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Date : 20160912


Dossier : IMM-4731-15

Référence : 2016 CF 1034

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 12 septembre 2016

En présence de madame la juge Gagné

ENTRE :

KARAMDEEP SINGH BAGRI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Nature de l’affaire

[1]               M. Karamdeep Singh Bagri a présenté une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section de l’immigration (SI) qui conclut qu’il est interdit de territoire pour s’être livré au passage de clandestins en vertu de l’alinéa 37(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR). Compte tenu de cette conclusion, la SI a émis une ordonnance d’expulsion à l’encontre du demandeur.

[2]               Peu de temps après que la SI a rendu sa décision en l’espèce, la Cour suprême du Canada a rendu sa décision dans l’affaire B010 c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 58 [B010 CSC] où, bien que les circonstances fussent très différentes, la portée de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR a été quelque peu limitée.

[3]               La principale question soulevée par cette demande est donc la mesure dans laquelle la Cour suprême a importé la définition de la criminalité organisée du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46 (Code criminel), pour interpréter l’alinéa 37 (1)b) de la LIPR ou si, en vertu de cette disposition, une seule personne ou deux personnes pourraient être déclarées interdites de territoire au Canada pour le passage de clandestins, le trafic de personnes, le blanchiment d’argent ou le recyclage des produits de la criminalité.

II.                Contexte

[4]               Le demandeur est un citoyen indien et résident permanent du Canada et, pendant toute la période pertinente, il détenait un visa de visiteur américain B1/B2. Le 12 janvier 2015, il a été arrêté par la patrouille frontalière des États-Unis, dans l’État de Washington, pour son rôle dans le passage de cinq clandestins indiens du Canada vers les États-Unis. Le même jour, la patrouille frontalière des États-Unis a livré le demandeur à l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) au point d’entrée d’Abbotsford-Huntingdon.

[5]               Le 12 janvier 2015, l’agente de l’ASFC, Marcella McKenney, a interrogé le demandeur. Le demandeur lui a dit qu’il avait loué un véhicule et avait conduit de Surrey, en Colombie-Britannique, à l’État de Washington, muni de son visa de visiteur américain. À la frontière, le demandeur avait déclaré qu’il comptait faire des achats aux États-Unis. Cependant, il avait été embauché par une personne nommée « Babba » pour aller chercher deux individus et les conduire à un endroit aux États-Unis. Il devait recevoir 1 000 $ pour cette tâche. Le demandeur était censé rencontrer Babba dans un magasin Walmart à Bellingham, à Washington. Au lieu de cela, Babba lui a téléphoné et lui a donné des instructions pour passer prendre les deux individus à la frontière. Lorsque le demandeur est arrivé à la frontière, il a vu cinq personnes marcher sur la route. Babba lui a dit de les laisser monter dans son véhicule et de se mettre en route. Après deux ou trois milles, le demandeur s’est fait arrêter par la patrouille frontalière des États-Unis.

[6]               Le demandeur a expliqué qu’il avait rencontré Babba un an auparavant au temple Dashmesh Darbar, à Surrey. À deux reprises déjà, Babba lui avait demandé d’aider des gens à franchir la frontière, mais le demandeur avait eu trop peur de le faire. C’était la première fois qu’il mettait en œuvre ce plan, mais il s’est fait prendre en fin de compte. Le demandeur a admis à l’agente McKenney qu’il savait que les personnes qu’il devait transporter possédaient des visas canadiens, mais qu’elles ne pouvaient pas entrer aux États-Unis, et qu’il les avait aidées à faire quelque chose d’illégal.

[7]               Les renseignements recueillis au cours de cette première entrevue ont été transmis à la Section de l’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs de la région du Pacifique de l’ASFC pour qu’elle procède à une enquête plus approfondie.

[8]               Le 16 janvier 2015, l’agent de l’ASFC, Alvin Nath, accompagné d’un autre agent, s’est rendu au domicile du demandeur à Surrey pour l’interroger au sujet de l’incident. Le demandeur a en grande partie répété ce qu’il avait dit à l’agente McKenney. En ce qui concerne ses passages frontaliers précédents, il a précisé que Babba l’avait chargé de se rendre aux États-Unis environ deux à trois fois entre octobre et novembre 2014 pour se familiariser avec la région. À l’une de ces occasions, Babba lui a demandé de se rendre en voiture à un magasin Walmart aux États-Unis et lui a dit qu’il l’appellerait une fois entré aux États-Unis avec les ressortissants étrangers qu’il était censé passer prendre. Babba a ensuite appelé le demandeur et lui a dit que quelqu’un d’autre viendrait passer prendre ces personnes, et il lui a demandé de revenir au Canada. Puis, le 8 ou 9 janvier 2015, Babba l’a appelé et lui a demandé de se rendre en voiture aux États-Unis le 10 janvier. Dans la soirée du 11 janvier, Babba a appelé le demandeur et lui a demandé de se rendre au magasin Walmart le matin du 12 janvier.

[9]               Le 21 janvier 2015, l’agent Nath, accompagné d’un adjoint à l’application de la loi de l’ASFC et d’un interprète punjabi, ont mené une troisième entrevue avec le demandeur au bureau de la Section de l’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs de la région du Pacifique de Vancouver. L’agent Nath a indiqué qu’il savait que le demandeur [traduction] « parlait très bien l’anglais, mais juste pour s’assurer qu’il comprenait à cent pour cent, il voulait recourir aux services de l’interprète pour qu’il traduise ». Lorsque le demandeur a par la suite proposé de parler anglais et de recourir aux services de l’interprète seulement s’il était [traduction] « coincé », l’agent Nath a insisté pour qu’il fasse appel à l’interprète de sorte qu’il n’y ait [traduction] « aucun problème, par la suite, de compréhension des questions ». Il a ajouté : [traduction] « Cela dit, si vous ne comprenez pas l’une de mes questions ou ne comprenez pas l’interprète, assurez-vous de nous le faire savoir et nous vous préciserons les choses. Vous comprenez? » Le demandeur a répondu : [traduction] « Oui monsieur. »

[10]           Là encore, le demandeur a répété la plupart des propos qu’il avait tenus au cours de ses deux précédentes entrevues et il a donné des précisions supplémentaires. Voici un passage pertinent tiré de l’entrevue : [traduction]

R : Oui, à l’époque (Babba) avait dit qu’il me donnerait 500 $ par personne.

Q : D’accord, donc c’est le tarif qu’il offrait chaque fois. 500 $ par personne.

R : Oui, c’était le tarif proposé. Vous pouvez parler d’un tarif. 500 $ par personne.

Q : Babba a-t-il dit clairement que ces gens allaient entrer illégalement aux États-Unis? Sans les papiers d’immigration appropriés?

R : Il m’a dit que ces gens étaient légalement au Canada. Je pensais qu’il les amènerait – il m’a dit de ne pas m’inquiéter, qu’il les amènerait aux États-Unis et me les confierait. C’est alors que je me suis dit qu’ils devaient être en situation illégale s’il faisait cela.

Q : Même si Babba ne vous a pas dit directement qu’ils allaient entrer aux États illégalement, c’était ce que vous en aviez déduit?

R : Oui. Chaque fois que je lui demandais quel était leur statut, il me disait simplement de ne pas m’inquiéter. Je lui demandais s’ils étaient légalement au Canada parce que je présumais qu’ils pouvaient être en situation illégale, même au Canada. Mais il se contentait de répondre que je ne devais pas m’inquiéter et qu’ils étaient légalement au Canada.

Q : D’accord, alors juste pour confirmer, il vous a dit qu’ils étaient légalement au Canada, mais vous étiez toujours d’avis que ces gens-là étaient amenés illégalement du Canada aux États-Unis?

R : Oui.

(Transcription de l’entrevue du 21 janvier 2015, dossier certifié du tribunal, page 67.)

[11]           Le demandeur a dit à l’agent Nath que, le 9 ou le 10 janvier 2015, il avait loué une chambre dans un motel, puis il a expliqué ce qui s’était passé ensuite : [traduction]

R : La soirée précédant le 12, (Babba) m’a appelé et m’a dit qu’il fallait se lever très tôt le lendemain matin et qu’il m’appellerait. J’étais prêt à 8 h. Il m’a donc dit que quitter le motel. Je suis allé chercher un café et il m’a dit de me rendre au magasin Walmart et d’attendre là-bas. Je lui ai répondu que j’étais déjà en retard. Je devais aller travailler. J’avais déjà pris des vacances et j’étais en retard, alors il m’a dit de continuer et de me rendre là-bas. Je me rapprochais. Je lui disais où je me trouvais. L’emplacement, le nom de la rue, et il me disait de poursuivre ma route. Il me disait d’aller ci et là. Alors que j’étais très près, il m’a dit tout d’un coup qu’il y avait cinq personnes. J’ai donc commencé à argumenter avec lui en lui demandant comment je pouvais prendre ces cinq personnes. Il me disait désormais qu’ils étaient cinq. Il m’a dit de ne pas m’inquiéter et qu’il me paierait. Il m’a dit qu’une fois dans la rue Dafford (sic), je devais l’appeler. En arrivant dans la rue Dafford, ces personnes étaient déjà là. Je les ai fait monter à bord du véhicule. (Inaudible) je continue, je continue. Une fois le casino dépassé (inaudible).

Q : Ne parlez pas en même temps.

R : J’ai vu des véhicules de police devant moi.

Q : Revenons au moment où Babba vous dit de vous rendre dans la rue Dafford, d’accord?

[...]

Q : Donc, à ce moment-là, est-ce que vous avez compris que ces gens venaient d’entrer illégalement aux États-Unis?

R : Étant donné qu’il avait d’abord dit qu’il me les remettrait littéralement, quand je les ai vus se tenir là, tous seuls, je me suis tout de suite dit que quelque chose n’allait pas. Ils étaient forcément en situation illégale.

Q : D’accord, vous avez compris à ce moment-là qu’ils étaient entrés illégalement aux États-Unis. Est-ce correct?

R : Oui.

(Transcription de l’entrevue du 21 janvier 2015, dossier certifié du tribunal, pages 69 et 70.)

[12]           À la fin de l’entrevue, l’agent Nath a indiqué que l’ASFC était préoccupée par ses activités d’immigration clandestine et que le demandeur pouvait présenter des observations écrites dans un délai de quinze jours, après quoi l’agent déciderait de recommander une enquête. L’agent Nath a par la suite reçu un rapport d’incident du département américain de la Sécurité intérieure, soulignant les événements du 12 janvier 2015. Le demandeur a présenté des observations le 3 mars 2015 et le 8 avril 2015, il a été convoqué à une enquête qui a eu lieu le 6 octobre 2015.

[13]           Dans le cadre de l’enquête devant la SI, le demandeur a témoigné par l’entremise d’un interprète punjabi. Durant l’interrogatoire principal, il a indiqué qu’il pensait que les gens qu’il passait prendre avaient un statut permanent au Canada et [traduction] qu’« ils avaient tous les documents et visas ». Voici un passage pertinent tiré de l’interrogatoire principal : [traduction]

Q : Ce jour-là, le 12 janvier, est-ce que vous saviez que vous faisiez?

A : Après que Baba [sic] m’a montré les documents et que Babine (phonétique) m’a dit que tout était correct, à ma connaissance, je les aidais et les emmenais en voiture.

Q : Et vous – vous les conduisiez de quel endroit à quel endroit?

R : J’étais censé passer les prendre à un endroit et il m’a dit que (indéchiffrable) que je pourrais les emmener en Californie.

Q : Et vous étiez payé pour cela?

R : Je n’avais pas encore reçu l’argent ou il ne me l’avait pas donné, mais, quel que soit le montant que j’allais recevoir, c’était pour ça que je les emmenais.

Q : Saviez-vous quel était leur statut aux États-Unis?

R : Je l’ignorais, mais j’ai supposé que tout était correct compte tenu des documents qui m’avaient été présentés.

Q : Alors, pourquoi avez-vous dit, lors de vos entrevues – que mon collègue a mentionnées aujourd’hui – que vous saviez que ces personnes étaient en situation illégale.

R : Il y avait deux raisons à cela. D’une part, j’étais très nerveux. De l’autre, en ce qui concerne ma compréhension de l’anglais, si je le comprends, il m’arrive de ne pas tout saisir.

Q : Avez-vous soupçonné qu’elles étaient – que ces personnes n’avaient pas de statut aux États-Unis?

R : Non. Je ne m’en doutais absolument pas.

(Transcription de l’enquête devant la SI, dossier certifié du tribunal, pages 16 et 17.)

[14]           Au cours du contre-interrogatoire, l’avocat du ministre a fait valoir au demandeur que, lors de l’entrevue du 21 janvier 2015, l’agent avait souligné que le demandeur parlait très bien l’anglais, mais qu’il avait insisté pour que l’interprète punjabi traduise pour s’assurer que le demandeur comprenne tout. Le demandeur a déclaré que, parfois, les questions étaient posées de telle façon qu’il ne comprenait pas bien. Cependant, il a admis n’avoir jamais abordé ce point avec l’agent, parce qu’il était nerveux et craintif. L’avocat du ministre lui a également demandé pourquoi il n’a jamais mentionné que Babba lui avait montré les documents canadiens des ressortissants indiens. Le demandeur a déclaré qu’il se rappelait avoir donné cette information, mais qu’il avait oublié à qui exactement.

[15]           Lorsque la SI a demandé au demandeur s’il était vrai qu’il avait dit à l’agent McKenney que les ressortissants indiens ne pouvaient pas entrer aux États-Unis, le demandeur a répondu : [traduction] « Je – je ne dis pas que ce que l’agent a écrit est faux, mais ce que je peux dire c’est que peut-être que je me trompais ou que j’ai mal compris. » En contre-interrogatoire, l’avocat du ministre lui a demandé si cette même explication s’appliquait à sa déclaration à l’agent McKenney, à savoir qu’il savait qu’il avait aidé les ressortissants indiens à faire quelque chose d’illégal. Le demandeur a répondu : [traduction] « Ce n’était pas illégal. Compte tenu des visas et de tout le reste, il n’y a rien d’illégal. » Plus tard, il a ajouté : [traduction] «... Je ne savais pas que je faisais quelque chose d’illégal. Selon moi, ce que je faisais était légal. »

III.             Décision contestée

[16]           La SI a rendu une décision de vive voix à la fin de l’enquête. Elle a d’abord souligné que la définition de l’entrée illégale de personnes à l’article 117 de la LIPR avait changé depuis l’affaire B010 c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 87 [B010 CAF], de même que la définition du passage de clandestins à l’article 37 de la LIPR. Elle a déclaré que dans le cas de l’entrée illégale d’une personne aux États-Unis depuis le Canada, celle-ci devait forcément se rendre aux États-Unis; que le passage de clandestins contrevient à la loi américaine sur l’immigration; que le passeur a organisé l’entrée aux États-Unis de cette personne ou l’a incitée, aidée ou encouragée à y entrer; et que le passeur savait que la venue aux États-Unis contrevenait à la loi américaine ou en faisait peu de cas. La SI a ajouté à cette définition les éléments de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR qui exigent que l’intéressé soit un ressortissant étranger ou un résident permanent du Canada et que la criminalité soit transnationale.

[17]           En appliquant la loi aux faits, la SI a conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était un résident permanent du Canada et que l’immigration clandestine se faisait du Canada vers les États-Unis, ce qui constitue l’élément transnational énoncé au paragraphe 3(2) de la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée, 12 décembre 2000, 2225 R.T.N.U. 209 (entrée en vigueur le 29 septembre 2003) [Convention de Palerme]. La SI a déclaré qu’elle ne croyait pas au témoignage donné par le demandeur au cours de l’enquête, à savoir qu’il ne savait pas que les ressortissants indiens ne disposaient pas des documents requis pour entrer aux États-Unis ou qu’il y avait quelque chose de répréhensible dans l’entrée de ces ressortissants aux États-Unis. La SI a souligné les trois précédentes entrevues du demandeur dans lesquelles il était clair qu’il savait qu’il avait été mêlé à quelque chose de mal et qu’il savait qu’il ne se contentait pas de conduire des personnes en Californie.

[18]           Selon la SI, il y avait non seulement des motifs raisonnables de croire que les ressortissants indiens ne disposaient pas de la documentation appropriée, mais il y avait également des motifs raisonnables de croire qu’ils étaient entrés aux États-Unis ailleurs qu’à un point d’entrée désigné – une infraction à la loi américaine – parce qu’ils marchaient sur la route près de la frontière avant d’entrer dans le véhicule du demandeur.

[19]           La SI a conclu que le demandeur avait aidé et encouragé les ressortissants indiens à entrer aux États-Unis parce que son rôle dans le stratagème consistait à passer les prendre du côté américain de la frontière. Compte tenu des éléments de preuve, la SI était convaincue que le demandeur savait que l’arrivée de ces ressortissants aux États-Unis serait contraire à la loi américaine ou, à tout le moins, qu’il ne s’était pas soucié de ce fait. La SI a émis une ordonnance d’expulsion à l’encontre du demandeur le même jour.

IV.             Questions en litige et norme de contrôle

[20]           La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

A.                La SI a-t-elle commis une erreur dans son analyse de la question de savoir si le demandeur avait pris part au passage de clandestins dans le contexte de la criminalité transnationale organisée, conformément à l’alinéa 37(1)b) de la LIPR?

B.                 La SI a-t-elle commis une erreur en concluant que le témoignage du demandeur n’était pas crédible?

[21]           En ce qui concerne l’interprétation que fait la SI de sa loi constitutive et l’application de celle-ci aux faits de la présente affaire, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (arrêt B010 CAF, précité, aux paragraphes 58 à 72 – dans l’arrêt B010 CSC, la Cour suprême a conclu qu’il n’était pas nécessaire de statuer sur cette question; Appulonappar c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 914, au paragraphe 21).

[22]           Quant à la question des conclusions de la SI en matière de crédibilité, la norme de contrôle applicable est aussi celle de la décision raisonnable (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 63; S. C. c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CF 491, au paragraphe 20).

V.                Analyse

A.                La SI a-t-elle commis une erreur dans son analyse de la question de savoir si le demandeur avait pris part au passage de clandestins dans le contexte de la criminalité transnationale organisée, conformément à l’alinéa 37(1)b) de la LIPR?

[23]           Le demandeur fait valoir que la SI aurait pu en arriver à une conclusion différente compte tenu des conclusions de la Cour suprême dans l’arrêt B010 CSC en ce qui concerne l’alinéa 37(1)b) de la LIPR, ainsi que de ses conclusions dans l’arrêt R c. Appulonappa, 2015 CSC 59, concernant l’interprétation de l’article 117 de la LIPR. Dans l’arrêt B010 CSC, au paragraphe 42, la Cour suprême a conclu que la définition du terme « organisation criminelle » dans le Code criminel et la définition de la « criminalité organisée » à l’alinéa 37(1)b) de la LIPR « sont logiquement et linguistiquement liées et, en l’absence de facteurs qui font contrepoids, elles devraient recevoir une interprétation concordante ».

[24]           La définition du terme « organisation criminelle » donnée par le Code criminel exige que le groupe soit composé de trois personnes ou plus à l’intérieur ou à l’extérieur du Canada. S’appuyant sur le raisonnement adopté dans l’arrêt B010 CSC, le demandeur soutient que cette exigence devrait s’appliquer à l’alinéa 37(1)b) de la LIPR, ce qui voudrait dire que ces circonstances ne seraient pas visées par cette disposition, étant donné qu’il travaillait seulement avec un autre individu, Babba. Ainsi, il soutient qu’il n’aurait pas dû être jugé interdit de territoire.

[25]           Le défendeur fait valoir que la SI avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur avait aidé et encouragé des personnes à entrer clandestinement aux États-Unis. Les seules questions à trancher sont de savoir si le demandeur est interdit de territoire pour « criminalité organisée » en vertu de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR et s’il a participé à un crime transnational.

[26]           Contrairement à l’interprétation que le demandeur fait de l’arrêt B010 CSC, le défendeur fait valoir que, dans cette affaire, la Cour suprême ne s’est référée à la définition du terme « organisation criminelle » dans le Code criminel que comme un outil d’interprétation pour confirmer que l’alinéa 37(1)b) de la LIPR vise à cibler ceux qui se livrent au passage de clandestins afin d’en tirer un avantage financier ou un autre avantage matériel. Le défendeur soutient que la Cour suprême n’avait pas l’intention d’intégrer la définition du Code criminel dans l’alinéa 37(1)b) de la LIPR; si elle avait eu l’intention de le faire, elle l’aurait fait expressément.

[27]           De plus, la Cour suprême n’a pas abordé la question de la composition d’une organisation criminelle dans le contexte de la LIPR. Elle a cependant indiqué que les « activités de criminalité individuelle non organisée » n’étaient pas incluses dans la définition de l’expression « criminalité transnationale » au sens de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR (B010 CSC, précité, au paragraphe 35).

[28]           Le défendeur souligne que, bien que le Code criminel et les dispositions de la LIPR partagent la nécessité d’un avantage financier ou d’un autre avantage matériel, la Cour suprême avait conscience que leurs origines étaient distinctes (B010 CSC, précité, aux paragraphes 44 et 52). La définition du Code criminel répond aux obligations du Canada en vertu de la Convention de Palerme, alors que l’exigence d’un avantage financier ou d’un autre avantage matériel à l’alinéa 37(1)b) de la LIPR découle de la définition de l’expression « trafic illicite de migrants » à l’alinéa 3a) et à l’article 6 du Protocole contre le trafic illicite de migrants par terre, air et mer des Nations Unies, complétant la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée, 12 décembre 2000, 2241 R.T.N.U. 480 (entrée en vigueur le 28 janvier 2004).

[29]           Le défendeur souligne également que la Cour suprême a jugé que les dispositions devaient recevoir une interprétation concordante « en l’absence de facteurs qui font contrepoids » (B010 CSC, précité, au paragraphe 42). Le défendeur soutient que ces facteurs qui font contrepoids incluent les différentes origines internationales des dispositions et les différents objectifs du Code criminel et de la LIPR.

[30]           Dans l’ensemble, le défendeur soutient que l’interprétation étroite et technique de la « criminalité organisée » par le demandeur, qui exige un groupe de trois personnes ou plus, est contraire à l’approche de la Cour suprême, est déconnectée des objectifs de la LIPR et entraînerait un résultat pernicieux.

[31]           Depuis que le jugement B010 CSC a été rendu par la Cour suprême, notre Cour a eu deux occasions d’appliquer son interprétation du paragraphe 37(1) de la LIPR. Dans la décision Saif c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 437, bien que la SI ait conclu que le demandeur était visé par l’alinéa 37(1)a) de la LIPR, le juge Barnes a conclu qu’étant donné que les alinéas 37(1)a) et b) sont tous deux assujettis au libellé introductif du paragraphe 37(1), qui fait référence à l’interdiction de territoire « pour criminalité organisée », la conclusion de la Cour suprême dans l’arrêt B010 CSC était manifestement applicable. Au paragraphe 15 de ses motifs, le juge a ajouté ce qui suit :

[...] la perspective de la Cour sur le sens et la portée du terme « criminalité organisée » s’applique également aux alinéas 37(1)a) et 37(1)b), y compris l’importation de l’interprétation de la définition du Code pénal du terme « organisation criminelle » nécessitant un groupe de trois personnes ou plus. [...]

[32]           Si le juge Barnes reconnaît que l’exigence du Code criminel voulant qu’une organisation criminelle soit constituée d’au moins trois personnes est plus conforme au libellé de l’alinéa 37(1)a), qui exige « plusieurs personnes », son interprétation de la décision rendue dans l’affaire B010 SCC est qu’elle a pleinement intégré la définition du Code criminel de l’expression « organisation criminelle » au paragraphe 37(1) de la LIPR.

[33]           Toutefois, le juge Fothergill semble interpréter différemment l’arrêt B010 SCC dans la décision Appulonappar, précitée, une décision rendue après la tenue de l’enquête en l’espèce. Au paragraphe 29, le juge Fothergill limite l’effet de l’arrêt B010 CSC à la suppression des activités suivantes de la définition du passage de clandestins :

a)      l’aide humanitaire aux sans-papiers, l’assistance mutuelle entre demandeurs d’asile ou l’aide fournie par une personne à des membres de sa famille;

b)      l’aide apportée à d’autres réfugiés ou demandeurs d’asile pour qu’ils entrent illégalement au pays dans une tentative collective d’y trouver refuge;

c)      les actes qui ne sont pas sciemment liés à des crimes transnationaux organisés ou à des objectifs criminels et qui ne les encouragent pas.

[34]           Le demandeur s’appuie largement sur la décision Saif, alors que le défenseur fait valoir qu’elle était erronée.

[35]           Le défendeur s’appuie plutôt sur la décision Appulonappar et soutient que, pour l’application de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR, la preuve d’appartenance à une organisation n’est pas requise, mais que « conformément à l’arrêt B010, une personne qui participe aux activités d’une organisation criminelle en sachant que sa participation contribuera à la réalisation du but criminel de l’organisation, ou qui favorise la perpétration d’une infraction grave impliquant l’organisation, continue d’être interdite de territoire au Canada » (paragraphe 32). À titre subsidiaire, si la Cour décide que sa conclusion dans la décision Appulonappar n’est pas déterminante, en ce sens que la composition de l’organisation criminelle demeure pertinente, le défendeur demande à la Cour de certifier la question suivante :

L’exigence de l’alinéa 467.1(1)a) du Code criminel, à savoir qu’une organisation criminelle désigne un groupe, quel qu’en soit le mode d’organisation, qui est composé d’au moins trois personnes se trouvant au Canada ou à l’étranger, s’applique-t-elle aux mots « criminalité organisée » aux fins de l’alinéa 37(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés?

[36]           Le demandeur n’a pas pris position quant à l’incidence de la conclusion de notre Cour dans la décision Appulonappar sur la présente affaire et il n’a pas non plus pris position sur la question proposée en vue de la certification.

[37]           Le défendeur soutient enfin que, même si la SI devait conclure qu’une organisation qui s’adonne au passage de clandestins doit être composée d’au moins trois personnes, la SI disposait de suffisamment de preuve dans le dossier pour tirer cette conclusion : i) le demandeur a déclaré à l’agente McKenney que Babba travaillait pour un homme à Toronto nommé « Balkar »; ii) il lui a dit que son ami « Tarri » travaillait aussi pour Babba, et qu’il y avait d’autres personnes aussi; et iii) le demandeur a informé l’agent Nath qu’avant le 12 janvier 2015, il s’était rendu aux États-Unis pour aller chercher des migrants, mais que Babba lui avait téléphoné pour lui dire que « quelqu’un d’autre » était passé les prendre.

[38]           Après avoir examiné l’ensemble des arguments des deux parties, je ne crois pas avoir suffisamment de renseignements factuels pour apprécier pleinement cette affaire. Dans ces circonstances, je préfère renvoyer l’affaire à la SI plutôt que de substituer ma propre appréciation de la preuve partielle qui a été présentée à la SI à celle de la SI ou d’examiner des arguments qui n’ont pas été présentés à la SI.

[39]           Compte tenu de l’état de la jurisprudence au moment où la décision contestée a été rendue, la SI n’a pas exigé et n’a pas apprécié complètement la preuve. Il est vrai qu’il y a peu de preuve de la participation d’autres personnes à l’organisation de Babba, mais aucune des parties ne s’est penchée sur cet aspect de la preuve lors de l’enquête devant la SI, car le nombre de participants n’était pas un problème à l’époque.

[40]           Étant donné que la SI ne s’est pas concentrée sur la question du nombre de participants au passage de migrants clandestins aux États-Unis, elle ne pouvait pas évaluer lequel des alinéas 37(1)b) ou 36(1)c), par le biais de l’article 117 de la LIPR, s’appliquerait au passage de clandestins organisé par une seule personne ou par deux personnes. Si cette dernière disposition s’applique, la décision doit être fondée sur la prépondérance des probabilités (alinéa 36(3)d) de la LIPR) plutôt que sur des motifs raisonnables de croire que les faits sont survenus, surviennent ou peuvent survenir (article 33 de la LIPR).

[41]           Je suis d’avis que les arguments des parties devraient être transmis à la SI, qui pourrait bénéficier d’un dossier de preuve complet. Il appartient à la SI, en tant que tribunal spécialisé, de répondre à ces questions en première instance.

B.                 La SI a-t-elle commis une erreur en concluant que le témoignage du demandeur n’était pas crédible?

[42]           Le demandeur soutient qu’il avait des difficultés à comprendre l’anglais et que la SI aurait dû raisonnablement prévoir la possibilité d’une erreur dans le témoignage du demandeur devant la SI, ainsi que dans les trois entrevues précédentes (Tran c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1080, aux paragraphes 4 et 8). En outre, le demandeur fait valoir que les deux premières entrevues, qui ont été menées sans interprète ni enregistrement audio/vidéo, devraient se voir accorder peu de poids.

[43]           Le demandeur affirme que la SI a commis une erreur en concluant qu’il savait que les ressortissants indiens entraient illégalement aux États-Unis, parce que ce fait essentiel n’est pas entièrement étayé par les éléments de preuve. Étant donné que le demandeur ne maîtrisait pas parfaitement l’anglais et qu’il croyait raisonnablement que les ressortissants indiens possédaient les documents juridiques pour entrer au Canada, la SI ne pouvait pas conclure que le demandeur avait connaissance de ce fait.

[44]           Je conclus qu’il était raisonnable pour la SI de parvenir à la conclusion que le demandeur n’était pas crédible. Les trois premières entrevues du demandeur avec l’ASFC étaient cohérentes les unes avec les autres. Cependant, il y a eu de nombreuses incohérences entre celles-ci et le témoignage du demandeur lors de l’enquête. Comme l’a conclu la Cour dans la décision Ishaku c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 44, au paragraphe 53, « le premier récit que fait une personne est généralement le plus fidèle et, de ce fait, celui auquel il faut ajouter le plus de foi ». Je conclus également qu’il était raisonnable pour la SI de rejeter l’argument du demandeur selon lequel il ne maîtrisait pas parfaitement l’anglais.

[45]           Le témoignage du demandeur devant la SI, à savoir qu’il s’attendait à se rendre en Californie, contredit sa déclaration antérieure selon laquelle il craignait de ne pas arriver à temps au travail au Canada le 12 janvier 2015 en cas de retard dans la prise en charge des ressortissants indiens. Le témoignage du demandeur selon lequel il ne savait pas que ce qu’il faisait était illégal a également contredit ses déclarations antérieures. Quant à son témoignage au sujet de Babba qui lui a montré les passeports et les visas des ressortissants indiens, il était raisonnable pour la SI de ne pas croire le demandeur. La SI avait également des motifs raisonnables de croire que le demandeur savait que les ressortissants indiens n’avaient pas franchi la frontière à un point d’entrée désigné, ce qui est illégal aux États-Unis.

[46]           En ce qui concerne l’argument du demandeur selon lequel ses déclarations antérieures incohérentes étaient une erreur en raison de son [traduction] « manque de maîtrise complète » de l’anglais, je conclus qu’il n’est pas fondé. L’agent Nath a noté que le demandeur parlait très bien l’anglais et que le demandeur avait même proposé de renoncer à l’interprète punjabi lors de la troisième entrevue. La décision rendue dans l’affaire Tran, précitée, peut être distinguée puisqu’elle traite de l’erreur commise par le tribunal en ne retenant pas la langue maternelle de la demanderesse comme une preuve d’identité; ce n’est pas le cas ici.

[47]           Bien que je sois d’avis que la conclusion de la SI selon laquelle le demandeur manquait de crédibilité est raisonnable, cette affaire sera néanmoins renvoyée à la SI aux fins d’un nouvel examen pour les motifs précités.

VI.             Conclusion

[48]           La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et la décision est renvoyée à la SI pour nouvel examen conformément aux présents motifs. Compte tenu de ce résultat, il serait prématuré de certifier la question proposée par le défendeur.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.         La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et la décision de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, en date du 6 octobre 2015, est annulée.

2.      Le dossier est renvoyé à un autre commissaire de la Section de l’immigration pour qu’il rende une nouvelle décision.

3.      Aucune question de portée générale n’est certifiée.

4.      Aucuns dépens ne sont accordés.

« Jocelyne Gagné »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4731-15

INTITULÉ :

KARAMDEEP SINGH BAGRI c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie-Britannique)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 10 août 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE GAGNÉ

DATE DES MOTIFS :

LE 12 SEPTEMBRE 2016

COMPARUTIONS :

Rishi T. Gill

Pour le demandeur

Mark E.W. East

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Rishi T. Gill

RTG Law Corporation

Vancouver (Colombie-Britannique)

Pour le demandeur

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

Pour le défendeur

 

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