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Date : 20161005


Dossier : T-437-16

Référence : 2016 CF 1110

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 5 octobre 2016

En présence de madame la juge Tremblay-Lamer

ENTRE :

FRANCESCO PAONESSA

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en application de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, à l’encontre d’une décision rendue par le chef d’état-major de la défense [le CEMD], qui, en sa capacité d’autorité de dernière instance en matière de griefs en vertu de la Loi sur la défense nationale, L.R.C. (1985), ch. N-5, a rejeté le grief du demandeur concernant sa libération des Forces armées canadiennes [FAC].

II.                Les faits

[2]               Le demandeur était membre des FAC depuis janvier 2008 et faisait partie de la police militaire [PM] au moment de son renvoi des FAC. Son rendement au sein des FAC et de la PM n’a pas été des plus reluisants.

[3]               En octobre 2011, le demandeur a publiquement mis en doute la capacité d’un membre des FAC, une action pour laquelle il s’est vu imposer une mesure corrective par son commandant [CO] : une première mise en garde pour rendement insuffisant. Un incident semblable s’est produit en février 2012.

[4]               En décembre 2011, une enquête pour manquement aux normes professionnelles a été ouverte pour examiner la conduite du demandeur. Au total, six allégations de conduite répréhensible en vertu du Code de déontologie de la police militaire ont été formulées à l’encontre du demandeur (les deux dernières ayant été ajoutées en février 2012, à la suite du deuxième incident au cours duquel le demandeur a publiquement mis en doute la capacité d’un membre des FAC) :

1.                  en vertu de l’alinéa 4g) : utiliser une arme de façon dangereuse ou négligente, le demandeur ayant pointé son arme à feu vers lui-même ainsi qu’en direction d’un tiers et d’un chien;

2.                  en vertu de l’alinéa 4i) : entraver sciemment [et indûment] une enquête, le demandeur ayant intimidé un témoin;

3.                  en vertu de l’alinéa 4j) : utiliser les informations de la police militaire, les ressources de la police militaire ou son statut de policier militaire à des fins privées ou à toute autre fin non autorisée, le demandeur ayant présenté son insigne à de jeunes hommes qui le doublaient sur la route, ainsi qu’à un cavalier pour éviter de recevoir une contravention alors qu’il se trouvait au Manitoba;

4.                  en vertu du paragraphe 4l) : adopter une conduite susceptible de jeter le discrédit sur la police militaire ou de mettre en doute sa propre capacité de s’acquitter de ses fonctions avec loyauté et impartialité, le demandeur ayant fourni à une ex-partenaire une « boîte de harcèlement » contenant des éléments graves ou inappropriés tels que des munitions et diverses déclarations liées aux drogues;

5.                  en vertu de l’alinéa 4h) : sciemment supprimer, représenter faussement ou falsifier l’information contenue dans un rapport ou une déclaration, le demandeur ayant nié avoir rédigé et envoyé des documents dont il était l’auteur;

6.                  en vertu de l’alinéa 4l) : adopter une conduite susceptible de jeter le discrédit sur la police militaire ou de mettre en doute sa propre capacité de s’acquitter de ses fonctions avec loyauté et impartialité, le demandeur ayant rédigé et envoyé des documents susceptibles de jeter le discrédit sur la police militaire.

[5]               En décembre 2011, des accusations ont également été portées contre le demandeur en application de l’article 252 du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, pour avoir quitté les lieux d’un accident au cours duquel il avait heurté une femme à un passage pour piétons. À la suite de cet incident, les attestations de police militaire du demandeur ont été suspendues en attendant l’issue de l’enquête.

[6]               En février 2012, le demandeur a fait l’objet de mesures disciplinaires après avoir installé des jeux à partir d’un dispositif de stockage portable sur son ordinateur de travail.

[7]               En juin 2012, l’enquête pour manquement aux normes professionnelles a conclu que quatre allégations étaient fondées, les actions du demandeur ayant contrevenu aux alinéas 4g), j), h) et l) du Code de déontologie de la police militaire, DORS/2000-14.

[8]               En mars 2013, le demandeur a demandé l’autorisation d’aller dans un centre de réadaptation pour les alcooliques. Sa demande a été refusée, parce que les FAC n’avaient pas d’entente permanente avec ce centre en particulier. Le médecin-chef de la base a plutôt ordonné au demandeur de discuter de ses options avec son médecin et son travailleur social.

[9]               En octobre 2013, le commandant du demandeur a demandé qu’un examen administratif [EA] soit entrepris pour examiner les écarts de conduite et le rendement insuffisant du demandeur, et il a recommandé que le demandeur soit libéré des FAC en vertu de l’alinéa 2a) – Conduite non satisfaisante – du tableau présenté à l’article 15.01 des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes [ORFC].

[10]           L’examen administratif a commencé en novembre 2013.

[11]           En avril 2014, après que le demandeur a été reconnu coupable d’avoir quitté les lieux d’un accident, son permis de conduire a été suspendu, de sorte qu’il n’était plus en mesure de s’acquitter de certaines de ses fonctions principales au sein des FAC. Son rendement a donc été jugé insuffisant.

[12]           En juillet 2014, un rapport préliminaire de l’EA, dans lequel il devait être recommandé que le demandeur soit libéré des FAC en application de l’alinéa 5f) – Inapte à continuer son service militaire – du tableau présenté à l’article 15.01 des ORFC, a été envoyé au demandeur après la fin de son procès criminel pour lui permettre de présenter des observations avant qu’une décision soit rendue; il a présenté ces observations en septembre 2014.

[13]           En octobre 2014, l’EA a conclu que [traduction] « le demandeur avait manifesté des faiblesses personnelles qui découlaient de facteurs en son pouvoir et qui imposaient un fardeau à l’administration des FAC »; il devrait donc être libéré des FAC en application de l’alinéa 5f) du tableau présenté à l’article 15.01 des ORFC.

[14]           En novembre 2014, le demandeur a déposé, auprès de l’autorité initiale, un grief à l’encontre de l’examen administratif, grief qui a été rejeté en avril 2015.

[15]           En juin 2015, le demandeur a ensuite déposé un grief auprès du CEMD à titre d’autorité de dernier ressort, demandant la révision de la décision de l’autorité initiale. Avant que le grief soit étudié par le CEMD, le dossier du demandeur a été soumis au Comité externe d’examen des griefs militaires [CEEGM] pour faire l’objet d’un examen indépendant conformément aux articles 7.20 et 7.21 des ORFC.

[16]           En septembre 2015, le CEEGM a présenté ses conclusions et recommandations au CEMD, dans lesquelles il recommandait le rejet du grief du demandeur.

[17]           En novembre 2015, le demandeur a présenté d’autres observations au CEMD.

[18]           Le 8 février 2016, le CEMD a rejeté le grief du demandeur.

III.             Décision faisant l’objet du contrôle

[19]           Après examen des conclusions et des recommandations du CEEGM et de la réponse du demandeur, le CEMD a fait siennes les conclusions du CEEGM et les a jointes à sa décision.

[20]           Le CEMD a examiné et rejeté les arguments du demandeur dans lesquels ce dernier comparait sa situation à celle d’autres agents d’application de la loi partout dans le monde qui avaient bénéficié de sanctions plus clémentes.

[21]           Le CEMD a ensuite exposé le nombre d’éléments de preuve contre le demandeur et leur gravité :
[traduction]

une accusation en vertu du [Code criminel], la suspension de ses attestations de police militaire et l’imposition de trois mesures correctives, entre autres. Vous avez manifestement fait preuve d’écarts de conduite et d’un rendement insuffisant dans un large éventail d’activités. Parallèlement, votre chaîne de commandement vous a offert des occasions de corriger ces lacunes par l’adoption de mesures correctives, mais en vain. Il est vrai qu’aucune faute d’inconduite n’a été portée à votre dossier depuis février 2012, et c’est tout à votre mérite. Malheureusement, cela ne peut effacer les événements précédents.

[22]           Le CEMD a donc conclu que la libération du demandeur était raisonnable et qu’elle constituait une mesure appropriée en application de l’alinéa 5f) du tableau présenté à l’article 15.01 des ORFC.

IV.             Question en litige

[23]           La seule question en l’espèce est de déterminer si la décision du CEMD de rejeter le grief du demandeur était raisonnable.

V.                Norme de contrôle

[24]           La norme de contrôle devant s’appliquer à la décision du CEMD de rejeter le grief du demandeur est celle de la décision raisonnable (Zimmerman c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 43, au paragraphe 21; Moodie c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 87, au paragraphe 51).

[25]           À ce titre, la Cour n’interviendra que si la décision du CEMD n’appartient pas aux issues possibles pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

VI.             Analyse

Premièrement, le demandeur soutient que le CEMD a commis une erreur en concluant qu’il était « inapte à continuer son service militaire », c.-à-d. en concluant que l’alinéa 5f) de l’article 15.01 des ORFC était la disposition du tableau qu’il convenait d’invoquer pour appliquer les sanctions.

[26]           Le CEMD a conclu que les éléments de preuve étaient fort convaincants et que, compte tenu de la multiplicité des inconduites observées dans un large éventail de domaines, l’alinéa 5f) était plus approprié.

[27]           Le demandeur fait valoir que l’emploi du temps présent dans ce numéro signifie que les écarts de conduite doivent toujours s’appliquer au moment où la décision est rendue.

[28]           Le CEMD n’était pas de cet avis. Le passage du temps n’efface pas la conduite du demandeur et, au moment où les écarts de conduite ont été observés, il a été donné au demandeur la possibilité (mesures correctives) de les corriger, mais ce dernier n’y a pas donné suite. Il ne fait aucun doute que le CEMD a pris en compte les arguments du demandeur, mais, compte tenu des circonstances, le demandeur a été jugé « inapte à continuer son service militaire ». Cette décision relevait entièrement de son pouvoir discrétionnaire.

[29]           Le demandeur allègue par ailleurs que les conclusions du CEEGM, et donc celles du CEMD, étaient fondées sur une appréciation erronée de la preuve. Cependant, il n’appartient pas à la Cour de réévaluer les éléments de preuve durant un contrôle judiciaire.

[30]           Le CEEGM a adopté la définition de l’EA du fardeau administratif au sens de l’alinéa 5f) de l’article 15.01 des ORFC, c’est-à-dire

une personne qui force la chaîne de commandement à lui consacrer un temps excessif et disproportionné, au détriment de son unité et de ses missions, par des mises en garde, des mesures administratives, des mesures disciplinaires ou des mesures de supervision, pour s’assurer que la personne satisfait aux normes de conduite et à l’éthos exigés d’un membre des FAC.

Le CEEGM a estimé qu’il n’y avait aucune raison de s’écarter de la définition proposée par l’EA du fardeau administratif, et le CEMD était du même avis.

[31]           De l’avis du CEEGM, après examen de l’ensemble du dossier et des éléments de preuve qui lui ont été présentés, en particulier le dossier disciplinaire du demandeur, ce dernier a manifesté des faiblesses personnelles qui étaient entièrement ou partiellement dues à des facteurs en son pouvoir et qui ont compromis son utilité au sein des FAC, imposant ainsi un fardeau à l’administration des FAC au sens prévu dans l’examen administratif. Le CEEGM a donc conclu que la libération en application de l’alinéa 5f) était appropriée, une conclusion partagée par le CEMD.

[32]           Eu égard aux considérations de principe et à la nature discrétionnaire de cette décision, la Cour doit faire preuve de retenue et elle ne voit aucune raison de s’écarter de la conclusion du CEMD sur ce point.

[33]           Le demandeur soutient en outre que le CEMD a commis une erreur en concluant que la libération était la mesure corrective appropriée, alors que d’autres mesures administratives étaient possibles et plus raisonnables dans les circonstances.

[34]           Là encore, cet argument ne peut être retenu, car cela aurait pour effet de contrecarrer le choix des sanctions imposées par le décideur administratif, une question qui relève du pouvoir discrétionnaire du CEMD du fait de son expertise en matière de politiques (Walsh v. Canada (Attorney General), 2016 FCA 157, au paragraphe 14).

[35]           En ce qui concerne la norme de la décision raisonnable, cette Cour ne peut annuler une décision, simplement parce que l’issue aurait pu être différente.

[36]           Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée avec dépens.

 


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

La demande de contrôle judiciaire est rejetée avec dépens.

« Danièle Tremblay-Lamer »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

T-437-16

 

INTITULÉ :

FRANCESCO PAONESSA c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATE DE l’AUDIENCE :

Le 28 septembre 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE TREMBLAY-LAMER

 

DATE DES MOTIFS :

Le 5 octobre 2016

 

COMPARUTIONS :

Gregory N. Harney

 

Pour le demandeur

 

Lucy Bell

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Shields Harney

Avocats

Victoria (Colombie-Britannique)

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour le défendeur

 

 

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