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Date : 20160818


Dossier : IMM-552-16

Référence : 2016 CF 941

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 18 août 2016

En présence de monsieur le juge Brown

ENTRE :

OYINDAMOLA ADEO ANNI

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Nature de l’affaire

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée par Oyindamola Adeo Anni (la demanderesse), aux termes du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR), d’une décision rendue le 14 janvier 2016 par un agent d’immigration supérieur (l’agent), dans laquelle l’agent a rejeté la demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) compte tenu du fait qu’il est arrivé à la conclusion que la demanderesse ne risquerait pas d’être persécutée, exposée personnellement à un risque de torture ou à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités si elle était renvoyée dans son pays d’origine (la décision). La demande est accueillie puisque l’agent a évalué les éléments de preuve présentés par la demanderesse de façon erronée et déraisonnable.

II.                Rappel des faits

[2]               La demanderesse est née au Nigéria en 1983. Elle est chrétienne et c’est l’une des représentantes du peuple yoruba. Elle s’est mariée à un homme de confession musulmane nommé Kayode Kazeem Anni (Kayode) qui s’est montré violent et brutal pendant leur relation. Kayode est le père de deux des trois enfants de la demanderesse. Ces deux enfants sont nés au Canada. Le plus jeune n’est toutefois pas né ici et il présente lui aussi une demande d’asile.

[3]               La demanderesse est arrivée au Canada en 2007 alors qu’elle était enceinte de son premier enfant. Elle a présenté une demande d’asile. Kayode a découvert l’endroit où elle se trouvait et il est lui aussi venu au Canada. C’est à ce moment que les sévices physiques et psychologiques ont recommencé. La demanderesse affirme que Kayode la violait aussi à ce moment. Kayode a finalement été arrêté après avoir commis un crime, et on l’a obligé à quitter le Canada. On a convaincu la demanderesse, après qu’elle eue donné naissance à l’enfant de Kayode pendant l’incarcération de ce dernier, de retourner avec son mari au Nigéria en juillet 2008. Elle n’a pas fait d’autres démarches pour sa demande d’asile. Cette demande a donc été réputée abandonnée en 2010.

[4]               À son retour au Nigéria, les mauvais traitements se sont poursuivis. La demanderesse est tombée enceinte à nouveau. Son mari et le frère de ce dernier ont tenté de la convaincre de subir une mutilation génitale féminine, mais elle a refusé. Elle s’est enfuie à nouveau au Canada en février 2009. La demanderesse a donné naissance à sa fille au Canada en avril 2009. À cette époque, le père de la demanderesse est décédé, et elle s’est alors demandé qui allait s’occuper de son fils.

[5]                Elle est retournée au Nigéria en juin 2009 pour récupérer son fils. Elle avait l’intention de retourner immédiatement au Canada avec lui. On ne l’a toutefois pas laissée revenir au Canada à ce moment. La demanderesse a tenté d’échapper à Kayode à plusieurs reprises, mais il la retrouvait chaque fois et il la ramenait à la maison avec les enfants, où les sévices se poursuivaient. La famille de Kayode pratique la mutilation génitale féminine, et elle a tenté de convaincre la demanderesse de la subir elle-même et de l’infliger à sa fille.

[6]               En 2011, la demanderesse a surpris son mari alors qu’il était sur le point de violer leur fille qui allait avoir quatre ans. Elle était endormie, on lui avait retiré son pantalon, et Kayode était dans la pièce. La demanderesse s’est alors enfuie avec ses enfants, et ils se sont ensuite cachés et déplacés d’un endroit à un autre. Chaque fois qu’ils se déplaçaient, Kayode appelait la maison où ils se trouvaient.

[7]               À un certain moment, la demanderesse a été violée lorsqu’un des endroits où logeaient ses amis a été cambriolé. Elle est tombée enceinte. Elle a tenté d’interrompre sa grossesse, mais il était trop tard. À ce moment, Kayode a retrouvé la demanderesse et il lui a dit qu’elle devait se débarrasser du bébé, même si cela signifiait qu’elle devait le tuer au moment de sa naissance. Kayode l’a battu lorsqu’elle a refusé de le faire. Il croyait qu’un bébé né à la suite d’un viol était un mauvais présage.

[8]               La demanderesse et ses enfants sont ensuite allés à New York en janvier 2015. En août 2015, la demanderesse est allée en Géorgie pour y vivre dans une communauté nigériane. Elle a ensuite tenté de venir au Canada avec ses enfants le 27 octobre 2015. Elle a été arrêtée puis détenue par l’Agence des services frontaliers du Canada. Ses enfants ont été envoyés en famille d’accueil. Elle a été transférée dans un centre de détention au mois de décembre où ses enfants ont pu la rejoindre. La demanderesse et les membres de sa famille ont été relâchés en février 2016.

[9]               Elle a récemment appris qu’elle souffrait d’un cancer de la bouche causé par le virus du papillome humain. Il doit être éliminé par voie chirurgicale. Il y a peu d’indications sur le pronostic.

III.             Décision

[10]           L’agent a conclu que la demanderesse n’avait pas fourni suffisamment de preuve pour démontrer qu’elle serait en danger si elle était renvoyée au Nigéria. Puisque l’agent n’a pas tenu compte des enfants dans le cadre de son évaluation de la présente demande d’ERAR, il n’a pas examiné les risques auxquels ils seront confrontés si on les renvoie dans leur pays d’origine. Parmi ces risques non évalués, mentionnons le fait que son plus jeune fils pourrait être tué et que l’on pourrait forcer sa fille à subir une mutilation génitale féminine.

[11]           Dans la décision, on a évalué le risque qu’une mutilation génitale féminine soit infligée à la demanderesse en consultant des sources documentaires secondaires, pour conclure que « [...] la demanderesse n’a pas fourni suffisamment de preuve pour démontrer que ses beaux-parents pourraient enfreindre et transgresser la loi ou exercer une influence notable dans la région où ils vivent ».

[12]           L’agent a tenu compte du risque de meurtre rituel. Il est arrivé à la conclusion qu’il n’existait aucun indice ou aucune preuve documentée démontrant que des meurtres rituels de la nature dont fait mention la demanderesse sont perpétrés (c.-à-d. que les enfants nés à la suite d’un viol et leurs mères doivent être tués).

[13]           L’agent a constaté que la demanderesse vivait dans une région où, selon des rapports mitigés, la police est disposée à porter assistance aux victimes en cas de violence conjugale. Selon ces mêmes rapports, il y aurait beaucoup de services de soutien pour les femmes au Nigéria. La demanderesse n’a présenté aucun élément de preuve démontrant les sévices dont elle a été victime. L’agent a aussi fait remarquer que la demanderesse n’avait pas fourni de lettre ou d’affidavit rédigé par sa mère (qui vivait elle aussi sans son mari ou d’autres enfants) pour mettre en évidence les risques de violence qui pesaient sur elle en tant que femme célibataire vivant seule. Il est donc arrivé à la conclusion que la demanderesse n’avait pas démontré qu’elle risquerait d’être victime de violence en tant que femme au Nigéria.

[14]           L’agent a fait remarquer que l’on n’a pas à évaluer, dans le cadre d’un ERAR, si des soins médicaux et de santé adéquats peuvent être prodigués dans le pays d’origine. Il n’y a aucun élément de preuve relatif à un accès discriminatoire à des traitements médicaux pouvant constituer un motif d’asile dans le cadre d’un ERAR. L’agent a donc accordé peu de poids aux problèmes de santé de la demanderesse lors de l’évaluation des risques auxquels elle serait exposée si elle était renvoyée dans son pays d’origine.

[15]           En l’espèce, pour chaque risque évalué, l’agent est arrivé à la conclusion que la demanderesse ne courrait pas de risques (de subir une mutilation génitale féminine, d’être victime d’un meurtre rituel, d’être victime de violence en tant que femme, ou que son cancer de la bouche mette sa santé en danger). Il a conclu que la demanderesse ne s’exposait pas à une possibilité raisonnable ou sérieuse d’être persécutée, aux termes de l’article 96 de la LIPR, et qu’il n’y avait pas de motifs sérieux de croire qu’elle était exposée à un risque de torture, une menace à sa vie, ou à un risque de traitements ou de peines cruels et inusités si elle était renvoyée au Nigéria.

IV.             Norme de contrôle

[16]           Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], aux paragraphes 57 et 62, la Cour suprême du Canada a conclu qu’une analyse relative à la norme de contrôle n’est pas nécessaire lorsque « [...] la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier. » Dans une affaire comme celle-ci, il faut examiner l’appréciation de la preuve par l’agent selon la norme de la décision raisonnable : Muhammad c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 448, au paragraphe 52. Au paragraphe 47 de l’arrêt Dunsmuir, la Cour suprême du Canada explique ce que doit faire une cour lorsqu’elle effectue une révision selon la norme de la décision raisonnable :

La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel. Toutefois, il est également important de savoir si la décision se situe dans une gamme de résultats possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

V.                Question en litige et analyse

[17]           Même si un certain nombre de questions ont été soulevées par la demanderesse, la question déterminante porte sur la façon dont l’agent a évalué l’affidavit qu’elle a déposé et utilisé à l’appui de sa demande d’ERAR. À cet égard, l’agent a mentionné :

[traduction] J’arrive à la conclusion que les lettres ou les affidavits rédigés par la demanderesse (qui a un intérêt personnel dans l’affaire) doivent être corroborés pour qu’on leur accorde une certaine importance.

[18]           Cette affirmation va à l’encontre de la jurisprudence bien établie par la Cour d’appel fédérale dans Maldonado c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302, au paragraphe 5 (CAF) :

« Quand un demandeur jure que certaines allégations sont vraies, cela crée une présomption qu’elles le sont, à moins qu’il n’existe des raisons d’en douter. » Dans cette affaire, je ne peux pas trouver de raisons valables pour lesquelles la Commission pourrait douter de la véracité des allégations de la demanderesse.

[19]           Il en va de même en l’espèce.

[20]           L’agent n’a pas mentionné qu’il avait des raisons de douter de la véracité des allégations de la demanderesse. L’agent n’a pas fourni de motifs pour rejeter la véracité présumée des éléments de preuve présentés par la demanderesse, comme il aurait été tenu de le faire si tel était le cas, selon l’arrêt Hilo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 26 ACWS (3d) 104, [1991] ACF no 228 (CAF) (QL/Lexis). La Cour d’appel fédérale a déclaré dans cet arrêt que les décideurs doivent donner des motifs pour mettre en doute la crédibilité d’une partie, et le faire en termes clairs et sans équivoque :

[traduction] L’appelant est la seule personne qui a témoigné devant la Commission. Le témoignage qu’il a présenté n’a pas été contredit. Les seuls commentaires sur sa crédibilité sont contenus dans le bref passage cité ci-dessus. Une telle déclaration [traduction] « ne rejette pas catégoriquement le témoignage de l’appelant, mais jette un doute sur la crédibilité de ce dernier ». [] la Commission se trouvait dans l'obligation de justifier, en termes clairs et explicites, pourquoi elle doutait de la crédibilité de l'appelant. L'évaluation (précitée) que la Commission a faite au sujet de la crédibilité de l'appelant est lacunaire parce qu'elle est exposée en termes vagues et généraux. La Commission a conclu que le témoignage de l'appelant était insuffisamment détaillé et parfois incohérent. Il aurait certainement fallu commenter de façon plus explicite l'insuffisance de détails et les incohérences relevées. De la même façon, il aurait fallu fournir des détails sur l'incapacité de l'appelant à répondre aux questions qui lui avaient été posées.

[21]           À mon humble avis, la façon dont l’agent a traité les éléments de preuve de la demanderesse entre en contradiction directe et totale avec la décision de la Cour d’appel fédérale qui a été retenue et respectée dans un nombre de cas presque trop nombreux pour être mentionnés devant notre Cour. Il n’y a aucune jurisprudence permettant de justifier un accroc aussi sérieux aux précédents jurisprudentiels.

[22]           Ce genre d’erreur est particulièrement troublant en l’espèce puisqu’il y a des allégations de violences physiques et sexuelles graves commises à l’endroit de femmes, concernant non seulement la demanderesse, mais aussi potentiellement sa jeune fille. Ces sérieuses allégations s’ajoutent au témoignage de la demanderesse selon laquelle elle a fait l’objet de menaces répétées de mutilation génitale féminine forcée, proférées par son mari et la famille de ce dernier. Une dérogation à la décision prise par la Cour d’appel fédérale ne peut être justifiée par le fait que la demanderesse « a un intérêt personnel dans cette affaire ». Si tel était le cas, tous les demandeurs devraient corroborer leurs témoignages sous serment, ce qui entrerait directement en contradiction avec la jurisprudence établie dans l’arrêt Maldonado.

[23]           On m’a invité à examiner l’ensemble de la preuve, mais ce faisant je confirme mon avis selon lequel l’agent a examiné le témoignage de la demanderesse à l’aide d’un prisme d’évaluation faussé et incorrect qui n’est pas conforme aux précédents jurisprudentiels établis. Je suis de cet avis puisqu’à un autre moment l’agent est aussi arrivé à la conclusion que le témoignage de la demanderesse était insuffisant en dépit du fait qu’il s’agissait d’une déclaration sous serment. À mon humble avis, cette démarche erronée jette une ombre inquiétante sur la décision et la remet en doute. L’inobservation de la jurisprudence établie dans l’arrêt Maldonado fait en sorte que la décision n’est pas justifiée en droit et que, par conséquent, elle est déraisonnable selon l’arrêt Dunsmuir. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie et la décision doit faire l’objet d’un nouvel examen.

[24]           Étant donné la conclusion à laquelle je suis arrivée en ce qui a trait à l’approche adoptée par l’agent à l’égard du témoignage par affidavit de la demanderesse et de la règle établie dans l’arrêt Maldonado, il n’est pas nécessaire d’aborder les autres questions soulevées, en l’occurrence : l’évaluation d’une audition orale lorsque l’on tire des conclusions sur la crédibilité, même si elles sont dissimulées, comme il a été allégué; l’équité procédurale à l’égard de la demanderesse, qui n’a pas eu l’occasion de répondre; et ce, sans même tenir compte des intérêts supérieurs des enfants. Ils serviront aux fins d’une nouvelle décision.

VI.             Question à certifier

[25]           Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale aux fins de certification, et aucune question n’est mentionnée.


JUGEMENT

LA COUR accueille la présente demande de contrôle judiciaire, la décision de l’agent est infirmée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour un nouvel examen, sans aucune question à certifier et sans ordonnance quant aux dépens.

« Henry S. Brown »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-552-16

 

INTITULÉ :

OYINDAMOLA ADEO ANNI c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 10 août 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

 

DATE DES MOTIFS :

Le 18 août 2016

 

COMPARUTIONS :

Dilani Mohan

Pour la demanderesse

 

Alexis Singer

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

MohanLaw

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour la demanderesse

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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