiquer l’existence ou l’étendue du titre ou des droits ancestraux relativement à des ressources ou des terres contestées; l’application des règles constitutionnelles et fédérales relatives aux droits ancestraux.

[22]           À la lumière de cette description, il est évident que les activités de la demanderesse ne font pas partie du « cœur » visé au paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle. La demanderesse fournit des services et des conseils aux Premières Nations, notamment des services liés au développement économique, à l’éducation et à la culture des Premières Nations signataires du Traité 8 de la Colombie-Britannique. Elle ne participe pas directement à l’élaboration ou à la mise en œuvre de politiques à l’échelle de la communauté. Chaque Première Nation membre demeure responsable de l’élaboration de sa propre politique et conserve sa pleine autonomie et ses pouvoirs décisionnels. En plus des services consultatifs offerts aux bandes, la demanderesse fournit à ses membres des services administratifs, techniques, de recherche et d’archive ainsi que de la formation, des services de négociation et de défense. Elle offre aussi du soutien à la recherche et à l’archivage à d’autres Premières Nations de la Colombie-Britannique et de l’Alberta. Elle a aussi favorisé une société de développement économique collaboratif afin de créer des occasions de développements importants dans les territoires des Nations membres du Traité 8 et de réinjecter de l’argent dans les collectivités et a joué un rôle de coordination pour les Premières Nations dans la négociation d’une série d’accords avec le gouvernement provincial. Aucun de ces services ne tombe dans le champ d’application de la Loi sur les Indiens ni dans la sphère de gouvernance des Premières Nations ou des terres réservées aux Indiens. Si l’arbitre avait procédé à l’analyse fonctionnelle, elle aurait conclu avec certitude que les activités de la demanderesse n’entraient pas dans le champ d’application du paragraphe 91(24) et aurait refusé d’exercer sa compétence.

[23]           L’omission de l’arbitre d’appliquer le critère fonctionnel est suffisante pour trancher la question de ce contrôle judiciaire en faveur de la demanderesse.

[24]           J’aimerais cependant souligner que, en procédant à l’analyse de la compétence dérivée, l’arbitre a commis une autre erreur en mettant l’accent sur l’identité des clients de la demanderesse (Fox Lake, au paragraphe 31). Comme mentionné ci-dessus, la nature des activités habituelles entreprises par la demanderesse ne relève pas du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle parce qu’elle fournit simplement de l’aide aux Premières Nations membres dans l’exercice de leurs pouvoirs en vertu du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle. À l’instar de la situation dans Fox Lake, dans la présente affaire, même si les bénéficiaires du travail de la demanderesse sont les Premières Nations, son principal objectif est d’offrir des services consultatifs dans la conduite des affaires de la bande. Comme l’a souligné la demanderesse, un cabinet d’avocats spécialisé dans le même type d’activité ne serait jamais considéré comme une entreprise fédérale uniquement pour cette raison. Si l’arbitre avait appliqué le critère fonctionnel et l’avait trouvé peu concluant, son analyse de la compétence dérivée ne résisterait pas à l’examen.

VI.             Conclusions

[25]           À la lumière de ce qui précède, la décision est annulée. La Cour déclare que la demanderesse est une entité provinciale. Le Code ne s’applique pas à la plainte de congédiement injuste allégué de la défenderesse. Aucuns dépens ne sont adjugés.

 


JUGEMENT

LA COUR annule la décision de l’arbitre. La Cour déclare que la demanderesse est une entité provinciale et que le Code canadien du travail ne s’applique pas à la plainte de congédiement injuste allégué de la défenderesse. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Danièle Tremblay-Lamer »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

T-1673-15

 

INTITULÉ :

TREATY 8 TRIBAL ASSOCIATION c. ANNA BARLEY

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie-Britannique)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 22 septembre 2016

JUGEMENT ET MOTIFS

LA JUGE TREMBLAY-LAMER

DATE DES MOTIFS :

Le 27 septembre 2016

COMPARUTIONS :

Leah DeForrest

Pour la demanderesse

S.O.

Pour la défenderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Devlin Gailus Westaway

Avocats

Victoria (Colombie-Britannique)

Pour la demanderesse

 

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