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Date : 20160915


Dossier : T-748-16

Référence : 2016 CF 1043

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 15 septembre 2016

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

WARD CHICKOSKI

demandeur
(partie intimée)

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur
(partie qui présente la requête)

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]               La Cour est appelée à se prononcer sur une requête présentée par le défendeur en application de l’article 369 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, visant à radier la demande de contrôle judiciaire du demandeur au motif qu’elle est prématurée.

[2]               Le demandeur occupe le poste de directeur général régional, région des Prairies, Direction générale des régions et des programmes (la « DGRP »), à Santé Canada. Le 6 janvier 2016, le demandeur a déposé un grief à l’encontre d’une décision rendue le 16 décembre 2015 par le directeur général principal de la DGRP, M. Peter Brander, par laquelle M. Brander recommandait un plan d’action pour l’amélioration du rendement du demandeur (le « plan d’action »). Le demandeur soutient que cette décision constitue [traduction] « une mesure disciplinaire déguisée, voire explicite, entraînant une sanction pécuniaire » au sens de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22, art. 2 (la « Loi »). Il soutient également que cette décision est l’une de plusieurs actions d’intimidation psychologique prises par M. Brander à son endroit depuis 2014, et que cela équivaut à de la violence dans le lieu de travail au sens de la partie XX du Règlement canadien sur la santé et la sécurité au travail, DORS/86-304 (le « Règlement »), établi sous le régime du Code canadien du travail, L.R.C. (1985), ch. L-2.

[3]               Le demandeur a demandé les mesures correctives suivantes :

  1. la nomination immédiate d’une « personne compétente » au sens de l’article 20.9 du Règlement pour faire enquête sur les incidents allégués;
  2. le retrait du plan d’action;
  3. la reconnaissance que la présentation du plan d’action par M. Brander est une décision injustifiée et déraisonnable qui va à l’encontre de la Directive sur le Programme de gestion du rendement (PGR) pour les cadres supérieurs;
  4. la reconnaissance qu’il a été victime de harcèlement de la part de M. Brander;
  5. la reconnaissance que la décision de M. Brander de lui présenter le plan d’action constitue une mesure disciplinaire entraînant une sanction pécuniaire;
  6. la reconnaissance que les actions de M. Brander vont à l’encontre du Code de valeurs et d’éthique du secteur public ainsi que des obligations de l’employeur en matière de santé et de sécurité des employés, et qu’elles y contreviennent;
  7. qu’une réparation complète, y compris une réparation pécuniaire, lui soit accordée pour compenser les sanctions pécuniaires et la détresse psychologique qu’il a subies.

[4]               Le 12 avril 2016, le grief du demandeur a été rejeté au dernier palier de la procédure de règlement des griefs au motif que sa demande de mesures correctives, présentée en vertu du paragraphe 208(2) de la Loi, ne pouvait être examinée que dans le contexte du processus de traitement des plaintes liées à la violence dans le lieu de travail prévu à la partie XX du Règlement, et que cette demande était de toute façon, à certains égards, inopportune. Le paragraphe 208(2) interdit à un employé de présenter un grief si un recours administratif de réparation lui est ouvert sous le régime d’une autre loi fédérale, à l’exception de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6. Tout au long de la procédure de règlement du grief, le demandeur a insisté sur le fait que sa demande de mesures correctives constituait à la fois un grief en vertu de la Loi et une plainte en application de la partie XX du Règlement.

[5]               Le 22 juin 2016, le demandeur a déposé une demande de contrôle judiciaire de la décision ayant rejeté son grief. Il allègue que cette décision comporte des lacunes irrémédiables sous deux aspects. Premièrement, la décision viole les principes de justice naturelle, car le défendeur ne lui a pas donné l’occasion d’être entendu avant que la décision soit rendue au dernier palier de la procédure applicable et qu’il a omis de lui communiquer les documents d’information à l’appui de la décision. Deuxièmement, le demandeur soutient que la décision est fondée sur une interprétation déraisonnable du paragraphe 208(2) de la Loi. À cet égard, le demandeur prétend que, contrairement à l’interprétation qu’en fait le défendeur, la plainte pour violence dans le lieu de travail qu’il a déposée en vertu de la partie XX du Règlement ne lui procure aucune réparation réelle et bénéfique pouvant s’apparenter à celle qu’il réclame aux termes du grief déposé en vertu de la Loi.

[6]               Le défendeur présente une requête en radiation de la demande de contrôle judiciaire du demandeur, pour le motif que le demandeur n’a pas épuisé tous les recours administratifs dont il dispose. Le défendeur fait notamment valoir que le demandeur aurait dû épuiser les réparations auxquelles lui donne droit le processus de traitement des plaintes prévu à la partie XX du Règlement.

[7]               De plus, et subsidiairement, le défendeur soutient, dans la mesure où le demandeur allègue que la décision de M. Brander équivaut à une mesure disciplinaire entraînant une sanction pécuniaire, que le demandeur aurait dû contester la décision rendue au dernier palier de la procédure applicable devant la Commission des relations de travail dans la fonction publique, conformément à l’alinéa 209(1)b) de la Loi, avant d’en saisir la Cour. Le défendeur fait d’ailleurs valoir que le grief déposé par le demandeur au sujet de son évaluation de rendement pour l’exercice 2014-2015 n’a pas été présenté dans le délai prescrit, puisque, aux termes du paragraphe 68(1) du Règlement sur les relations de travail dans la fonction publique, DORS/2005-79, un tel grief doit être présenté « au plus tard trente-cinq jours après le jour où il a eu connaissance de la prétendue violation ou fausse interprétation ou du prétendu fait portant atteinte à ses conditions d’emploi ayant donné lieu au grief individuel ou après le jour où il en a été avisé, le premier en date étant à retenir ».

[8]               La radiation d’une demande de contrôle judiciaire à l’encontre d’une requête préliminaire constitue une mesure exceptionnelle, car la façon habituelle de contester une affaire que le défendeur estime sans fondement est de comparaître et de faire valoir ses prétentions à l’audition même de la requête (David Bull Laboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia Inc., [1995] 1 CF 588, au paragraphe 10 (CA) [David Bull Laboratories]; Boulos c. Canada (Procureur général), 2012 CF 292, au paragraphe 15 [Boulos]). Il en est ainsi à cause de la nature même de ces procédures, qui sont conçues pour assurer un traitement expéditif.

[9]               Par conséquent, pour radier un avis de demande de contrôle judiciaire, la Cour doit être convaincue que cet avis est « manifestement irrégulier au point de n’avoir aucune chance d’être accueilli » (David Bull Laboratories, au paragraphe 15; Canada (Revenu national) c. JP Morgan Asset Management (Canada) Inc., 2013 CAF 250, au paragraphe 47 [JP Morgan]).

[10]           Le défendeur a raison lorsqu’il dit qu’il a déjà été établi que des procédures prématurées faisaient partie de cette exception restreinte permettant la radiation de demandes de contrôle judiciaire de requêtes préliminaires. En effet, notre Cour a toujours refusé de s’attribuer la compétence « lorsque les recours devant ces tribunaux n’ont pas été épuisés » (Boulos, au paragraphe 17). Ce principe a été décrit comme suit par le juge David Stratas dans l’arrêt Canada (Agence des services frontaliers) c. C.B. Powell Limited, 2010 CAF 61 [CB Powell] :

[31] [...] à défaut de circonstances exceptionnelles, ceux qui sont insatisfaits de quelque aspect du déroulement de la procédure administrative doivent exercer tous les recours efficaces qui leur sont ouverts dans le cadre de cette procédure. Ce n’est que lorsque le processus administratif a atteint son terme ou que le processus administratif n’ouvre aucun recours efficace qu’il est possible de soumettre l’affaire aux tribunaux. En d’autres termes, à défaut de circonstances exceptionnelles, les tribunaux ne peuvent intervenir dans un processus administratif tant que celui-ci n’a pas été mené à terme ou tant que les recours efficaces qui sont ouverts ne sont pas épuisés.

[32] On évite ainsi le fractionnement du processus administratif et le morcellement du processus judiciaire, on élimine les coûts élevés et les délais importants entraînés par une intervention prématurée des tribunaux et on évite le gaspillage que cause un contrôle judiciaire interlocutoire alors que l’auteur de la demande de contrôle judiciaire est de toute façon susceptible d’obtenir gain de cause au terme du processus administratif (voir, par ex. Consolidated Maybrun, précité, paragraphe 38, Aéroport international du Grand Moncton. c. Alliance de la fonction publique du Canada, 2008 CAF 68, paragraphe 1; Ontario College of Art c. Ontario (Human Rights Commission) (1992), 99 D.L.R. (4th) 738 (Cour div. Ont.). De plus, ce n’est qu’à la fin du processus administratif que la cour de révision aura en mains toutes les conclusions du décideur administratif. Or, ces conclusions se caractérisent souvent par le recours à des connaissances spécialisées, par des décisions de principe légitimes et par une précieuse expérience en matière réglementaire (voir, par ex. Consolidated Maybrun, précité, paragraphe 43, Delmas c. Vancouver Stock Exchange (1994), 119 D.L.R. (4th) 136 (C.S. C.‑B.) conf. par (1995), 130 D.L.R. (4th) 461 (C.A.C.‑B.), et Jafine c. College of Veterinarians (Ontario) (1991), 5 O.R. (3d) 439 (Div. gén.)). Enfin, cette façon de voir s’accorde avec le concept du respect des tribunaux judiciaires envers les décideurs administratifs qui, au même titre que les juges, doivent s’acquitter de certaines responsabilités décisionnelles (Dunsmuir c. NouveauBrunswick, [2008] 1 R.C.S. 190, paragraphe 48).

[11]           Tel qu’il a été indiqué précédemment, l’argument principal du défendeur est que l’on doit laisser le processus de traitement des plaintes de violence dans le lieu de travail suivre son cours normal, sans interruption ni intervention de la Cour à ce stade, car l’employeur traite l’ensemble du grief du demandeur comme une plainte en vertu de la partie XX du Règlement. Le défendeur fait également valoir que, si le demandeur n’est pas satisfait de l’issue de ce processus, il aura toujours la possibilité de la contester en présentant une demande de contrôle judiciaire.

[12]           Il semble que le cas en l’espèce se résume essentiellement à la caractérisation du grief du demandeur. Selon le demandeur, son grief comporte deux éléments distincts, l’un appelant l’application de l’article 208 de la Loi et l’autre, celle de la partie XX du Règlement. L’employeur, pour sa part, considère que l’ensemble du grief concerne une question de violence dans le lieu de travail qui relève uniquement du processus de traitement des plaintes prévu par le Règlement, et qui ne requiert donc pas la prise en compte de quelque disposition de la Loi. Le demandeur soutient que la caractérisation – ou plutôt la mauvaise caractérisation – que l’employeur fait de son grief le prive d’un accès aux réparations personnelles que prévoit la Loi, mais non le Règlement.

[13]           Selon mon interprétation, la principale prétention du demandeur à cet égard est que l’employeur est parvenu à cette caractérisation en violation des principes de justice naturelle. La Cour a déjà conclu que, lorsqu’un grief a été porté au dernier palier de la procédure applicable, comme c’est le cas en l’espèce, le plaignant peut demander à notre Cour de procéder au contrôle judiciaire de la décision rendue au dernier palier, à condition que le grief ne puisse être renvoyé à l’arbitrage (Canada (Procureur général) c. Assh, 2005 CF 734, au paragraphe 12).

[14]           Dans Richard Tudor Price v Treasury Board (Canada)(Agriculture and AgriFood Canada), T-1074-13 (31 mars 2014) [Price 1], la juge Mary Gleason, aujourd’hui juge à la Cour d’appel fédérale, a conclu que la Commission des relations de travail dans la fonction publique n’avait pas compétence pour décider si un plaignant avait été privé de l’équité procédurale à laquelle il avait droit durant la procédure de règlement des griefs, y compris au dernier palier. La juge a conclu que ces demandes ne peuvent être renvoyées à l’arbitrage et qu’elles doivent donc être tranchées par la Cour.

[15]           En l’espèce, le demandeur soutient qu’on ne lui a pas donné l’occasion d’être entendu par la décideuse au dernier palier de la procédure applicable. Il soutient notamment que certains documents qui ont été remis à la décideuse, avant qu’elle ait une discussion informelle avec lui et qu’elle rende sa décision, ne lui ont pas été communiqués. Or, cette note d’information recommandait à la décideuse de rejeter le grief et de ne pas tenir compte de son bien-fondé, car la plainte déposée par le demandeur en application de la partie XX du Règlement l’empêchait d’avoir recours au processus de règlement des griefs en vertu du paragraphe 208(2) de la Loi.

[16]           Le demandeur fait valoir, en invoquant la décision rendue par notre Cour dans Price c. Canada (Procureur général), 2015 CF 696 [Price 2], qu’il était inapproprié pour la décideuse de rendre sa décision sans lui donner l’occasion de présenter ses observations sur ce point et sans lui communiquer cette note d’information. Dans la décision Price 2, le demandeur a été privé de certains renseignements qui ont été communiqués à la décideuse. La Cour a conclu que « c’est à tort que la décideuse a tranché le grief en fonction de documents et de renseignements qui n’avaient pas été communiqués au demandeur » (au paragraphe 33). La Cour a fait l’observation suivante :

[34] Le principe d’équité procédurale doit permettre aux personnes concernées ou affectées de savoir à quels arguments elles vont devoir répondre. L’obligation d’équité exige d’un décideur qu’il communique aux parties les renseignements sur lesquels il se fondera pour tirer certaines conclusions, afin que les parties aient la possibilité de répondre à tout élément de preuve préjudiciable à leur cause; voir les arrêts May c Établissement Ferndale, 2005 CSC 82 (CanLII), [2005] 3 RCS 809, au paragraphe 92, et Ruby c Canada (Solliciteur général), 2002 CSC 75 (CanLII), [2002] 4 RCS 3, au paragraphe 40.

[17]           Il semble donc que la Cour ait été saisie à juste titre de la prétention du demandeur relative à l’équité procédurale, puisque cette question ne peut pas être décidée par arbitrage et qu’elle concerne une décision rendue au dernier palier de la procédure de règlement des griefs. Je suis également convaincu, d’après Price 2, que cette prétention n’est pas « manifestement irrégulière au point de n’avoir aucune chance d’être accueillie » (David Bull Laboratories, au paragraphe 15; JP Morgan, au paragraphe 47).

[18]           Le défendeur, s’appuyant sur CB Powell, soutient que les préoccupations relatives à l’équité procédurale ne constituent pas des circonstances exceptionnelles autorisant les parties à contourner un processus administratif. Cependant, dans CB Powell, la Cour d’appel fédérale a indiqué qu’il en est ainsi « dès lors que ce processus permet de soulever des questions et prévoit des réparations efficaces » (CB Powell, au paragraphe 33). Il convient toutefois de préciser que le contexte législatif ayant mené à la décision rendue dans l’arrêt CB Powell diffère de celui en l’espèce. Comme l’a souligné la juge Gleason dans Price 1, les préoccupations relatives à l’équité procédurale dans le contexte de l’application de la Loi ne peuvent faire l’objet d’une décision arbitrale, car la Commission des relations de travail dans la fonction publique n’a pas compétence pour trancher de telles questions. Le processus administratif de règlement des griefs prévu par la Loi ne permet donc pas l’examen des questions liées à l’équité procédurale ni l’attribution de réparations efficaces.

[19]           En réponse à l’argument invoqué par le demandeur relativement à l’équité procédurale, le défendeur soutient qu’il n’y a eu aucun manquement aux principes de justice naturelle, car le demandeur a eu l’occasion d’envisager différentes options et de choisir parmi les recours qui s’offraient à lui. Il apparaît préférable de laisser au juge saisi de la demande le soin de trancher cette question, car celui-ci pourra s’appuyer sur le dossier complet.

[20]           La communication des renseignements pertinents pourrait bien influencer le règlement du grief du demandeur et, plus précisément, sa caractérisation globale. En retour, cela pourrait également aider à déterminer si le grief du demandeur est ou non prématuré et, le cas échéant, dans quelle mesure il l’est.

[21]           La requête du défendeur est par conséquent rejetée.

[22]           Le demandeur allègue que la requête doit être rejetée [traduction] « avec dépens » au motif qu’elle est manifestement sans fondement. Je ne suis pas d’accord. En vertu de l’article 400 des Règles des Cours fédérales, la Cour a le pouvoir discrétionnaire d’adjuger des dépens et je suis d’avis que les règles normales doivent l’emporter en l’espèce. Des dépens afférents à cette requête sont donc accordés au demandeur, quelle que soit l’issue de la cause. Les dépens sont taxés en conformité avec la colonne III du tableau du tarif B.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE CE QUI SUIT :

  1. La présente requête est rejetée.
  2. Le tout avec dépens adjugés au demandeur, quelle que soit l’issue de la cause.
  3. Les délais prescrits par les Règles des Cours fédérales pour toutes les étapes subséquentes de ces procédures sont calculés, sauf ordonnance contraire de la Cour, à partir de la date de la présente ordonnance.

« René LeBlanc »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-748-16

INTITULÉ :

WARD CHICKOSKI c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

REQUÊTE JUGÉE SUR DOSSIER SANS COMPARUTION DES PARTIES

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE LEBLANC

DATE DES MOTIFS :

LE 15 SEPTEMBRE 2016

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Kelly Santini, LLP

Avocats

Ottawa (Ontario)

Pour le demandeur
(partie intimée)

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur
(partie qui présente la requête)

 

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