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Date : 20161017


Dossier : IMM-5833-15

Référence : 2016 CF 1143

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 17 octobre 2016

En présence de madame la juge McDonald

ENTRE :

FRANCISCO JAVIER BELTRAN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               M. Beltran sollicite le contrôle judiciaire d’une décision rendue le 21 décembre 2015 et par laquelle la Section de l’immigration (SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR) prononce son interdiction de territoire au Canada pour grande criminalité aux termes de l’alinéa 36(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR).

[2]               Le demandeur est un citoyen du Mexique qui est devenu résident permanent du Canada en octobre 2008. En décembre 2008, un tribunal du Texas a délivré un mandat d’arrestation contre M. Beltran par suite de son défaut de comparaître devant lui. Il a été arrêté et a tenté en vain de contester son extradition aux États-Unis.

[3]               Le 1er février 2013, devant la Cour du district Sud du Texas, aux États-Unis, M. Beltran a plaidé coupable à une accusation de fraude électronique commise en violation du paragraphe 1343 du Titre 18 du United States Code. Il a été condamné à une peine de 51 mois d’emprisonnement, de même qu’à restituer une somme de plus d’un million de dollars.

[4]               Ayant bénéficié d’une remise de peine pour le temps passé en détention, M. Beltran a été mis en liberté le 19 septembre 2013, puis renvoyé au Mexique. Il est revenu au Canada le 4 novembre 2013.

[5]               Le 8 octobre 2014, un rapport a été établi au titre de l’article 44 de la LIPR relativement à une allégation d’interdiction de territoire de M. Beltran au Canada pour grande criminalité.

[6]               À la suite d’une enquête tenue les 10 et 21 décembre 2015, la SI a ordonné l’expulsion de M. Beltran. Il sollicite un contrôle judiciaire de cette décision. Il reproche à la SI d’avoir porté atteinte à son droit à une procédure équitable au cours de l’enquête en omettant d’examiner son moyen de défense fondé sur la contrainte.

[7]               Pour les motifs exposés ci-après, j’ai conclu que la SI avait été équitable envers M. Beltran dans le cadre de son enquête, et que ses droits n’avaient pas été atteints. La demande de contrôle judiciaire est donc rejetée.

I.                   Questions en litige

[8]               M. Beltran fait valoir que la SI a porté atteinte à son droit à une procédure équitable. Les allégations d’inéquité procédurale sont sujettes à un contrôle selon la norme de la décision correcte : Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 43.

[9]               Les questions à trancher sont les suivantes :

A.                     La commissaire de la SI a-t-elle commis une erreur en ne faisant pas droit à la preuve documentaire?

B.                      La commissaire de la SI a-t-elle commis une erreur en refusant d’entendre la déposition de M. Beltran?

C.                      La commissaire de la SI était-elle impartiale?

II.                Analyse

A.                La commissaire de la SI a-t-elle commis une erreur en ne faisant pas droit à la preuve documentaire?

[10]           Lors de l’audience de la SI, M. Beltran a présenté des documents totalisant autour de 400 pages afin d’expliquer les circonstances entourant l’infraction commise et le fait qu’il aurait pu invoquer une défense de contrainte au Canada. Il prétend avoir été victime d’extorsion de la part d’un puissant gang criminel du Mexique.

[11]           Il n’a pas soulevé la défense de contrainte devant les tribunaux américains.

[12]           La commissaire de la SI a demandé aux parties de formuler des observations quant à la pertinence de la preuve documentaire que le demandeur cherchait à introduire. Celui-ci a soutenu que les documents étaient pertinents quant à la question de l’équivalence et aux fins de la comparaison de la défense de la contrainte au Canada et aux États-Unis. Selon M. Beltran, la portée du moyen de défense fondé sur la contrainte est plus étroite au Texas, où elle est assortie d’une exigence d’immédiateté inexistante au Canada, et parce qu’elle a été étendue dans l’arrêt R. c. Ruzic, 2001 CSC 24 [Ruzic].

[13]           La commissaire de la SI a donc ajourné l’audience pour déterminer la pertinence des documents présentés. L’avocat représentant M. Beltran a objecté que la SI ne pouvait se prononcer sur la question de l’équivalence sans avoir entendu de témoignages. La commissaire a expliqué qu’il serait inutile d’étudier la question de la communication des documents si les moyens de défense s’équivalent.

[14]           Après avoir examiné la formulation du moyen de défense fondé sur la contrainte dans le code pénal texan, la commissaire est parvenue à la conclusion que sa portée était aussi large que celle qui lui était donnée au Canada depuis l’arrêt Ruzic. L’avocat du demandeur a fait valoir que la jurisprudence américaine avait restreint la portée du moyen de défense, et la commissaire a accueilli les précédents jurisprudentiels américains étayant l’argument du demandeur à cet effet.

[15]           La commissaire de la SI souligne que dans l’arrêt Ruzic, la Cour suprême du Canada passe en revue la jurisprudence américaine et parvient à la conclusion que plusieurs décisions faisant autorité aux États-Unis découlent d’une interprétation large et souple du moyen de défense, même si l’exigence d’immédiateté est appliquée.

[16]           À la reprise de l’audience, le 21 décembre 2015, la commissaire a procédé à l’analyse de l’équivalence et a précisé que le rôle de la SI à cet égard consiste à déterminer si le comportement à l’origine de la déclaration de culpabilité dans un État étranger constituerait une infraction au Canada. Il ne lui pas demandé d’établir si l’intéressé aurait été reconnu coupable d’une infraction équivalente s’il avait été jugé au Canada. La SI cite la décision Li c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] 1 CF 235 (CAF) [Li], dans laquelle il est précisé que l’examen doit porter sur la comparabilité des infractions et non sur la comparabilité des possibilités de condamnation dans deux pays. La SI s’est dit satisfaite de constater que si l’infraction de fraude électronique en violation du paragraphe 1343 du Titre 18 du United States Code était commise au Canada, elle serait équivalente à l’infraction de fraude créée au paragraphe 380(1) du Code criminel, L.R.C., 1985, ch. C-46, passible d’une peine maximale d’emprisonnement de 14 ans.

[17]           Le critère à remplir pour décréter une interdiction de territoire aux termes de la disposition visée de la LIPR est celui de l’équivalence. L’infraction reprochée doit être suffisamment semblable pour que le comportement de l’intéressé tombe dans le champ d’application d’une infraction semblable au Canada. Autrement dit, la SI doit décider si l’acte perpétré et puni à l’étranger aurait été punissable au Canada : Lo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 1155, au paragraphe 37. Elle doit donc comparer les libellés des dispositions des lois étrangères et canadiennes applicables ou analyser la preuve afin d’en dégager les éléments essentiels de l’infraction au Canada, ou combiner ces deux démarches : Hill c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1987), 73 NR 315, au paragraphe 16 (CAF).

[18]           La commissaire de la SI n’a pas agi de façon inéquitable en fondant sa décision sur une comparaison des deux infractions. Le critère de l’équivalence suppose d’établir si la preuve est suffisante pour en dégager les éléments essentiels de l’infraction au Canada. Il n’oblige pas la SI à examiner la preuve qu’un moyen de défense possible n’a pas été invoqué devant le tribunal étranger en vue d’établir si le comportement reproché aurait donné lieu à une déclaration de culpabilité au Canada.

[19]           Le dossier de l’audience révèle que la commissaire de la SI a examiné la portée de la défense de contrainte dans les deux ressorts. Il ne s’agit pas en l’espèce d’un cas où le demandeur n’avait pas la possibilité de recourir à un moyen de défense devant le tribunal de l’autre État. M. Beltran a choisi de ne pas opposer la défense de contrainte devant le tribunal des États-Unis.

[20]           Comme la commissaire le souligne à juste titre, la SI ne peut pas [traduction] « tenir une audience de nature essentiellement criminelle » pour établir si une défense de contrainte aurait permis au demandeur d’obtenir une absolution au Canada (voir M.M. c. États-Unis d’Amérique, 2015 CSC 62, au paragraphe 2).

B.                 La commissaire de la SI a-t-elle commis une erreur en refusant d’entendre la déposition de M. Beltran?

[21]           M. Beltran plaide qu’il n’a pas été autorisé à témoigner à l’audience.

[22]           Or, rien dans le dossier ne permet de conclure que la commissaire de la SI a refusé d’entendre le témoignage de M. Beltran.

[23]           La commissaire a certes manifesté son souhait que les choses avancent au nom de l’efficacité, mais rien n’indique que l’avocat ait sollicité la comparution de M. Beltran, et que pareille demande ait été refusée.

[24]           Il appert que la prétention du demandeur comme quoi il n’aurait pas été autorisé à témoigner ne correspond pas à la réalité des faits.

[25]           Aucune violation de l’équité procédurale ne ressort de l’analyse des faits.

C.                 La commissaire de la SI était-elle impartiale?

[26]           M. Beltran allègue que la tenue de l’audience n’était pas conventionnelle, et que la commissaire a par conséquent manqué à l’obligation d’équité procédurale. Il lui reproche d’avoir ajourné l’audience afin d’évaluer s’il y avait lieu d’accueillir les documents qu’il souhaitait déposer en preuve.

[27]           Il est loisible aux commissaires de la SI de dicter la procédure suivie dans le respect du mandat législatif. Ils ne sont pas tenus par les exigences procédurales strictes des tribunaux judiciaires. De même, les règles de preuve sont plus souples dans le cadre d’une instance administrative. Notamment, les instances administratives n’ont aucune obligation formelle d’accueillir de la preuve documentaire. (Association de l’industrie canadienne de l’enregistrement c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2010 CAF 322, aux paragraphes 20 et 21)

[28]           Après avoir examiné les documents que M. Beltran souhaitait présenter, la commissaire de la SI a conclu que l’analyse de l’équivalence n’exigeait pas la prise en compte de la preuve liée à la contrainte. La commissaire a précisé à juste titre que son rôle n’était pas d’évaluer une preuve démontrant que la défense de contrainte est opposable au Canada mais non aux États-Unis, et de comparer ensuite les possibilités de déclaration de culpabilité dans les deux pays. Son rôle consistait plutôt à établir si le comportement de M. Beltran donnait lieu à une infraction équivalente au Canada. La SI a conclu que l’infraction de fraude électronique prévue dans les lois américaines est équivalente à l’infraction de fraude créée par le paragraphe 380(1) du Code criminel, L.R.C., (1985), ch. C-46. Une déclaration de culpabilité pour cette infraction aux États-Unis aurait donc valu une peine maximale d’emprisonnement de 14 ans au demandeur.

[29]           Au vu de cette analyse, la SI a conclu que M. Beltran était interdit de territoire au Canada pour grande criminalité, en application de l’alinéa 36(1)b) de la LIPR. J’estime que cette conclusion est tout à fait raisonnable et qu’elle a été tirée d’une manière qui ne porte aucunement atteinte au droit de M. Beltran en matière d’équité procédurale.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE :

1.                  que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée;

2.                  qu’il n’y ait aucune question de portée générale à certifier.

« Ann Marie McDonald »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5833-15

INTITULÉ :

FRANCISCO JAVIER BELTRAN c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 9 août 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCDONALD

DATE DES MOTIFS :

Le 17 octobre 2016

COMPARUTIONS :

Richard Wazana

Pour le demandeur

Kareena R. Wilding

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Wazana Law

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour le demandeur

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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