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Date : 20161012


Dossier : IMM-5481-15

Référence : 2016 CF 1136

Ottawa (Ontario), le 12 octobre 2016

En présence de monsieur le juge Bell

ENTRE :

SHKELZEN BAJRAKTARI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Nature de l’affaire

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision datée du 18 novembre 2015 de la Section d’appel de l’immigration [SAI] dans laquelle la SAI a accueilli l’appel du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et a déclaré M. Shkelzen Bajraktari [M. Bajraktari] interdit de territoire parce qu’ il y a des motifs raisonnables de croire qu’il a commis des crimes contre l’humanité, contrairement à l’alinéa 35(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [la Loi]. Pour les motifs qui suivent, je rejette la demande de contrôle judiciaire.

II.                Contexte et décision de la Section de l’Immigration

[2]               M. Bajraktari est âgé de 77 ans et est citoyen albanais. Il est marié et a trois enfants. Il est arrivé seul au Canada en janvier 1996 et a fait une demande d’asile. Il a obtenu son statut de réfugié le 20 octobre 1997 et a soumis une demande de résidence permanente au Canada en 1998. Il a mis à jour sa demande de résidence permanente en 2012 et celle-ci est toujours en instance.

[3]               M. Bajraktari a obtenu son diplôme en droit de l’Université de Tirana. En 1961, il a été nominé pour devenir juge dans la ville de Puke, mais a plutôt choisi de travailler pour le gouvernement communiste albanais dans le Ministère de l’Intérieur. Durant son travail, M. Bajraktari a aussi complété un diplôme en psychologie en 1963, par l’entremise d’un programme de correspondance. En tout, M. Bajraktari a travaillé pour le gouvernement communiste albanais de 1961 à 1993, occupant divers postes de haut niveau au sein du Ministère de l’Intérieur. Il était aussi membre du parti communiste à l’époque, le Parti du travail d’Albanie. Vers la fin de sa carrière au sein du gouvernement communiste albanais, M. Bajraktari était payé selon le rang de colonel dans l’armée, même si les rangs ont été abolis en 1966.

[4]               Le régime communiste en Albanie a perduré pendant 45 ans, jusqu’à sa chute en 1991. Les sources documentaires révèlent que lors du régime dictatorial d’Enver Hoxha, l’Albanie était le pays le plus pauvre et isolé d’Europe, où toute forme de pratique religieuse et de liberté d’expression ou d’association était interdite. L’Albanie ne permettait pas à ses citoyens de posséder des terres ni de voyager à l’extérieur du pays. La pratique privée du droit était interdite, et les cours indépendantes, inexistantes, car le système judiciaire était entièrement contrôlé par le Parti du travail d’Albanie. Le gouvernement central et le Parti du travail d’Albanie répondaient à la désobéissance et à l’opposition par de brutales représailles, incluant l’exil interne, l’emprisonnement à long terme et l’exécution.

[5]               En 1996, M. Bajraktari et huit autres membres du parti communiste de l’époque ont été jugés par contumace pour crimes contre l’humanité en vertu du Code pénal albanais. En septembre 1996, M. Bajraktari a été déclaré coupable en première instance de neuf chefs d’accusation. La Cour d’appel en Albanie a confirmé ce jugement en novembre 1996 et en septembre 1997, la Cour de cassation a cassé le jugement de première instance et celui de la Cour d’appel. La Cour de cassation a conclu que l’application rétroactive de la loi albanaise pertinente enfreignait la constitution.

[6]               M. Bajraktari a fait l’objet d’un rapport en vertu du paragraphe 44(1) de la Loi, recommandant que celui-ci soit interdit de territoire au Canada en raison de sa complicité à des crimes contre l’humanité commis par le gouvernement communiste albanais alors qu’il travaillait pour le Ministère de l’Intérieur de 1961 à 1993. Estimant le rapport pertinent et bien fondé, le ministre a déféré l’affaire à la Section de l’Immigration [SI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada pour enquête.

[7]               Dans sa décision datée du 20 janvier 2014, la SI a conclu que l’Albanie a commis des crimes contre l’humanité contre sa population, notamment par ses pratiques d’internements administratifs et par des confessions obtenues sous mauvais traitements. La SI n’a pas analysé les autres pratiques du gouvernement communiste albanais pouvant constituer des crimes contre l’humanité. La SI a déterminé que les allégations de complicité à des crimes contre l’humanité portées contre M. Bajraktari en vertu de l’alinéa 35(1)a) de la Loi n’étaient pas fondées, et ce selon les paramètres établis dans Ezokola v Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40, [2013] 2 RCS 678 [Ezokola]. Plus particulièrement, la SI a conclu que le ministre n’avait pas démontré avec des preuves crédibles et dignes de foi que M. Bajraktari a volontairement et de manière significative contribué à l’objectif criminel du gouvernement communiste albanais ou aux crimes commis par celui-ci. La SI a de plus conclu que le témoignage de M. Bajraktari était crédible et digne de foi, et que ses fonctions liées à la poursuite et aux enquêtes au sein du gouvernement communiste albanais étaient légitimes et indispensables.

III.             Questions préliminaires

[8]               À titre préliminaire, le défendeur demande à cette Cour de modifier l’intitulé de l’affaire pour rayer le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration à titre de défendeur et de désigner à sa place le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile [le ministre]. Le ministre a aussi porté à l’attention de la Cour une erreur orthographique dans le nom de famille du demandeur dans l’intitulé de la présente demande d’autorisation de contrôle judiciaire. Le ministre demande donc à cette Cour d’amender l’intitulé de l’affaire pour que le nom du demandeur se lise Shkelzen Bajraktari, et non Shkelzen Bjaraktari.

[9]               Je conviens que le défendeur adéquat dans la présente affaire est le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile. Avec le consentement des parties, j’autorise que l’intitulé de l’affaire soit modifié pour que le défendeur soit le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, et que le nom du demandeur soit modifié pour y lire Shkelzen Bajraktari, conformément à la règle 76 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106.

IV.             Décision contestée - SAI

[10]           Le ministre a fait appel de la décision de la SI à la SAI. Le ministre a fait valoir que la SI a erré dans son application du test de complicité défini dans l’arrêt Ezokola aux faits de l’espèce. La SAI a procédé à une nouvelle audition et a donné l’occasion aux parties de présenter de nouveaux éléments de preuve. Celle-ci a considéré à la fois la preuve présentée à la SI et la preuve présentée en appel. La SAI a rappelé que la norme de preuve applicable pour reconnaître l’interdiction de territoire aux termes de l’article 33 de la Loi est celui des « motifs raisonnables de croire ».

[11]           La SAI s’est penchée sur la question à savoir si le gouvernement communiste d’Albanie a commis, à l’extérieur du Canada, des actes qui constitueraient une infraction mentionnée aux articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, LC 2000, ch 24. Dans l’affirmative, la question qui en découle est de savoir s’il existe des motifs raisonnables de croire que M. Bajraktari a été complice dans la perpétration de certains de ces crimes contre l’humanité.

[12]           En réponse à la première question, la SAI s’est penchée sur les nombreuses sources documentaires portant sur le régime communiste d’Albanie. La SAI a trouvé une panoplie de sources documentaires énumérant les actes suivants définis au paragraphe 7(1) du Statut de Rome et commis par le gouvernement communiste d’Albanie, incluant les périodes où M. Bajraktari travaillait pour le régime communiste de 1961 à 1991 : meurtre; emprisonnement ou autre forme de privation grave de liberté physique; déportation ou transfert forcé de population; torture; persécution pour des motifs d’ordre politique, culturel et religieux; et autres actes inhumains de caractère analogue causant intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé physique ou mentale. La SAI a appliqué les facteurs énumérés par la Cour suprême dans l’arrêt Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, [2005] 2 RCS 100 au para 119 [Mugesera] et a déterminé que le ministre a établi les conditions pour établir la commission de crimes contre l’humanité.

[13]           Pour ce qui est de la deuxième question, la SAI a conclu que le ministre s’est acquitté du fardeau de preuve qui lui incombait en démontrant l’existence de motifs raisonnables de croire que M. Bajraktari, lors de sa carrière au sein du Ministère de l’Intérieur, a été complice dans la perpétration de nombreux crimes contre l’humanité commis par le régime communiste albanais. Plus particulièrement, la SAI a déterminé qu’il existe des motifs raisonnables de croire que M. Bajraktari a apporté une contribution importante et volontaire à certains actes commis par le gouvernement communiste albanais énumérés au paragraphe 12, ci-dessus. La SAI a donc déclaré M. Bajraktari interdit de territoire en vertu de l’alinéa 35(1)a) de la Loi, et a émis à l’encontre de celui-ci une mesure de renvoi prévue au paragraphe 67(2) de la Loi et à l’alinéa 229(1)b) du Règlement sur l’Immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le Règlement].

[14]           La SAI a fait une analyse des six facteurs élaborés dans l’arrêt Ezokola, à savoir : (i) la taille et la nature de l’organisation; (ii) la section de l’organisation à laquelle le demandeur était le plus directement associé; (iii) les fonctions et les activités du demandeur au sein de l’organisation; (iv) le poste ou le grade du demandeur au sein de l’organisation; (v) la durée de l’appartenance du demandeur à l’organisation, surtout après qu’il a pris connaissance de ses crimes ou de son dessein criminel; et (vi) le mode de recrutement du demandeur et la possibilité qu’il a eue ou non de quitter l’organisation (Ezokola, précité au para 91).

(1)        La taille et la nature de l’organisation

[15]           La SAI a conclu que le régime communiste albanais a été maintenu au pouvoir par des représailles brutales, incluant l’exil interne, l’emprisonnement à long terme et l’exécution. Cependant, elle a aussi conclu que le gouvernement communiste albanais et son Ministère de l’Intérieur ont pendant des années exécuté leurs fonctions étatiques et ont fourni des services étatiques tels que police et pompier. La SAI a donc conclu que le gouvernement communiste albanais et son Ministère de l’Intérieur ne pouvaient être considérés comme des organisations aux fins limitées et violentes.

(2)        La section de l’organisation à laquelle le demandeur était le plus directement associé

[16]           La SAI a conclu qu’au regard des divers postes occupés au cours de ses trente années de carrière, M. Bajraktari était directement associé au ministère le plus important et puissant du régime communiste albanais de l’époque : le ministère de l’Intérieur. La SAI a déterminé que M. Bajraktari a occupé pendant environ vingt ans des fonctions reliées aux enquêtes. Plus précisément, il était enquêteur dans la direction des enquêtes de 1961 à 1971; chef des enquêtes de la division des enquêtes criminelles dans le district de Fier de 1975 à 1982; chef de la huitième division, département responsable de la lutte contre le terrorisme, le crime organisé et les stupéfiants de 1982 à 1984; et chef de la division administrative du Ministère de l’Intérieur de 1985 à 1993. Selon une publication d’Amnistie Internationale, les enquêteurs avaient facilement recours à la violence et à d’autres formes de coercition dans le but d’obtenir des confessions ou la collaboration des détenus. Sur ce point, la SAI a trouvé incrédule le témoignage de M. Bajraktari voulant qu’il ait toujours réussi à obtenir des confessions de la part de toutes les personnes qu’il a interviewées pendant sa carrière.

(3)        Les fonctions et les activités du demandeur au sein de l’organisation

[17]           La SAI a conclu que M. Bajraktari a été complice dans la perpétration du crime de déportation, notamment en proposant l’internement de deux familles en 1976 et en 1979 après que l’une de ces familles ait été déclarée coupable de crimes politiques. Cette conclusion reposait sur les accusations portées contre M. Bajraktari telles que relatées dans les documents des tribunaux de première et de deuxième instance en Albanie, et des faits non contestés dans la décision de la Cour de cassation d’Albanie. À cet égard, la SAI a expliqué que la Cour de cassation avait infirmé la condamnation des tribunaux inférieurs, car cette condamnation avait été faite en vertu d’une loi rétroactive et parce que les actes criminels n’avaient pas été commis en temps de guerre. La SAI a toutefois déterminé que les faits de l’affaire n’étaient pas contestés par la Cour de cassation et que ceux-ci doivent être considérés dans l’évaluation de la complicité.

(4)        Le poste ou le grade du demandeur au sein de l’organisation

[18]           La SAI a noté que bien que les grades militaires aient été abolis en 1966, puis réintégrés en 1992 ou 1993, la pension de M. Bajraktari était calculée selon le rang de colonel. La SAI a donc conclu qu’un tel rang signifiait généralement, selon Ezokola, qu’un individu avait connaissance des objectifs et des crimes commis par l’organisation, et pouvait démontrer un soutien important de ces objectifs et un plus grand contrôle sur les actes commis.

[19]           En plus de son rang, la SAI a noté qu’à la fin de ses études en droit, M. Bajraktari avait la plus haute moyenne de sa cohorte, a enseigné le droit pénal et, pendant une partie de sa carrière en tant qu’administrateur, signait les ordonnances d’internement. Les prétentions de M. Bajraktari selon lesquelles sa signature était une simple formalité et qu’il n’exerçait aucun contrôle sur ces décisions n’ont pas été acceptées par la SAI. De plus, le fait qu’il était professeur de droit au moment donné démontre qu’il avait connaissance de l’existence du processus d’internement, même lorsque ces procédures touchaient des personnes innocentes.

(5)        La durée de l’appartenance du demandeur à l’organisation, surtout après qu’il a pris connaissance de ses crimes ou de son dessein criminel

[20]           Selon la preuve documentaire, le régime communiste d’Albanie était au pouvoir pendant 15 ans avant que M. Bajraktari ne joigne le Ministère de l’Intérieur en 1961. En considérant son éducation, la SAI a opiné que M. Bajraktari avait une bonne connaissance du fonctionnement du régime communiste d’Albanie avant même qu’il ne commence à y travailler. La SAI a d’ailleurs considéré qu’au fil des ans, notamment en travaillant dans la direction des enquêtes, en enseignant le droit, et en tant qu’administrateur au sein du Ministère de l’Intérieur, M. Bajraktari a étendu ses connaissances pratiques et théoriques du régime communiste albanais. La SAI a d’ailleurs déterminé qu’il était invraisemblable que M. Bajraktari ait pu monter les échelons gouvernementaux et terminer sa carrière au rang de colonel sans connaître les objectifs et le fonctionnement du régime communiste d’Albanie. La SAI a donc conclu que M. Bajraktari, de par sa longue et florissante carrière au sein du Ministère de l’Intérieur, a apporté une contribution consciente et importante aux crimes et dessein criminel du régime communiste d’Albanie.

(6)        Le mode de recrutement du demandeur et la possibilité qu’il a eue ou non de quitter l’organisation

[21]           Le mode de recrutement de M. Bajraktari au sein du gouvernement communiste albanais ne démontre rien d’anormal. Mais, en ce qui concerne la question de sa capacité à quitter le pays, ou même son travail au sein du Ministère de l’Intérieur, la SAI a fait plusieurs conclusions importantes.

[22]           La SAI n’a pas cru la prétention de M. Bajraktari comme quoi il lui était impossible de demander un transfert ou de quitter le pays. La SAI a noté que M. Bajraktari avait été en mesure de refuser sa nomination en 1961 comme juge et que sa demande pour un poste différent avait été acceptée. M. Bajraktari avait aussi été transféré en 1984 à un poste moins stressant en raison de problèmes de santé. La SAI a ainsi conclu que M. Bajraktari n’a pas pu démontrer de façon satisfaisante et de manière crédible pourquoi il lui était impossible de demander un transfert au courant de sa carrière. La SAI a aussi soulevé qu’il avait eu maintes opportunités de quitter l’Albanie lorsqu’il voyageait à l’étranger dans le contexte de son travail au Ministère de l’Intérieur. Bien que M. Bajraktari ait expliqué qu’il ne voulait pas fuir le pays sans sa famille, la SAI a constaté qu’il n’avait pas hésité à se séparer de sa famille lorsqu’il a quitté l’Albanie pour le Canada, seul, en décembre 1995.

V.                Questions en litige

[23]           M. Bajraktari prétend que la SAI a erré en concluant qu’il était complice des actes énumérés commis par le gouvernement communiste albanais. Il prétend que la SAI a fait une évaluation déraisonnable de sa crédibilité. De plus, il soutient que la SAI aurait dû prendre en compte le jugement de la Cour de cassation de l’Albanie en ce qui concerne les crimes contre l’humanité en Albanie, plutôt que le jugement de première instance et celui de la Cour d’appel.

VI.             Norme de contrôle

[24]           La norme de contrôle portant sur une déclaration d’interdiction de territoire concerne des questions de fait et de droit. Par conséquent, la norme de la décision raisonnable s’applique (Williams c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 917, [2015] ACF no 978 au para 14; Qureshi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 335, [2012] ACF no 375 au para 12; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339). Il importe de rappeler que les questions de preuve et de crédibilité commandent un degré élevé de retenue judiciaire de la part de cette Cour à l’égard de la SAI (Mugesera, précité au para 38). Cette Cour n’interviendra donc que si le processus décisionnel entrepris par la SAI n’est pas justifié, transparent et intelligible, et si la décision n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 au para 47).

VII.          Dispositions pertinentes

[25]           Les articles pertinents de la Loi et du Règlement sont joints ci-après en tant qu’Annexe A.

VIII.       Analyse

A.                Crédibilité

[26]           M. Bajraktari soutient qu’il n’existe rien dans son dossier qui puisse mettre en doute la crédibilité de son témoignage, à part un exemple de crime contre l’humanité publié dans un rapport d’Amnistie Internationale intitulé The 1984 AI Publication, Albanian Political Imprisonment and the Law. Ce rapport fait référence à un ressortissant grec qui aurait été détenu pendant 13 mois au poste de police de Fier en 1979 et battu lors d’interrogatoires afin de l’inciter à faire une confession. La SAI a noté que cet incident avait eu lieu alors que M. Bajraktari était chef des interrogatoires à Fier. La SAI a aussi noté que M. Bajraktari avait auparavant déclaré à un agent qu’il était au courant de tout ce qui se passait dans ce « petit immeuble » à Fier dans lequel cinq enquêteurs travaillaient. La SAI a ainsi conclu qu’il était improbable que celui-ci n’ait pas eu connaissance de l’événement. M. Bajraktari conteste l’admissibilité d’une telle preuve et soutient qu’il s’agit là d’une histoire anecdotique qui n’est pas documentée par des sources crédibles. Je ne partage pas l’opinion de M. Bajraktari sur ce point. N’oublions pas que le test applicable est celui de savoir s’il existe des motifs raisonnables de croire à la complicité de M. Bajraktari. Je suis d’avis que la conclusion de la SAI à cet égard est une déduction résultant d’un raisonnement logique de la preuve au dossier, une conséquence présumée probable dans les circonstances et selon les faits de l’affaire (Zhang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 533, [2008] ACF no 678; Osmond c Terre-Neuve (Workers’ Compensation Commission), 2001 NFCA 21, 200 Nfld & PEIR 203 au para 134; Terre-Neuve (Workers’ Compensation Commission) c Miller, 2001 NFCA 20, 199 Nfld & PEIR 186, au para 11).

[27]           En outre, je conviens que la SAI doit privilégier les éléments de preuve directs plutôt que d’accorder une trop grande importance aux déclarations générales, même si celles-ci émanent de sources fiables (Bedoya c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 1092, [2005] ACF no 1348 au para 16; Jalil c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 246, [2006] ACF no 320 au para 39 [Jalil]). La SAI doit donc faire preuve de diligence lorsqu’elle décide s’il existe ou non des motifs raisonnables de croire qu’une personne a commis des actes mentionnés aux articles 34 à 37 de la Loi (Jalil, précité au para 40). Après une lecture approfondie des motifs élaborés par la SAI, il est évident que celle-ci n’a pas fondé ses inférences de non-crédibilité uniquement sur cet événement rapporté par Amnistie Internationale. Cette inférence n’en était qu’une parmi tant d’autres. La SAI a fourni plusieurs exemples étayant les nombreuses contradictions, incohérences et improbabilités dans le témoignage de M. Bajraktari, notamment :

[96]      The tribunal considers that the respondent has attempted to minimize the quality of his education, the duration of his investigator positions, the importance of his assignment as the Head of the 8th Branch and the charge brought against him in Albania in 1995. This impacts negatively on the respondent’s testimony on the importance of his duties and activities.

[97]      The tribunal considers that the respondent did not provide the same information to the same questions in the immigration documents he provided from 1996 to 2012 and that it affects his credibility negatively.

[109]    The respondent tried to avoid questions in relation to his knowledge of the crimes against humanity committed by the regime and the ones committed by the other investigators and by the people in his teams when he was chief of investigation in Fier and chief of investigations for the 8th Branch.

[111]    […] It is not credible that a regime that had no tolerance for criticism or perceived criticism would have had patience for the respondent, a free thinker, as he called himself, for thirty years.

[115]    […] the tribunal does not find credible that the respondent who saw the abuses of the new government quickly had no knowledge of any similar abuses done during his career under the communist regime.

[129]    […] The tribunal considers that there are contradictions in the respondent’s testimony on the control he had over his team as a chief investigator in Fier for eight years (1974-1982) or in charge of the 8th Branch in Tirana (1982-1984) […]

[130]    The respondent’s testimony was guarded when he was questioned on his role in investigation, on his knowledge of the widespread violence and ill-treatment in Albanian investigations, during his career. The respondent repeatedly tried to avoid answering these questions by coming back to the description of the various parts of the Ministry of Interior and of other institutions of the communist Albanian state, subject that he felt at ease with and on which he tried to keep his testimony.

[28]           De plus M. Bajraktari a témoigné qu’il n’avait pas accepté un poste comme juge en 1961 parce que sa famille et ses enfants se trouvaient à Tirana. Cependant, il avait auparavant déclaré que ses enfants étaient nés en 1963 et 1974, et, en 1961, il n’était pas marié.

B.                 Jugement de la Cour de cassation

[29]           En ce qui a trait aux jugements rendus en Albanie, M. Bajraktari soutient que la SAI a accordé trop d’importance au jugement de première instance et à celui de la Cour d’appel. Le ministre quant à lui soutient qu’il était raisonnable pour la SAI de prendre en considération ces jugements pour les raisons suivantes : (i) la SAI a reconnu dans ses motifs que le jugement de la Cour de district et celui de la Cour d’appel avaient été infirmés par la Cour de cassation; (ii) la Cour de cassation avait accepté que les actes allégués avaient été commis par M. Bajraktari; et (iii) bien que M. Bajraktari n’était pas présent lors du procès à la Cour de district, il y était représenté par un avocat, et il y aurait eu « test des faits ». Je note aussi que la Cour de cassation, en infirmant les décisions précédentes, s’était penchée sur des questions de droit liées à la constitutionnalité de la loi applicable, plutôt que sur des questions de fait.

[30]           La SAI n’est pas liée par des règles de preuve strictes lors d’audition sur l’admissibilité : Sittampalam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 326, [2006] ACF no 1512. En effet, cette interprétation est conforme à l’alinéa 175(1)b) de la Loi. De plus, l’alinéa 175(1)c) de la Loi prévoit que la SAI « peut recevoir les éléments qu’elle juge crédibles et dignes de foi en l’occurrence et fonder sur eux sa décision ».

[31]           Je conviens qu’il était raisonnable pour la SAI de prendre en considération le jugement de première instance et celui de la Cour d’appel. En outre, il appert des motifs de la SAI que ces jugements ne constituaient pas la seule preuve sur laquelle la décision d’interdiction de territoire fut fondée. La SAI n’en a fait état qu’à la fin de l’évaluation du troisième critère du test de complicité, soit les fonctions et les activités de M. Bajraktari au sein de l'organisation. La SAI a donc considéré la preuve prise dans son ensemble avant de conclure à la complicité de M. Bajraktari.

[32]           J’ajoute qu’il est du ressort de la SAI d’apprécier la valeur probante des éléments de preuve qui lui sont présentés, et il ne revient pas à cette Cour d’évaluer à nouveau la preuve ou de substituer son opinion à celle de la SAI (Torre c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 591 aux para 16, 61). Il importe aussi de rappeler que la norme de preuve relative à l’existence de motifs raisonnables de croire est moins élevée que la norme de la prépondérance des probabilités, quoiqu’elle exige davantage qu’un simple soupçon (Mugesera, précité au para 115).

IX.             Conclusion

[33]           Je suis d’avis que la SAI a soigneusement analysé le témoignage de M. Bajraktari et en est arrivée à une conclusion raisonnable à la lumière de la preuve et d’une accumulation de contradictions et d’incohérences se trouvant à la base même du récit de M. Bajraktari. En application des critères d’Ezokola, la conclusion de la SAI à l’effet qu’il existe des motifs raisonnables de croire que M. Bajraktari, de par la nature de ses fonctions et des postes qu’il a occupés, a été complice dans la perpétration de certains crimes contre l’humanité commis par le régime communiste d’Albanie, est raisonnable dans l’ensemble. L’intervention de cette Cour n’est donc pas justifiée.

JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.                  L’intitulé de l’affaire est modifié pour que le nom du demandeur se lise Shkelzen Bajraktari et pour remplacer la désignation actuelle du défendeur, Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, par Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile.

2.                  La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

3.                  Aucune question n’est certifiée.

4.                  Aucuns dépens ne sont adjugés.

« B. Richard Bell »

Juge


ANNEXE A

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27

Immigration and Refugee Protection Act, SC 2001, c 27

Interprétation

Rules of interpretation

33 Les faits - actes ou omissions - mentionnés aux articles 34 à 37 sont, sauf disposition contraire, appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir.

33 The facts that constitute inadmissibility under sections 34 to 37 include facts arising from omissions and, unless otherwise provided, include facts for which there are reasonable grounds to believe that they have occurred, are occurring or may occur.

Atteinte aux droits humains ou internationaux

Human or international rights violations

35 (1) Emportent interdiction de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux les faits suivants :

35 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of violating human or international rights for

a) commettre, hors du Canada, une des infractions visées aux articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre;

(a) committing an act outside Canada that constitutes an offence referred to in sections 4 to 7 of the Crimes Against Humanity and War Crimes Act;

Suivi

Referral or removal order

44 (1) S’il estime que le résident permanent ou l’étranger qui se trouve au Canada est interdit de territoire, l’agent peut établir un rapport circonstancié, qu’il transmet au ministre.

44 (1) An officer who is of the opinion that a permanent resident or a foreign national who is in Canada is inadmissible may prepare a report setting out the relevant facts, which report shall be transmitted to the Minister.

(2) S’il estime le rapport bien fondé, le ministre peut déférer l’affaire à la Section de l’immigration pour enquête, sauf s’il s’agit d’un résident permanent interdit de territoire pour le seul motif qu’il n’a pas respecté l’obligation de résidence ou, dans les circonstances visées par les règlements, d’un étranger; il peut alors prendre une mesure de renvoi.

(2) If the Minister is of the opinion that the report is well-founded, the Minister may refer the report to the Immigration Division for an admissibility hearing, except in the case of a permanent resident who is inadmissible solely on the grounds that they have failed to comply with the residency obligation under section 28 and except, in the circumstances prescribed by the regulations, in the case of a foreign national. In those cases, the Minister may make a removal order.

Fondement de l’appel

Appeal allowed

67 (1) Il est fait droit à l’appel sur preuve qu’au moment où il en est disposé :

67 (1) To allow an appeal, the Immigration Appeal Division must be satisfied that, at the time that the appeal is disposed of,

a) la décision attaquée est erronée en droit, en fait ou en droit et en fait;

(a) the decision appealed is wrong in law or fact or mixed law and fact;

...

Effet

Effect

67 (2) La décision attaquée est cassée; y est substituée celle, accompagnée, le cas échéant, d’une mesure de renvoi, qui aurait dû être rendue, ou l’affaire est renvoyée devant l’instance compétente.

67 (2) If the Immigration Appeal Division allows the appeal, it shall set aside the original decision and substitute a determination that, in its opinion, should have been made, including the making of a removal order, or refer the matter to the appropriate decision-maker for reconsideration.

Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227

Immigration and Refugee Protection Regulations, SOR/2002-227

Application de l’alinéa 45d) de la Loi : mesures de renvoi applicables

Paragraph 45(d) of the Act — applicable removal order

229 (1) Pour l’application de l’alinéa 45d) de la Loi, la Section de l’immigration prend contre la personne la mesure de renvoi indiquée en regard du motif en cause :

229 (1) For the purposes of paragraph 45(d) of the Act, the applicable removal order to be made by the Immigration Division against a person is

b) en cas d’interdiction de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux au titre du paragraphe 35(1) de la Loi, l’expulsion;

(b) a deportation order, if they are inadmissible under subsection 35(1) of the Act on grounds of violating human or international rights;

...

...

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

IMM-5481-15

 

INTITULÉ :

SHKELZEN BAJRAKTARI c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 août 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BELL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 12 octobre 2016

 

COMPARUTIONS :

Éric Taillefer

 

pour le demandeur

 

Patricia Nobl

Normand Lemyre

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Éric Taillefer

Handfield & Associés, avocats

Montréal (Québec)

 

pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

pour le défendeur

 

 

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