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Date : 20160930


Dossier : IMM-615-16

Référence : 2016 CF 1097

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 30 septembre 2016

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

demandeur

et

PAUL ROONEY

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Contexte

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 [la Loi ou LIPR] à l’encontre d’une ordonnance de mise en liberté [motifs] rendue le 9 février 2016 par la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [SI ou la Commission].

[2]               La nationalité, la date et le lieu de naissance du demandeur, sa date d’entrée au Canada ainsi que son statut juridique sont inconnus ou, à tout le moins, incertains. Comme le souligne le juge Harrington à la page 2 de la décision du 2 mars 2016 rejetant la précédente requête en sursis du ministre dans la présente affaire [l’ordonnance de sursis] :

[traduction] Le parcours de vie de M. Rooney semble pour le moins compliqué. Il est peut-être né à Toronto. Il est peut-être né à Saint-Vincent-et-les Grenadines. Il est peut-être né en Angleterre […] Autrement dit, il est peut-être Canadien.

[3]               Le défendeur affirme que ses parents biologiques, originaires de Saint-Vincent-et-les Grenadines, sont décédés quand il était très jeune. Il ne connaît ni leur âge ni la date ou le lieu de leur décès, ni leur statut juridique au Canada. Il déclare avoir été adopté officieusement quand il était enfant et avoir vécu à Birmingham avec ses parents adoptifs, mais il ne se rappelle pas s’il est né au Canada, en Angleterre ou dans un autre pays. À ce jour, les démarches pour établir son lieu de naissance sont restées vaines.

[4]               Le défendeur soutient que dans les années 1980, soit à la fin de son adolescence ou au début de l’âge adulte, il a déménagé à Toronto avec ses parents adoptifs, muni d’un passeport britannique qu’il n’a plus en sa possession. Il affirme qu’il a fréquenté l’école secondaire à Toronto.

[5]               Peu après l’arrivée du défendeur au Canada, un membre de sa famille lui a procuré une carte d’assurance sociale. Celle-ci appartenait à un citoyen canadien résidant en Ontario, M. Paul Lawrence Rooney. La carte a été volée en 1992. Un peu plus tard, le défendeur a quitté la résidence de ses parents adoptifs à cause, explique-t-il, de la drogue qui y circulait et des autres activités criminelles qui y avaient lieu.

[6]               De janvier 1994 à octobre 1997, le défendeur a perçu une aide sociale grâce à la carte d’assurance sociale volée.

[7]               Déclaré coupable de vol et de fraude de plus de 5 000 $ en novembre 1997, il a été traduit en justice à titre de ressortissant étranger, sous le nom de son père biologique. Il a purgé des peines concomitantes de trois mois pour la fraude et de deux mois pour le vol, pour lequel il a versé un dédommagement.

[8]               Depuis 1997, le défendeur n’a été déclaré coupable ni accusé d’aucune infraction criminelle. Cependant, en septembre 2013, il a fait l’objet d’une enquête du service de police de Vancouver concernant l’utilisation du numéro d’assurance sociale (NAS) de M. Paul Lawrence Rooney, le résident de l’Ontario susmentionné. Le défendeur a utilisé ce NAS à des fins d’emploi pendant de nombreuses années. Aucune accusation n’a été portée à l’issue de l’enquête effectuée en 2013.

[9]               Le 18 septembre 2013, lors d’une entrevue menée par l’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC] sur son lieu de travail, le défendeur a expliqué que ses parents étaient originaires de Saint-Vincent-et-les Grenadines, leur décès prématuré, son enfance en Angleterre et son immigration à Toronto par la suite. Il a ajouté qu’il n’avait jamais été expulsé du Canada et qu’il n’avait pas de pièces d’identité. Il a mentionné en dernier lieu que sa conjointe était décédée récemment.

[10]           Le 25 octobre 2013, l’ASFC a de nouveau interrogé le défendeur après avoir découvert qu’il avait un casier judiciaire et qu’il était impossible de vérifier les renseignements relatifs à sa naissance auprès des services de la statistique de l’état civil de l’Ontario. Le défendeur, après avoir fait allusion à sa mémoire défaillante, a indiqué que s’il n’était pas né au Canada, il était fort probablement né à Birmingham, en Angleterre.

[11]           Un agent de l’ASFC a ordonné la mise en détention du défendeur en vertu de la LIPR, au motif que [traduction] « M. ROONEY ayant déclaré lui-même être né en Angleterre, [l’agent a] estimé qu’il était interdit de territoire parce que, outre les actes criminels commis au Canada, il avait dépassé la durée de séjour autorisée et était donc un immigrant sans visa […] » (dossier du demandeur, page 41 [DD]).

[12]           Le 28 octobre 2013, le défendeur a fait l’objet d’une mesure de renvoi, aux termes du paragraphe 44(2) de la LIPR, après avoir été déclaré interdit de territoire en raison d’un verdict de culpabilité pour une infraction commise au Canada et punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans aux termes de l’alinéa 36(1)a). Cependant, l’ASFC n’a pas encore expulsé le défendeur parce que sa nationalité n’a pas été établie.

[13]           D’octobre 2013 à février 2016, le défendeur a comparu une fois par mois devant la SI aux fins des contrôles de la détention obligatoires tenus tous les 30 jours. Après chaque contrôle, la SI a reconduit l’ordonnance de détention pour des motifs tenant à l’identification. L’un après l’autre, les commissaires ont refusé de mettre le défendeur en liberté en raison de leurs réserves quant à la crédibilité de ses allégations de pertes de mémoire et au vu de ses déclarations contradictoires, inexistantes ou incohérentes.

II.                La décision de la commissaire

[14]           Lors de l’audience de contrôle des motifs de détention du défendeur tenue sur deux jours en février 2016, la commissaire a exposé, avant de s’en dissocier, les motifs des décisions précédentes de la SI de prolonger la détention, y compris les siens. Elle a notamment indiqué que compte tenu du cumul des périodes de détention du défendeur, une prolongation de celle-ci devrait être considérée comme une détention à durée indéterminée. La commissaire a ordonné la mise en liberté du défendeur après une analyse d’autres critères législatifs, soit ses antécédents médicaux; sa coopération avec l’ASFC; l’absence de danger pour la sécurité publique puisque ses seules condamnations criminelles remontaient à 1997, et l’occupation d’un emploi jusqu’à sa mise en détention en 2013. La mise en liberté du défendeur est assortie des conditions suivantes :

[traduction] Avant sa mise en liberté, le demandeur doit donner son adresse résidentielle à un agent de l’ASFC et signaler, en personne, tout changement d’adresse [...] avant un déménagement.

Le demandeur doit se présenter en personne à un agent de l’ASFC, à l’adresse susmentionnée, dans les 72 heures suivant sa mise en liberté, et une fois par mois par la suite, selon les instructions de l’agent. Un agent de l’ASFC peut, par écrit, réduire la fréquence des rencontres ou changer l’endroit où le demandeur doit se présenter.

Le demandeur ne doit utiliser le numéro d’assurance sociale de Paul Lawrence Rooney sous aucun prétexte. (DD, à la page 5)

[15]           La commissaire, en dépit de l’objection du ministre, n’a pas inclus de condition de présentation devant un agent [traduction] « à la date, à l’heure et au lieu déterminés par l’ASFC ». Elle a décrété que l’ASFC pourrait poser toutes ses autres questions à l’occasion des rencontres mensuelles imposées au défendeur, ou solliciter une modification ultérieure des conditions auprès de la SI.

[16]           Le ministre demandeur a déposé une requête en sursis de l’ordonnance prononcée par la commissaire. Le 2 mars 2016, dans sa décision rejetant la requête du demandeur, le juge Harrington conclut qu’en dépit de son casier judiciaire, le défendeur ne constitue pas un danger pour la sécurité publique et ne risque pas de s’enfuir puisqu’il a demandé à rester au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire. Le juge Harrington a ajouté [traduction] « que le défendeur ne peut en effet être convoqué en vue d’expulsion puisque le ministre ne sait pas s’il est un ressortissant étranger et, si tel est le cas, dans quel pays le renvoyer. De toute évidence, il ne s’agit pas d’une personne cherchant à déjouer le système » (ordonnance de sursis, au paragraphe 3).

III.             Questions en litige et analyse

[17]           Le demandeur soutient que la SI a commis une erreur en :

A.    omettant de donner des motifs clairs et convaincants de sa dérogation à toutes ses décisions antérieures de maintenir la détention pour des raisons tenant à l’identification;

B.     faisant porter au ministre le fardeau incombant au défendeur de prouver son identité;

C.     assortissant la mise en liberté de modalités et de conditions déraisonnables.

[18]           Deux observations préliminaires méritent qu’on s’y attarde. La première préoccupation est celle de la norme de contrôle. Dans la décision Shariff c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 FC 640 [Shariff], la Cour examine en détail la norme applicable aux contrôles de la détention par la SI. Le juge Boswell conclut que les décisions sur la détention sont fondées principalement sur des faits et commandent la norme de la raisonnabilité (décision Shariff, aux paragraphes 14 et 15).

[19]           Au paragraphe 19 de la décision Ahmed c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 792, le juge LeBlanc ajoute que « lorsque le droit à la liberté d’une personne est mis en cause dans le cadre du contrôle des motifs de sa détention, la décision relative à sa détention doit être rendue en prenant en compte l’article 7 de la Charte ».

[20]           L’application de ces principes à l’espèce permet de constater que les première et troisième questions sont de nature factuelle et doivent être examinées selon la norme de la raisonnabilité. Quant à la deuxième question, elle fait intervenir des éléments mixtes de fait et de droit qui relèvent aussi de la norme de la décision raisonnable (décision Canada (Citoyenneté et Immigration) c. X, 2010 CF 1095, au paragraphe 22 [X]).

[21]           La seconde observation préliminaire porte sur le fait que la nationalité du défendeur n’a pas été établie. À ce jour, tant le Royaume-Uni que Saint-Vincent-et-les Grenadines ont refusé de reconnaître le défendeur comme l’un de leurs ressortissants. Qui plus est, si le défendeur est canadien, la LIPR ne s’applique pas à lui et aucun motif ne justifierait sa détention, du moins du point de vue de l’immigration. L’analyse repose donc sur le postulat selon lequel le défendeur est un étranger. À défaut de preuve concluante, je ne tire aucune conclusion de fait quant à la nationalité du défendeur, mais ce n’est pas nécessaire pour trancher le litige.

A.                Première question : La commissaire a-t-elle commis une erreur en omettant de fournir des motifs clairs et convaincants?

[22]           Selon le demandeur, aucun fondement juridique ne permettait à la commissaire de déroger aux conclusions des contrôles précédents des motifs de la détention qui mettaient en doute la crédibilité du défendeur. Je constate que, contrairement aux ordonnances précédentes de maintien en détention de la Commission, la commissaire a donné des motifs suffisamment clairs et convaincants pour ordonner la mise en liberté du défendeur lors du dernier contrôle des motifs de la détention (l’objet du présent examen).

[23]           Il convient de revenir brièvement sur les responsabilités législatives de la Commission lorsqu’elle doit se prononcer sur la détention ou la mise en liberté pour comprendre le contexte dans lequel la commissaire a rendu sa décision.

[24]           Premièrement, aux termes du paragraphe 58(1) de la LIPR, la SI doit prononcer la mise en liberté du résident permanent ou de l’étranger, sauf sur preuve de tel des faits suivants :

(a)               le résident permanent ou l’étranger constitue un danger pour la sécurité publique;

(b)               le résident permanent ou l’étranger se soustraira vraisemblablement au contrôle ou au renvoi;

(c)               le résident permanent ou l’étranger est soupçonné d’être interdit de territoire pour grande criminalité, crimes de guerre, etc.;

(d)              l’identité n’a pas été prouvée, mais pourrait l’être, l’étranger ne coopère pas avec le ministre et ce dernier fait des efforts valables pour établir l’identité de l’étranger;

(e)               l’étranger est un étranger désigné dont l’identité n’a pas été prouvée.

[25]           En vertu du paragraphe 58(1.1), la Commission doit ordonner le maintien en détention sur preuve des faits prévus à l’un ou l’autre des alinéas 58(1)a), b), c) ou e). Il faut souligner que l’alinéa 58(1)d), qui porte sur l’identité, ne fait pas partie de cette liste prescriptive, et confère à la Commission une certaine latitude lorsque l’identité forme la principale question en litige.

[26]           L’article 248 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [RIPR], énonce une catégorie de critères connexes dont la SI doit tenir compte lorsqu’elle est appelée à prendre une décision quant à la détention ou à la mise en liberté :

(a)               le motif de la détention;

(b)               la durée de la détention;

(c)               l’existence d’éléments permettant l’évaluation de la durée probable de la détention et, dans l’affirmative, cette période de temps;

(d)              les retards inexpliqués ou le manque inexpliqué de diligence de la part du ministère ou de l’intéressé;

(e)               l’existence de solutions de rechange à la détention.

[27]           De plus, en vertu de l’article 244 du RIPR, la Commission doit prendre en compte trois critères prépondérants pour décider de la prolongation de la détention, particulièrement lors de l’appréciation :

(a)               du risque que l’intéressé se soustraie vraisemblablement au contrôle, à l’enquête, au renvoi ou à une procédure pouvant mener à la prise, par le ministre;

(b)               du danger que constitue l’intéressé pour la sécurité publique;

(c)               de la question de savoir si l’intéressé est un étranger dont l’identité n’a pas été prouvée.

[28]           Pour déterminer l’identité, soit la cause fondamentale du litige en l’espèce, le paragraphe 247(1) du RIPR veut que les commissaires prennent en considération les critères suivants :

(a)               la collaboration de l’intéressé, à savoir s’il a justifié de son identité, s’il a aidé le ministère à obtenir cette justification, s’il a communiqué des renseignements détaillés sur son itinéraire, sur ses date et lieu de naissance et sur le nom de ses parents ou s’il a rempli une demande de titres de voyage;

(c)               la destruction, par l’étranger, de ses pièces d’identité ou de ses titres de voyage, ou l’utilisation de documents frauduleux afin de tromper le ministère, et les circonstances dans lesquelles il s’est livré à ces agissements;

(d)              la communication, par l’étranger, de renseignements contradictoires quant à son identité pendant le traitement d’une demande le concernant par le ministère;

(e)               l’existence de documents contredisant les renseignements fournis par l’étranger quant à son identité.

[29]           Je ne relève aucune erreur manifeste dans les motifs de la commissaire au regard de son obligation d’appliquer les dispositions législatives et réglementaires pertinentes en matière de détention et de mise en liberté. De même, j’estime que son raisonnement se tient et qu’il est conforme à la jurisprudence faisant autorité en la matière. La Cour d’appel fédérale a énoncé des principes importants relativement au contrôle des motifs de la détention dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Thanabalasingham, 2004 CAF 4 [Thanabalasingham] : en vertu de l’article 58, bien que les décisions antérieures à l’égard de la détention doivent être prises en compte, chaque décision subséquente doit être rendue « quant à la question de savoir si une personne détenue devrait être maintenue en détention » (au paragraphe 24). De plus, la Loi n’exige pas qu’un commissaire présente de nouveaux éléments de preuve pour aller à l’encontre de décisions antérieures, mais qu’il énonce des motifs clairs et convaincants pour ce faire, et la Cour doit faire preuve de retenue dans de telles circonstances (aux paragraphes 8 et 10). L’arrêt Thanabalasingham a aussi souligné que le fardeau d’établir qu’il y a lieu de maintenir une personne en détention est imposé à l’origine au ministre (aux paragraphes 15 et 16).

[30]           En l’espèce, la Commission est allée à l’encontre d’ordonnances antérieures de détention en raison a) de la preuve médicale; b) de la coopération du demandeur avec l’ASFC; c) de la durée de la détention et de la faible probabilité que son identité soit prouvée dans un délai raisonnable; d) de sa réputation et de ses liens avec la collectivité. J’estime que les motifs énoncés par la commissaire pour justifier la mise en liberté sont tout à fait intelligibles, de même que son explication de sa dérogation aux conclusions des contrôles antérieurs des motifs de détention. De toute évidence, la commissaire a pris en compte et appliqué les critères énoncés à l’article 58 de la LIPR, ainsi qu’aux articles 244, 247 et 248 du RIPR. Je suis d’avis que les motifs exposés sont clairs et convaincants pour quatre raisons précises.

[31]           D’abord, la commissaire a examiné le dossier médical soumis à la SI. Elle a souligné que les pertes de mémoire comptent parmi les effets secondaires connus de la médication antivirale du défendeur. Elle a également examiné un rapport médical récent indiquant que le défendeur pourrait souffrir de démence précoce. À son avis, les décideurs précédents n’ont pas accordé le poids voulu à cet élément de preuve, et ils l’ont rejeté à tort. Il était loisible à la commissaire de tirer cette conclusion en se fondant sur la documentation médicale objective : un mini-examen de la santé mentale de Folstein administré à M. Rooney en 2015 révèle des déficiences cognitives, y compris des pertes fonctionnelles de l’ordre de 25 % au cours des neuf derniers mois. De plus, malgré les doutes de certains commissaires relativement aux pertes de mémoire alléguées, cette commissaire a examiné de nouveau la crédibilité du défendeur et a fourni des justifications suffisantes pour conclure que, selon la prépondérance des probabilités, sa mémoire était défaillante.

[32]           Deuxièmement, dans ses motifs, la commissaire fait une analyse exhaustive et conforme au régime législatif de tous les principaux facteurs intervenant dans une décision de mise en liberté. Elle propose une myriade d’exemples témoignant de la volonté du défendeur de coopérer avec l’ASFC. Même si cette conclusion était différente des décisions antérieures ordonnant la détention, y compris celles que la commissaire a elle-même prononcées, les circonstances justifiant une détention peuvent évoluer au fil du temps. Même en l’absence de nouvelle preuve concernant la personne détenue, de nature médicale ou autre, il existe une relation proportionnelle entre la détention en cours et le droit à la liberté du détenu : plus la période de détention est longue, plus il devient nécessaire de justifier la probabilité qu’elle soit indéterminée, plus particulièrement si le demandeur collabore aux efforts déployés pour prouver son identité.

[33]           Manifestement, cette analyse pourrait être différente si une personne détenue qui est interdite de territoire pour grande criminalité ne collaborait pas avec les autorités. Cela peut être le cas notamment d’un détenu qui refuse de signer les documents requis pour prouver son identité ou faciliter la preuve de son identité, ou qui collabore avec les autorités en se réfugiant derrière le bouclier pratique de la « détention à durée indéterminée » pour échapper à l’épée de Damoclès que son passé criminel fait peser sur lui. Comme la Cour l’a dit et répété, la tolérance d’une telle conduite « serait encourager les personnes expulsées à coopérer le moins possible, de façon à se soustraire au système canadien de l’immigration et du statut de réfugié » (Canada (Minister of Citizenship and Immigration) c. Kamail, 2002 CFPI 381, au paragraphe 38).

[34]           Pour en revenir au contrôle des motifs de la détention du défendeur, je remarque que la présente Commission a apprécié certains critères essentiels différemment des commissions ayant mené les contrôles précédents. Ces derniers comprennent le fait que le défendeur a répondu à toutes les questions de l’ASFC en fonction de sa connaissance (selon ce qu’il affirme); qu’il a donné à l’ASFC accès à ses dossiers médicaux et à son appartement en vue d’une perquisition, et qu’il a consenti à un test d’ADN. En somme, le défendeur a coopéré avec les autorités en l’espèce.

[35]           Il est vrai que le défendeur n’a pas toujours répondu aux questions à l’entière satisfaction de l’ASFC. Toutefois, la question de savoir si l’oubli de certains événements (en raison d’un trouble médical, de souvenirs d’enfance oubliés, de la vieillesse ou pour d’autres raisons) constitue un refus de coopérer ou plutôt un facteur amplifié par le passage du temps et les pertes de mémoire est une question de fait à laquelle la Commission doit répondre, et son examen appelle la retenue. La Cour ne devrait pas intervenir, sauf si la conclusion ne fait pas partie de l’éventail des issues raisonnables. Ce n’est pas le cas en l’espèce.

[36]           Troisièmement, la commissaire a tenu compte de la durée de la détention antérieure et future possible. Elle a constaté que pendant des mois, l’ASFC a posé exactement les six mêmes questions au défendeur à l’occasion des contrôles des motifs de sa détention, et qu’il a invariablement donné les mêmes réponses aux six questions. Faisant remarquer que le défendeur a répété pendant deux ans à l’ASFC qu’il n’arrivait tout simplement pas à se souvenir de certaines dates, de certains lieux ou d’autres faits entourant sa naissance ou son enfance, la commissaire écrit que [traduction] « le ministre doit cesser son enquête pour l’instant parce que les renseignements normalement requis ne lui sont pas transmis ou ne sont pas à sa disposition » (DD, à la page 26). Elle conclut que, dans ces circonstances, la détention du défendeur [traduction] « risque de se prolonger indéfiniment » (DD, à la page 26).

[37]           Dans les circonstances, la commissaire avait parfaitement le droit d’observer que les questions répétées de l’ASFC pendant une aussi longue période perdent tout intérêt, et de mettre un terme à ce qui, à ses yeux, constituait une détention pour une période indéterminée liée à l’immigration.

[38]           Il est vrai que la durée ne constitue pas à elle seule un facteur déterminant dans les instances concernant la détention. Il s’agit néanmoins d’un facteur qui doit faire l’objet d’une analyse rigoureuse, même dans les cas où l’identité n’a pas été prouvée (décision Walker c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 392, au paragraphe 32).

[39]           Dans l’ensemble, la commissaire explique de manière claire et convaincante pourquoi elle a jugé qu’en l’espèce – après 27 mois de détention et compte tenu de la faible probabilité que l’identité soit établie dans un futur proche –, la durée de la détention s’avérait particulièrement préoccupante. Elle avait le droit d’accorder davantage de poids à cette préoccupation plutôt qu’aux autres facteurs législatifs pris en compte.

[40]           Quatrième et dernier point, la commissaire a estimé que le défendeur ne présentait aucun risque de fuite, compte tenu notamment de sa demande en suspens fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Dans les circonstances, la commissaire a estimé que des solutions de rechange à la détention étaient envisageables, notamment en raison de la bonne réputation du défendeur et de ses liens avec la collectivité (notamment, un ami l’a hébergé et un organisme sans but lucratif lui a proposé de l’aide).

[41]           En résumé, la Commission justifie de manière claire et convaincante le fait d’être allée à l’encontre des décisions antérieures. À mon avis, compte tenu des motifs énoncés, les conclusions de la commissaire appartiennent tout à fait à l’éventail des issues possibles.

B.                 La commissaire a-t-elle commis une erreur en faisant porter au ministre le fardeau de prouver l’identité?

[42]           Le demandeur fait valoir que la commissaire lui a fait porter à tort le fardeau qui incombe normalement au défendeur de prouver son identité.

[43]           J’abonde dans le sens du demandeur : la preuve de l’identité constitue un élément central du régime législatif, et l’alinéa 58(1)d) oblige bel et bien le défendeur à prêter son concours au ministre à cet égard. Le ministre doit ensuite faire des efforts valables pour établir l’identité. Les deux parties ont donc un rôle à jouer. Ainsi, au paragraphe 24 de la décision X, la Cour a conclu que « [l]a preuve n’incombe entièrement ni [au ministre ni à la personne détenue], et ni l’[un] ni l’autre ne peut se contenter de ne rien faire ». Le juge Phelan a ajouté au paragraphe 31 que « [l]’article 58 impose des obligations aux deux parties et [que] ce qu’une partie fait influence la capacité de l’autre partie […] de remplir ses obligations ».

[44]           Je ne suis toutefois pas d’accord avec le demandeur quand il affirme qu’en l’espèce, la commissaire a déraisonnablement appliqué l’alinéa 58(1)d). La commissaire a plutôt conclu, à partir de la preuve à sa disposition, que le défendeur est malade et qu’il avait fourni à l’ASFC tous les renseignements qu’il connaissait ou dont il se souvenait. Elle mentionne explicitement que les mesures prises par l’ASFC ne sont pas déraisonnables. Toutefois, comme l’enquête piétine et que rien ne permet de prévoir un quelconque dénouement, elle a considéré que la procédure se trouvait dans une impasse. Le fait de conclure que l’ASFC ne dispose pas des renseignements voulus pour poursuivre son enquête n’a pas pour effet de déplacer le fardeau de la preuve.

[45]           Il peut arriver qu’un commissaire de la SI tire une conclusion de fait concernant la mémoire d’un témoin (par exemple, il peut constater qu’une personne détenue a oublié des événements de sa petite enfance et qu’il s’avère extrêmement difficile, voire impossible d’établir son identité). En l’espèce, la Commission estime qu’en obligeant le défendeur à prouver son incapacité à se souvenir de détails de sa naissance ou de son enfance pour attester qu’il ne ment pas, on lui demande ni plus ni moins de prouver l’inexistence d’un fait. De l’avis de la commissaire, cette obligation ne devrait pas se justifier en vertu du droit canadien de l’immigration.

[46]           L’obligation de prouver l’inexistence d’un fait risque d’être sans issue pour les personnes apatrides, anonymes, atteintes de maladie mentale ou autrement vulnérables et incapables de prouver leur identité. Je ne conteste pas la conclusion de la commissaire selon laquelle le défendeur n’est pas apatride de jure au sens des instruments internationaux, mais il vaut la peine de s’attarder aux thèmes de l’apatridie et de l’incapacité d’établir sa nationalité.

[47]           Dans un dossier publié en 2010 sur le thème de l’apatridie de facto, Hugh Massey, conseiller juridique principal du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés [UNHCR], explique que l’incapacité de prouver la nationalité peut avoir plusieurs causes, y compris le fait que [traduction] « certaines personnes peuvent ne jamais avoir été inscrites au registre d’état civil du pays dont elles ont la nationalité ». M. Massey souligne par ailleurs l’extrême difficulté d’établir la nationalité des enfants non accompagnés, a fortiori [traduction] « si l’enfant est si jeune (un enfant trouvé, par exemple) qu’il est absolument incapable de fournir des renseignements sur son origine » (Hugh Massey, UNHCR and De Facto Statelessness (Le UNHCR et l’apatridie de facto (2010), rapport de recherche sur la politique en matière de protection juridique de l’UNHCR, aux pages 41 et 42).

[48]           En 2012, dans un document de discussion rédigé pour le compte de l’UNHCR, cité en renvoi aux pages 543 et 544 du dossier du défendeur, Andrew Brouwer met en lumière les difficultés inhérentes à ce dilemme :

Au Canada, comme c’est le cas ailleurs, les apatrides qui n’ont pas l’autorisation de rester au pays vivent dans un état de vide juridique. Certains apatrides sont des réfugiés, et une fois qu’ils sont reconnus, ils jouissent de tous les droits qui se rattachent à ce statut. Cependant, les apatrides non réfugiés se trouvent dans une situation très précaire. Il s’agit de personnes qu’aucun pays ne reconnaît comme ressortissants, mais qui n’ont pas une crainte raisonnable de persécution dans un pays [...] Qu’elles soient apatrides avant leur arrivée ou qu’elles perdent leur nationalité pendant qu’elles se trouvent au Canada [...] ces personnes font partie d’un groupe, aussi petit soit-il, qui fait face à d’énormes problèmes au Canada et ailleurs. Elles sont vulnérables et marginalisées. [Non souligné dans l’original.]

Andrew Brouwer, L’apatridie dans le contexte canadien, 2012, document de discussion rédigé pour le compte de l’UNHCR, à la page 12.

[49]           À la page 14 de son document, M. Brouwer explique les répercussions du « vide juridique » dans lequel se retrouvent les personnes qui ne peuvent prouver leur nationalité. Or, comme le montre le cas du défendeur, la nationalité est intimement liée à l’identité :

[…] les apatrides non réfugiés au Canada qui ne peuvent pas obtenir de statut juridique s’exposent au renvoi du pays, et peuvent être détenus en attendant leur renvoi. Cependant, parce que le renvoi est souvent impossible, ce qui devrait être une détention à court terme en attendant le renvoi peut devenir une détention à long terme, ou même pour une période indéterminée, pendant que les représentants canadiens tentent de convaincre un autre pays d’accepter un non-ressortissant. Le problème d’une longue détention, particulièrement pour des raisons administratives, est une préoccupation du HCR, et on pourrait l’éviter si d’autres mécanismes de protection étaient mis en place pour ce groupe.

[50]           Voici la définition d’un étranger selon le paragraphe 2(1) de la LIPR : « Personne autre qu’un citoyen canadien ou un résident permanent; la présente définition vise également les apatrides. » Il s’agit de la seule occurrence du mot « apatride » dans la Loi. Ce mot figure également dans quelques dispositions du RIPR, mais celui-ci n’en propose pas de définition. Les repères sont également très rares dans la jurisprudence pour ce qui a trait aux personnes apatrides ou aux personnes qui sont déclarées apatrides de fait (de facto) ou de droit (de jure) parce que, à l’instar du défendeur, elles ne peuvent prouver leur nationalité ou sont de nationalité indéterminée.

[51]           Dans sa forme actuelle, le régime canadien de l’immigration offre très peu de repères juridiques, voire aucun, à l’égard des personnes qui sont entrées au Canada sans savoir qui elles sont ni d’où elles viennent. Ce vide législatif peut conduire à la situation dans laquelle se trouve le défendeur qui, incapable de prouver son statut juridique, se fait dire qu’il n’a pas sa place au Canada ni ailleurs dans le monde, et qu’il doit rester en détention pendant une longue période. Ni la Loi ni le RIPR ne nous indiquent comment traiter les cas comme celui du défendeur, qui n’a pas la nationalité canadienne, mais qui n’a pas non plus de nationalité étrangère en raison des complexités factuelles et juridiques de sa situation.

[52]           Compte tenu de la situation particulière du défendeur et puisque le législateur ne nous guide pas sur la manière d’aborder la question, j’estime que le raisonnement de la commissaire se tient tout à fait.

C.                 La commissaire a-t-elle commis une erreur en imposant des modalités et des conditions déraisonnables?

[53]           Le dernier argument du demandeur, inspiré de la décision Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Li, 2008 CF 949 [Li], est que les conditions imposées par la commissaire sont déraisonnables et symboliques parce qu’elles n’atténuent pas les motifs de détention. Cependant, la décision Li mettait en cause deux individus accusés de crimes graves, qui présentaient un risque de fuite pour la SI. Dans sa décision, le juge Martineau maintient que la surveillance électronique ne constituait pas une condition raisonnable ni une solution de rechange appropriée à la détention.

[54]           Or, le défendeur en l’espèce ne fait l’objet d’aucune accusation criminelle et rien ne permet de croire qu’il pourrait constituer un danger pour la sécurité publique. Afin d’atténuer les risques, la commissaire a autorisé la mise en liberté du défendeur à condition qu’il se présente à l’ASFC 72 heures après sa libération et une fois par mois ensuite, et qu’il l’avise de tout changement d’adresse. Le défendeur s’est également engagé à ne plus jamais utiliser le NAS volé.

[55]           Bien que le refus de la commissaire d’imposer une condition de se présenter à l’ASFC [traduction] « sur demande » fasse contrepied à la pratique courante, et même si sa déclaration voulant que les interrogatoires antérieurs de l’ASFC constituent du [traduction] « harcèlement » est discutable, les conditions imposées n’en restent pas moins raisonnables.

[56]           L’analyse de l’ensemble des facteurs en cause et le degré de déférence devant être accordé à la Commission m’amènent à conclure que les conditions ordonnées appartiennent à l’éventail des issues possibles et acceptables, tout comme la conclusion plus générale de la commissaire en faveur de la mise en liberté du défendeur.

IV.             Conclusion

[57]           À la lumière de tout ce qui précède, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE :

1.      que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée;

2.      que l’avocat n’a présenté aucune question à certifier, et qu’aucune n’est soulevée;

3.      qu’aucuns dépens ne sont adjugés.

« Alan S. Diner »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-615-16

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE c. PAUL ROONEY

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie-Britannique)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 22 AOÛT 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

DATE DES MOTIFS :

Le 30 septembre 2016

COMPARUTIONS :

Aman Sanghera

Pour le demandeur

Peggy Lee

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour le demandeur

Elgin Cannon & Assoc.

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

Pour le défendeur

 

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