Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20160825


Dossier : IMM-5877-15

Référence : 2016 CF 956

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 25 août 2016

En présence de monsieur le juge Brown

ENTRE :

VIJAYARATNAM SEENIYAN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Nature de l’affaire

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire déposée par Vijayaratnam Seeniyam aux termes du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 [LIPR] à l’encontre d’une décision du 30 novembre 2015 de la Section de l’immigration [SI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié qui, après la tenue de l’enquête prévue au paragraphe 44(2) de la LIPR, a déclaré le demandeur interdit de territoire en application de l’alinéa 34(1)f) de celle-ci.

II.                Faits

[2]               Le demandeur est un Sri-Lankais d’origine tamoule. Il a passé un certain temps en Inde de 2007 à 2010, alors que le Sri Lanka était déchiré par des troubles civils. Il est retourné au Sri Lanka en 2010 puis, en 2013, il est venu au Canada, où il a présenté une demande d’asile. Le ministre allègue que le demandeur était membre des Tigres de libération de l’Eelam tamoul (les TLET, un groupe terroriste violent se faisant également appelé les Tigres de l’Eelam tamoul ou les Tigres tamouls) en raison de ses affiliations avec le groupe politique dirigé par R. Sampanthan (l’Ilankai Tamil Arasu Kachchi, ou ITAK), ainsi que l’Alliance nationale tamoule (TNA), deux formations qui soutenaient les activités des TLET.

[3]               Le ministre s’est reposé sur les éléments de preuve objectifs et sur le témoignage du demandeur pour s’acquitter du fardeau d’établir la preuve contre le demandeur. La SI a conclu que les éléments de preuve présentés par le demandeur portaient à confusion à certains égards. En raison de ses troubles psychologiques, le demandeur prend des médicaments qui ont des effets sur sa mémoire et sa concentration. Le demandeur a informé la SI qu’il était sous médication dès l’ouverture de l’audience.

[4]               Voici quelques extraits du dossier et de la décision :

[traduction]

-          De 1977 à 1979 – Le demandeur se joint à l’ITAK, un parti politique établi de longue date. Il y milite activement, notamment en faisant du porte-à-porte pour recruter des membres. L’ITAK unit ses forces avec d’autres groupes tamouls et devient le Front uni de libération tamoul (TULF). Le demandeur confirme qu’il en est toujours membre.

-          De 1979 à 1992 – Le demandeur affirme qu’il n’a pas été actif au cours de cette période.

-          De 1992 à 1995 – Le demandeur recommence à militer activement et fait du recrutement de membres pour le TULF.

-          De 1995 à 2010 – Dans son témoignage, le demandeur a déclaré qu’il avait cessé toute activité au Sri Lanka (1995 à 2007) et en Inde (2007 à 2010). La SI n’a pas tiré de conclusion défavorable quant à la crédibilité du demandeur durant l’audience; elle a tout de même relevé quelques divergences entre les éléments de preuve objectifs et le témoignage du demandeur.

-          2001 – Le TULF et d’autres groupes tamouls forment la TNA, avec l’appui des TLET. M. Sampanthan est alors un membre actif du TULF. À l’audience, le demandeur a déclaré que M. Sampanthan était le chef de son parti.

-          2004 – Des élections nationales ont lieu au Sri Lanka. M. Sampanthan quitte le TULF et ressuscite l’ITAK (qui avait fusionné avec le TULF en 1977) en vue de présenter des candidats aux élections parlementaires. À titre de dirigeant de l’ITAK, M. Sampanthan contrôle dans les faits l’ITAK et la TNA. Dans un manifeste électoral, la TNA enjoint les Tamouls à soutenir à la fois les candidats de l’ITAK et les TLET.

-          De 1977 à 2010 – Le demandeur demeure membre de la formation rebaptisée TNA – le parti dirigé par M. Sampanthan – ainsi que de son aile parlementaire, l’ITAK.

-          2009 – Les TLET sont vaincus par la force militaire et sont démantelés.

-          De 2011 à 2012 – Le demandeur organise des transports à partir de diverses villes pour des propriétaires fonciers dont les terres ont été saisies par le gouvernement, et il participe à des manifestations visant à les récupérer (le demandeur n’a pas récupéré sa ferme saisie durant le conflit).

-          2013 – Le demandeur participe aux campagnes électorales de l’organisation ITAK/TNA dans la province du Nord.

[5]               Cette chronologie sert de trame à un exposé détaillé des faits.

[6]               En 1977, le demandeur a rempli un formulaire et reçu sa carte de membre. Selon son témoignage, il a adhéré au parti de M. Sampanthan (le TULF, l’ITAK ou la TNA, selon les époques) en 1977 et il en est resté membre ensuite.

[7]               Le demandeur a été arrêté et détenu par les autorités en octobre 1979. Il a été battu par des militaires qui voulaient lui soutirer de l’information sur les groupes rebelles liés aux TLET, dont le demandeur ne faisait pas partie. Il a été libéré grâce à l’intervention de l’un de ses amis.

[8]               En 1983, des émeutes raciales ont éclaté au Sri Lanka. Le demandeur a de nouveau été arrêté par les autorités, qui l’ont détenu pendant une semaine parce qu’il était soupçonné d’être un partisan des TLET.

[9]               En 1990, le demandeur a perdu sa maison et ses exploitations avicoles aux mains de l’armée, qui voulait en faire une zone de sécurité. Il n’a pas récupéré sa propriété. Le demandeur s’est établi dans un autre village avec sa famille. Cette même année, les TLET ont pris le contrôle de Jaffna. Par la suite, le demandeur a été contraint de travailler et de verser de l’argent à plusieurs occasions, craignant chaque fois de mourir s’il refusait d’obéir. En mai 1996, l’armée s’est emparée du village. Beaucoup de voisins du demandeur ont été tués. Il a été détenu puis relâché à deux reprises.

[10]           En août 2007, l’armée a arrêté le demandeur parce qu’elle le soupçonnait d’avoir fourni abri et nourriture aux TLET. Il a été frappé à coups de matraque, menacé de mort, puis relâché après trois jours.

[11]           Le demandeur s’est enfui en Inde en 2007. Au camp de réfugiés, il a suivi une formation pour devenir pasteur. Pendant son séjour en Inde, les autorités du pays l’ont détenu et interrogé à deux reprises au sujet de ses liens présumés avec les TLET. Les deux fois, il a été relâché.

[12]           Les TLET ont été vaincus et démantelés en 2009, après avoir mené une campagne militaire ratée contre le gouvernement sri-lankais. Encouragé par les autorités indiennes et les perspectives de paix, le demandeur est rentré chez lui en 2010. Après son retour, il a travaillé comme pasteur. Il a également organisé des manifestations pacifiques contre les saisies de terres.

[13]           En 2012, le demandeur a de nouveau été arrêté et détenu par l’armée, qui l’accusait d’avoir prêté assistance à des membres des TLET durant son séjour en Inde. L’armée a fini par le libérer.

[14]            Tout au long de la présente instance, le demandeur a maintenu qu’il n’avait jamais collaboré avec les TLET.

[15]           Il est venu trouver sa sœur au Canada en 2013, muni d’un visa de visiteur. Constatant que la situation ne semblait pas s’améliorer au Sri Lanka, il a présenté une demande d’asile.

[16]           Le demandeur affirme qu’il n’a jamais soutenu les TLET; il a plutôt milité pour les droits des Tamouls et la restitution des terres aux propriétaires qui, comme lui, se les étaient fait confisquer par l’armée.

III.             Décision

[17]           La SI a conclu que le ministre s’était acquitté du fardeau d’établir qu’il existe des motifs raisonnables de croire que l’appartenance du demandeur à la TNA et, en effet, son soutien à l’ITAK, le parti dirigé par M. Sampanthan, en font automatiquement de lui un membre ancien ou actuel des TLET. Cette conclusion emporte interdiction de territoire du demandeur au Canada, au motif de son adhésion à une organisation s’étant livrée à des actes visant le renversement d’un gouvernement par la force et le terrorisme.

[18]           Plus précisément, la SI a jugé que le demandeur avait [traduction] « recruté de 45 à 50 membres en faisant du porte-à-porte, au côté d’un député élu, M. Sivajilingam. Ces activités de recrutement ont précédé son départ pour l’Inde ». La SI rappelle au surplus que la Cour d’appel fédérale a déjà établi que [traduction] l’adhésion à la TNA équivalait à une appartenance aux TLET.

IV.             Questions en litige

[19]           À mon avis, les questions suivantes se posent en l’espèce :

1.                   Quelle est la norme de contrôle applicable?

2.                  La conclusion de la SI selon laquelle l’ITAK et la TNA constituaient dans les faits une seule et même formation et que, par voie de conséquence, le demandeur faisait partie des TLET est-elle raisonnable?

3.                  La conclusion de la SI selon laquelle le demandeur était un membre de la TNA est-elle raisonnable?

V.                Analyse

[20]           À mon avis, la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée pour les motifs exposés ci-après.

A.                Norme de contrôle

[21]           En ce qui a trait à la norme de contrôle, la Cour suprême du Canada établit aux paragraphes 57 et 62 de l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], qu’il n’est pas nécessaire de se livrer à une analyse de la norme de contrôle si « la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier ». De façon générale, la question de l’appartenance à une organisation est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Ismeal c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2010 CF 198, au paragraphe 15 [Ismeal]; B074 c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1146, au paragraphe 23 [B074].

[22]           Au paragraphe 50 de l’arrêt Dunsmuir, la Cour suprême explique la démarche que doit suivre une cour de justice appelée à effectuer un contrôle selon la norme de la décision raisonnable :

La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[23]           Je dois également prendre en considération la mise en garde de la Cour suprême sur la nécessité de voir le contrôle judiciaire comme un tout et non comme une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur : Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c. Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34. En l’espèce, il s’agit d’établir si la décision, considérée comme un tout dans le contexte du dossier, est raisonnable : Construction Labour Relations c. Driver Iron Inc., 2012 CSC 65; voir aussi l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62.

B.                 Cadre légal et législatif

[24]           Je commencerai mon analyse par l’examen du régime établi par le législateur. L’article 33 de la LIPR énonce les règles d’interprétation, et le paragraphe 34(1) dresse la liste des personnes qui sont interdites de territoire.

Interprétation

Rules of interpretation

33 Les faits — actes ou omissions — mentionnés aux articles 34 à 37 sont, sauf disposition contraire, appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir.

33 The facts that constitute inadmissibility under sections 34 to 37 include facts arising from omissions and, unless otherwise provided, include facts for which there are reasonable grounds to believe that they have occurred, are occurring or may occur.

Sécurité

Security

34 (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

34 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for

c) se livrer au terrorisme;

(c) engaging in terrorism;

f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b), b.1) ou c).

(2) [Abrogé, 2013, ch. 16, art. 13]

 2001, ch. 27, art. 34;

 2013, ch. 16, art. 13.

(f) being a member of an organization that there are reasonable grounds to believe engages, has engaged or will engage in acts referred to in paragraph (a), (b), (b.1) or (c).

(2) [Repealed, 2013, c. 16, s. 13]

[soulignement ajouté]

[emphasis added]

[25]           Plus particulièrement, l’alinéa 34(1)c) prescrit l’interdiction de territoire des personnes qui se livrent au terrorisme, et l’alinéa 34(1)f) vise les membres d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte de terrorisme. Je tiens à souligner qu’à l’alinéa 34(1)f), le législateur conjugue l’expression « être l’auteur » non seulement au présent, mais également au passé et au futur. Qui plus est, l’alinéa 34(1)f) n’exige point de prouver qu’un demandeur s’est livré lui-même à des actes terroristes pour considérer qu’il a été membre d’une organisation terroriste. Si c’était le cas, l’alinéa 34(1)f) serait redondant puisque cette situation est déjà visée à l’alinéa 34(1)c) : Kanagendren c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 86 [Kanagendren]. L’alinéa 34(1)f) porte sur l’appartenance à une organisation.

[26]           J’observe par ailleurs que le législateur a ajouté une disposition spéciale qui permet au ministre de dispenser une personne interdite de territoire de l’application de l’alinéa 34(1)f) :

Exception - demande au ministre

Exception - Application to Minister

42.1 (1) Le ministre peut, sur demande d’un étranger, déclarer que les faits visés à l’article 34, aux alinéas 35(1)b) ou c) ou au paragraphe 37(1) n’emportent pas interdiction de territoire à l’égard de l’étranger si celui-ci le convainc que cela ne serait pas contraire à l’intérêt national.

42.1 (1) The Minister may, on application by a foreign national, declare that the matters referred to in section 34, paragraphs 35(1)(b) and (c) and subsection 37(1) do not constitute inadmissibility in respect of the foreign national if they satisfy the Minister that it is not contrary to the national interest.

[27]           Ainsi, une personne qui est déclarée interdite de territoire parce qu’elle s’est livrée à des actes terroristes ou, ce qui revêt une importance particulière aux fins de la présente espèce, parce qu’elle est membre d’une organisation terroriste, peut demander au ministre de lui accorder une dispense au titre du paragraphe 42.1(1) de la LIPR si elle remplit les critères.

[28]           La SI ayant dûment appliqué la définition du terrorisme et s’étant acquitté du fardeau de preuve légal tel que l’enseigne la jurisprudence, ces points ne seront pas examinés dans les présents motifs.

C.                 Analyse

[29]           Essentiellement, compte tenu du pouvoir discrétionnaire conféré au ministre au paragraphe 42.1(1), le défendeur fait valoir, et je suis d’accord, que la Cour d’appel fédérale a interprété de manière libérale l’alinéa 34(1)i) et la notion d’« appartenance à une organisation » :

[29]      Eu égard au raisonnement suivi dans la décision Singh et, plus particulièrement, à l’existence, dans les cas qui la justifient, d’une dispense d’application de l’alinéa 34(1)f), je suis d’avis que le mot « membre » dans la Loi devrait continuer d’être interprété d’une manière libérale :

Poshteh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 85 [Poshteh].

[30]           Dans l’arrêt Poshteh, le juge Rothstein s’exprime ainsi au nom de la CAF :

[32]      La Section de l’immigration a choisi d’interpréter d’une manière libérale le mot « membre ». Cette interprétation n’était pas déraisonnable.

[...]

[36]      Dans un cas donné, il sera toujours possible de dire que même si plusieurs facteurs permettent de conclure qu’il y avait appartenance, d’autres autorisent une conclusion contraire. Ce sont là des aspects qu’il appartient à la Section de l’immigration, de par sa spécialisation, d’apprécier.

[31]           Avant de passer au volet suivant, j’aimerais insister sur le fait que dans l’arrêt Poshteh, la Cour d’appel fédérale décrète que l’appréciation de l’appartenance relève du champ d’expertise de la SI. J’estime par conséquent qu’il convient de faire preuve de déférence à son endroit dans un contrôle judiciaire. Dans la décision B074, le juge en chef Crampton énonce les trois facteurs qu’un tribunal doit soupeser pour déterminer l’appartenance à une organisation par un tribunal :

[29]      Pour déterminer si un étranger est membre d’une organisation décrite à l’alinéa 34(1)f), il y a lieu d’évaluer sa participation au sein de l’organisation en question (décision Toronto Coalition, précitée, au paragraphe 118; décision Kanendra, précitée, au paragraphe 24). À cet égard, il y a lieu de tenir compte de trois facteurs, dont la nature des activités de l’intéressé au sein de l’organisation, la durée de cette participation et le degré de l’engagement de l’intéressé à l’égard des buts et objectifs de l’organisation (TK c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2013 CF 327, au paragraphe 105 [TK]; décision Toronto Coalition, précitée, au paragraphe 130; décision Basaki, précitée au paragraphe 18; décision Sepid, précitée, au paragraphe 14; décision Ugbazghi, précitée, aux paragraphes 44 et 45). Dans le cas où certains facteurs donnent à penser que l’intéressé était effectivement un membre de l’organisation et où d’autres facteurs donnent à penser le contraire, ces facteurs doivent être examinés et soupesés raisonnablement (décision Toronto Coalition, précitée, au paragraphe 118; Thiyagarajah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 339, au paragraphe 20 [Thiyagarajah]).

[Non souligné dans l’original.]

[32]           Le demandeur a invoqué la décision B074 et demandé qu’elle soit appliquée en l’espèce. Même si le défendeur ne considère pas que la conformité au cadre d’analyse établi dans la décision B074 est essentielle, il concède qu’elle n’a pas été infirmée. J’estime pour ma part que la SI devrait appliquer le cadre établi dans la décision B074, mais que le défaut de le faire ne confère pas pour autant un caractère déraisonnable à une décision qui peut être étayée autrement dans un contrôle judiciaire, comme c’est le cas en l’espèce.

[33]           J’adhère également aux conclusions de la juge Dawson dans l’arrêt Kanagendren, qui recommande la plus grande prudence avant de déduire que l’appartenance d’une personne à une organisation donnée en fait automatiquement un membre d’une organisation terroriste :

[30]      Cela dit, il faut faire preuve d’une grande prudence avant de conclure que l’appartenance à une organisation donnée va de pair avec l’appartenance à une autre organisation. Plus particulièrement, lorsqu’il s’agit de mouvements nationalistes ou de libération, le simple fait qu’ils aient des objectifs communs et qu’ils coordonnent de concert des activités politiques peut fort bien ne pas justifier ce type d’analyse.

[34]           Il s’agit d’une mise en garde fort pertinente en l’espèce, la question centrale étant celle de savoir si l’appui du demandeur au parti de M. Sampanthan et son appartenance à l’ITAK et au TULF, puis de nouveau à la formation ITAK/TNA, vont de pair avec son appartenance à la TNA et, par conséquent, aux TLET. Comme il a déjà été mentionné, le demandeur a déclaré que son chef était M. Sampanthan, un militant actif dans plusieurs formations politiques, dont le TULF, l’ITAK et la TNA et qui, à titre de dirigeant de l’ITAK et de dirigeant de fait de la TNA, a soutenu les TLET avant et durant les élections de 2004. Le demandeur était membre de ces formations avant et après les élections générales de 2004 et, si l’on tient compte du contexte global, avant et après la commission d’actes terroristes par les TLET au Sri Lanka.

[35]           Je tiens à rappeler que la SI ne formule aucune conclusion quant à la crédibilité des déclarations du demandeur. En l’absence de preuve contraire, il faut ajouter foi au témoignage du demandeur : Maldonado v Canada (Minister of Employment and Immigration), [1980] 2 FC 302 (FCA). Néanmoins, la SI relève à juste titre les divergences entre les éléments de preuve objectifs et le témoignage oral du demandeur qui, souligne-t-elle (raisonnablement à mon avis), prêtait à confusion. La SI avait toute compétence pour accorder plus de poids à la preuve objective.

[36]           Dans le contrôle judiciaire, il ne m’est pas demandé d’établir si la décision de la SI est correcte, mais plutôt si elle est raisonnable, comme le prescrit la Cour suprême dans l’arrêt Dunsmuir. J’estime en toute déférence que la décision de la SI est raisonnable. Certaines déclarations du demandeur autorisent une conclusion d’appartenance, mais il en a fait d’autres qui militent contre une telle conclusion; cela est toujours possible : Ismeal, au paragraphe 22. C’est le cas en l’espèce, étant donné que les déclarations du demandeur attestant son appartenance à l’ITAK en contredisent d’autres qui proclament son désaccord avec les objectifs de l’organisation.

[37]           Il est acquis que le demandeur s’est joint à l’ITAK en 1977 et qu’il en est resté membre jusqu’à tout récemment. Au fil des moutures successives du parti tamoul, le demandeur est resté notoirement fidèle à M. Sampanthan, qu’il désigne comme son chef. L’ITAK – sous l’égide de M. Sampanthan – soutenait les TLET et, de fait, représentait ce que j’appellerai l’aile parlementaire de la TNA et des TLET durant les élections de 2004. Lors de la campagne électorale de 2004, la TNA faisait l’éloge des candidats qui se présentaient sous la bannière de l’ITAK, en plus de leur procurer son soutien actif. La TNA incitait les Tamouls à soutenir l’ITAK parce que l’ITAK soutenait les TLET. Je souligne que M. Sampanthan a quitté le TULF pour diriger la TNA et l’ITAK, car il était mécontent du refus du TULF d’offrir un soutien plus actif aux TLET. Le demandeur était un fidèle de M. Sampanthan. Comme le demandeur a été un membre actif de l’ITAK de 1977 jusqu’à tout récemment, y compris après 2010, je suis d’avis que la SI pouvait, en agissant raisonnablement, conclure qu’il avait appartenu à une organisation s’étant livrée à des actes terroristes, dans la mesure où l’ITAK a soutenu les TLET avant et après les élections générales de 2004.

[38]           Je souligne les réserves formulées par le demandeur à l’égard du passage « [...] l’adhésion à la TNA équiva[lait] à une appartenance aux TLET » au paragraphe 22 de la décision Kanagendran c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 384, rendue par la Cour fédérale et confirmée par l’arrêt 2015 CAF 86 (cette décision fait l’objet de l’appel Kanagendren). Cependant, ce passage n’a pas été infirmé dans l’appel subséquent et, quoi qu’il en soit, il s’appuie sur la preuve. Je conviens que la SI se devait de faire sa propre appréciation des éléments de preuve à sa disposition, mais je signale aussi  que les éléments de preuve objectifs indiquent des liens manifestes avec la TNA, l’ITAK et les TLET à toutes les époques pertinentes.

[39]           Le demandeur cite également le passage suivant de la décision de la SI :

[traduction] Les éléments de preuve permettent de conclure que M. Seeniyan a milité au sein de l’ITAK et de la TNA pendant plus de 30 ans. Il participait au recrutement de nouveaux membres ainsi qu’à l’organisation des participants aux manifestations d’appui à la TNA, et il a travaillé pour des députés de la TNA à partir des années 1970 jusqu’aux élections provinciales de septembre 2013. La nature de son engagement le plaçait au-dessus des simples partisans ou sympathisants. [La SI] conclut que M. Seeniyan était membre de la TNA.

[40]           Dans les prochains paragraphes, j’examinerai séparément chacun des énoncés dans mon analyse de la raisonnabilité :

         Les éléments de preuve permettent de conclure que M. Seeniyan a milité au sein de l’ITAK et de la TNA pendant plus de 30 ans. [Remarque de la Cour : Cet énoncé est raisonnable si l’on tient compte du fait qu’il a possédé une carte de membre de l’ITAK pendant au moins 30 ans, et même durant les périodes au cours desquelles il affirme n’avoir pris part à aucune activité en particulier.]

         Il participait au recrutement de nouveaux membres. [Remarque de la Cour : Cet énoncé est raisonnable puisque le demandeur a admis avoir recruté des membres de 1977 à 1979 et de 1992 à 1995.]

         Il participait à l’organisation des participants aux manifestations d’appui à la TNA. [Remarque de la Cour : Cet énoncé est correct pour ce qui est des activités exercées après 2012, mais y aurait-il lieu de le considérer comme déraisonnable puisque les TLET étaient alors démantelés? À mon avis, l’énoncé est raisonnable puisque son militantisme actif au sein du parti après 2012 permet de conclure que le demandeur avait appuyé une organisation qui s’était auparavant livrée à des actes terroristes.]

         Il a travaillé pour des députés de la TNA à partir des années 1970 jusqu’aux élections provinciales de septembre 2013. [Remarque de la Cour : Cet énoncé est raisonnable puisque le demandeur concède qu’il a travaillé pour un député, M. Sivajilingam, avant et après son séjour en Inde, et également pour deux candidats élus au conseil de la province du Nord en septembre 2013. L’objection porte sur le fait que les TLET étaient démantelés en 2013. J’estime pour ma part qu’il s’agit d’un énoncé raisonnable parce que le demandeur a été un membre actif du parti avant 1995 et après 2009 (l’année du démantèlement des TLET), et que cela suppose un appui aux organisations dirigées par M. Sampanthan (l’ITAK et la TNA), qui ultérieurement se sont livrées à des activités terroristes en appuyant les TLET, avant et après les élections générales de 2004. L’admission du demandeur de l’assistance prêtée à des députés de la TNA en 2013 équivaut essentiellement à dire qu’il appuyait la TNA, qui s’est livrée à des actes terroristes en cautionnant les TLET avant 2009.]

[41]           Même si le demandeur a répété à maintes reprises qu’il n’adhérait pas aux objectifs des TLET, cette affirmation n’est pas concluante. La question centrale a trait à l’appartenance à une organisation ayant commis des actes terroristes. Il a déjà été confirmé par une instance inférieure que les TLET constituaient manifestement une telle organisation et, au vu du dossier, je souscris à cette conclusion. Il était également raisonnable de la part de la SI de conclure qu’elle avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur, en raison de son appartenance à l’ITAK (qui appuyait les TLET) et de son allégeance à M. Sampanthan (qui dirigeait l’ITAK, a dirigé dans les faits la TNA et appuyait activement les TLET), avait été membre d’une organisation qui se livrait à des actes terroristes au sens de l’alinéa 34(1)f).

[42]           En résumé, compte tenu de la déférence due à la SI et à son expertise, ainsi que du fait qu’elle a dûment appliqué la définition du terrorisme tout en s’acquittant du fardeau de preuve légal tel que l’enseigne la jurisprudence, sans toutefois perdre de vue que les tribunaux ont défini de manière libérale la notion d’appartenance à une organisation et que la seule obligation de la SI était de s’assurer qu’elle avait des « motifs raisonnables de croire », je suis d’avis que la décision, si on la considère comme un tout dans le contexte du dossier, appartient à l’éventail des issues possibles et acceptables, pouvant se justifier au regard des faits et du droit, conformément à l’arrêt Dunsmuir. Par conséquent, je dois rejeter la présente demande de contrôle judiciaire.

D.                Question à certifier

[43]           Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale aux fins de certification, et aucune question n’est mentionnée.


JUGEMENT

LA COUR rejette la demande de contrôle judiciaire, sans aucune question à certifier et aucune ordonnance quant aux dépens.

« Henry S. Brown »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5877-15

 

INTITULÉ :

VIJAYARATNAM SEENIYAN c. LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 10 août 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

 

DATE DES MOTIFS :

Le 25 août 2016

 

COMPARUTIONS :

Micheal Crane

Pour le demandeur

 

Christopher Ezrin

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Micheal Crane

Avocat

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.