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Date : 20160810


Dossier : IMM-5467-15

Référence : 2016 CF 915

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 10 août 2016

En présence de monsieur le juge Brown

ENTRE :

SYBRINA LORINE JOHN

AARON OWEN HAZELWOOD JR

ARALINE SHATERA HAZELWOOD

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire, en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, d’une décision rendue par la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada le 10 novembre 2015. Il a été établi que Sybrina Lorine John (la demanderesse principale) et ses deux enfants (collectivement, les demandeurs) n’étaient pas des réfugiés au sens de la Convention et qu’ils n’étaient pas des personnes à protéger, ce qui a mené au rejet de leur demande (la décision).

[2]               La SPR a accepté les éléments de preuve des trois demandeurs et n’a fait aucune constatation négative quant à leur crédibilité, de façon précise ou générale.

[3]               Les éléments de preuve au dossier sont les suivants : La demanderesse principale est née à Saint-Vincent en 1972. En 1993, elle a rencontré le père de ses deux enfants pour qui elle présente une demande d’asile, les deux étant de nationalité antiguaise. Après être tombée en amour avec cet homme, la demanderesse principale a accepté de déménager à Antigua. Elle avait déjà un enfant (mais elle n’est pas certaine de l’identité du père). Cet enfant vit actuellement à Saint-Vincent. Le couple a eu des jumeaux dizygotes en 1997, soit les deux enfants visés par la présente demande.

[4]               La demanderesse principale allègue que son conjoint leur faisait subir de la violence physique et psychologique, à ses enfants et elle. Elle affirme qu’une fois, il l’avait attaquée à l’aide d’une machette. Elle a une cicatrice sur la cheville liée à cet incident. La demanderesse principale avait porté plainte à la police d’Antigua à cette époque, mais on lui avait répondu que si elle avait fait l’amour avec son conjoint, cela ne se serait pas produit. Elle avait de plus en plus peur de son conjoint en raison de ses menaces et de sa promesse de la retrouver et de la blesser si elle le quittait pour retourner vivre avec sa famille à Saint-Vincent. Elle a déclaré que des membres de la famille de son conjoint font partie d’un gang de rue à Saint-Vincent. Elle avait tenté d’obtenir de l’aide de la police d’Antigua à au moins deux autres reprises, mais on avait refusé de l’entendre.

[5]               La demanderesse principale avait donc fini par s’enfuir au Canada en 2005 après avoir confié ses jumeaux à de la parenté à Saint-Vincent. Elle avait été sans statut au Canada pendant plusieurs années jusqu’à ce qu’on lui parle de l’aide juridique. Avec l’aide d’un avocat, elle avait alors rempli une demande d’asile en 2012.

[6]               Toutefois, son conjoint s’était rendu à Saint-Vincent pour la chercher et menaçait de lui couper la tête. Après avoir vécu pendant deux ans à Saint-Vincent, les jumeaux avaient été confiés à leur tante qui vivait à Antigua. Le conjoint de la demanderesse principale avait été violent envers eux psychologiquement et physiquement, plus particulièrement envers sa fille. Cette dernière avait des cicatrices en raison des actes de violence, notamment la fois où son père lui avait brûlé le poignet à l’aide d’un fer à repasser. La police n’avait rien fait.

[7]               En 2008, la demanderesse principale avait réussi à s’organiser pour que ses jumeaux viennent vivre avec elle au Canada.

[8]               En ce qui a trait au critère de contrôle en l’espèce, dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 (l’arrêt Dunsmuir), la Cour suprême du Canada a statué aux paragraphes 57 et 62 qu’il n’est pas nécessaire de se livrer à une analyse du critère de contrôle si « la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier ». Il est bien établi dans la jurisprudence que la norme de la décision raisonnable est le critère de contrôle à appliquer pour déterminer les conclusions du poids à accorder aux éléments de preuve : Aguebor c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1993), 160 NR 315 (CAF), au paragraphe 4; Bueso Trochez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 FC 1014, au paragraphe 25.

[9]               Au paragraphe 47 de l’arrêt Dunsmuir, la Cour suprême du Canada explique ce que doit faire une cour lorsqu’elle effectue une révision selon la norme de la décision raisonnable :

La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[10]           Les demandeurs ont soulevé quatre questions : 1) la conclusion de fait erronée selon laquelle aucun élément de preuve n’indiquait que des proches du conjoint faisaient partie d’un gang de rue à Saint-Vincent; 2) le défaut d’évaluer correctement le rapport d’un psychologue; 3) l’évaluation incorrecte de la protection de l’État; 4) le défaut d’appliquer les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe.

[11]           À mon humble avis, la question litigieuse déterminante est la première question. Il y avait des éléments de preuve indiquant que des proches du conjoint faisaient partie d’un gang de rue à Saint-Vincent. Ces éléments de preuve avaient été fournis dans le témoignage oral de la demanderesse principale en réponse aux questions posées par la SPR.

[12]           En l’absence de toute constatation d’un manque de crédibilité de la part des demandeurs ou de toute allusion à cet égard, il est acquis en matière jurisprudentielle que ces éléments de preuve doivent être considérés comme véridiques : arrêt Maldonado c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1979), [1980] 2 C.F. 302, [1979] A.C.F. nº 248 (A.C.F.) (QL) [Maldonado], au paragraphe 5, qui défend la proposition selon laquelle les allégations d’un demandeur d’asile sont présumées véridiques sauf s’il y a des raisons de mettre en doute leur véracité :

[20]      En outre, dans l’évaluation de la crédibilité, il convient de se rappeler que les allégations du demandeur du statut de réfugié sont présumées être vraies, sauf s’il y a des raisons de mettre en doute leur véracité (Valtchev c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2001), 208 F.T.R. 267, 2001 CFPI 776, au paragraphe 6 (C.F.1re inst.); voir également Moldonado c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1979), [1980] 2 C.F. 302, [1979] A.C.F. nº 248 (C.A.F.) (QL) [Moldonado]).

[13]           Par conséquent, je suis forcé de conclure que la conclusion de la SPR à cet égard est contraire aux éléments de preuve qui lui avaient été présentés. En dépit des efforts concertés de l’avocate du ministre pour me convaincre du contraire, je ne peux pas faire abstraction de cette conclusion de fait erronée. Non seulement elle était erronée, mais elle était la première de trois constatations faites dans le cadre de l’analyse de la progression logique ayant mené à une conclusion à deux volets, selon laquelle les éléments de preuve ne permettaient pas de conclure que 1) les demandeurs [traduction] « éprouveraient des difficultés » s’ils retournaient à Saint-Vincent et que 2) [traduction] « la police de Saint-Vincent, avec qui les demandeurs n’avaient jamais communiqué, ne les protégerait pas ».

[14]           L’avocate du ministre a catégorisé cette décision correctement en affirmant qu’il était question de la protection de l’État. Toutefois, il n’est pas clairement établi que la SPR a catégorisé la présente affaire de la même façon. Elle ne fait pas mention de la protection de l’État, sauf dans la dernière partie d’une déclaration péremptoire reproduite ci-dessus. La question de protection de l’État n’a pas été analysée de manière significative. Je reconnais que des éléments de preuve clairs et convaincants et la présomption de la protection de l’État sont nécessaires. Je reconnais également qu’il incombe aux demandeurs de réfuter la présomption. Je conviens qu’il n’existe aucune formule établie concernant l’évaluation du caractère approprié de la protection de l’État sur le plan opérationnel (le critère adéquat, à mon avis), mais à cet égard, la SPR n’avait effectué aucune analyse de la protection de l’État. La SPR n’est pas tenue d’examiner tous les éléments de preuve, mais en l’espèce, aucune référence n’a été faite concernant les documents sur la situation dans le pays indiquant des problèmes relatifs à la protection de l’État dans le contexte de violence familiale. Plus fondamentalement, même si ce qui a été consigné peut être perçu comme une évaluation de la protection de l’État (ce qui, à mon avis, ne l’est pas), l’analyse est foncièrement erronée dès le début en raison du déni de la menace elle-même, notamment en ce qui concerne les proches du conjoint faisant partie d’un gang de rue à Saint-Vincent.

[15]           Je ne suis pas en mesure de déterminer la conclusion qu’aurait tirée la SPR, mais l’analyse des éléments de preuve est erronée, tout comme la conclusion d’absence de fondement non appuyée. Il est impossible de s’y fier.

[16]           Je dois prendre un certain recul et examiner la décision comme un tout, étant donné que le contrôle judiciaire ne consiste pas à rechercher les erreurs commises. Pour ce motif, je suis d’avis que la décision n’est pas justifiée en fait et en droit et que par conséquent, elle est déraisonnable selon l’arrêt Dunsmuir. Ainsi, la décision doit être annulée et renvoyée pour nouvel examen par un tribunal constitué différemment.

[17]           Compte tenu de cette conclusion, il n’est pas nécessaire d’examiner les autres questions en litige relatives au rapport du psychologue et aux Directives concernant la persécution fondée sur le sexe. Toutefois, pour ce qui est du rapport du psychologue, la SPR semble l’avoir rejeté pour des motifs ayant été directement critiqués récemment par la Cour suprême du Canada dans une décision majoritaire rendue dans l’affaire Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 (Kanthasamy). La SPR déclare ce qui suit aux paragraphes 13 et 14 de la décision :

[traduction] [13] Toutefois, le tribunal estime que l’évaluation [du psychothérapeute] ne constitue pas un élément de preuve persuasif et détermine que [le psychothérapeute] n’est pas en mesure d’affirmer catégoriquement que l’état psychologique et émotionnel de la demanderesse principale découle de ses problèmes allégués à Antigua.

[14] [...] Le tribunal conclut que même si la demanderesse principale peut souffrir d’anxiété et de dépression, son état pourrait ne pas être lié aux causes qu’elle a décrites dans ses éléments de preuve. Par conséquent, le tribunal n’accorde aucun poids à l’évaluation psychologique.

[Non souligné dans l’original.]

[18]           Au paragraphe 49 de l’affaire Kanthasamy, la Cour suprême du Canada a rejeté cette approche concernant les rapports psychologiques :

Et même si elle ne [traduction] « conteste pas le rapport de la psychologue », l’agente conclut que l’opinion « repose essentiellement sur du ouï-dire », car la psychologue « n’a pas été témoin des faits à l’origine de l’anxiété vécue par le demandeur ». Cette conclusion méconnaît une réalité incontournable, à savoir qu’un rapport d’évaluation psychologique comme celui soumis en l’espèce comporte nécessairement une part de « ouï-dire ». Un professionnel de la santé mentale n’assiste que rarement aux événements pour lesquels un patient le consulte. La prétention selon laquelle la personne qui demande une dispense pour considérations d’ordre humanitaire ne peut présenter que le rapport d’expert d’un professionnel qui a été témoin des faits ou des événements qui sous-tendent ses conclusions est irréaliste et y faire droit entraînerait d’importantes lacunes dans la preuve. De toute manière, un psychologue n’a pas à être expert de la situation dans un pays en particulier pour donner son opinion sur les conséquences psychologiques probables d’un renvoi du Canada.

[Non souligné dans l’original.]

[19]           Aucune des parties n’a proposé de question à certifier et aucune question n’a été soulevée.


JUGEMENT

LA COUR annule la décision de la SPR et renvoie l’affaire à un tribunal différemment constitué de la SPR pour nouvel examen. Aucune question n’est certifiée et aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5467-15

INTITULÉ :

SYBRINA LORINE JOHN ET AL c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 6 juillet 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

DATE DES MOTIFS :

Le 10 août 2016

COMPARUTIONS :

Richard Odeleye

Pour les demandeurs

Sybil Thompson

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Richard Odeleye

Avocat

Toronto (Ontario)

Pour les demandeurs

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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