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Date : 20161006

Dossier : T-320-16

Référence : 2016 CF 1120

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 6 octobre 2016

En présence de madame la juge McVeigh

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

et

SOGUL GHAFFARI

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Contexte

[1]               Le demandeur, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le ministre), conteste une décision rendue par un juge de la citoyenneté, (le juge de la citoyenneté), en date du 28 janvier 2016.

[2]               La décision contestée a approuvé la demande présentée par Sogol Ghaffari (Mme Ghaffari), pour l’octroi de la citoyenneté canadienne en vertu de l’alinéa 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C­29 (la Loi). Dans l’intitulé de la cause, son nom est orthographié Sogul, mais l’orthographe correcte est Sogol.

[3]               Je suis convaincue que Mme Ghaffari a reçu signification des documents, y compris l’ordonnance avec la date de l’audition. Le demandeur et le registraire ont essayé de communiquer avec Mme Ghaffari à plusieurs reprises, y compris le jour précédant la date de l’audience, mais ils n’ont pas réussi à joindre Mme Ghaffari par téléphone. Auparavant, le registraire s’était fait dire par une personne qui avait répondu au téléphone que Mme Ghaffari était en Angleterre. Mme Ghaffari n’a ni déposé de documents ni choisi d’assister à l’audience. Je rendrai la décision en me basant sur les documents déposés et le dossier certifié du tribunal (DCT) puisque Mme Ghaffari avait choisi de ne pas déposer de document ou de comparaître à l’audience.

[4]               Mme Ghaffari ne satisfaisait pas à l’exigence du nombre minimal de trois ans de résidence requis en vertu de la Loi, par conséquent le juge de la citoyenneté a choisi de rendre une décision en utilisant le critère juridique de l’arrêt Papadogiorgakis (Re: Papadogiorgakis, [1978] 2 CF 208, aux paragraphes 15 à 17 [Papadogiorgakis]).

[5]               Le demandeur soutient que la décision du juge de la citoyenneté utilisant le critère de l’arrêt Papadogiorgakis était déraisonnable en fonction des éléments de preuve et des motifs qui lui ont été présentés. Je suis d’accord et j’annulerai la décision et je renverrai la demande pour qu’elle soit réexaminée par un autre agent.

[6]               Mme Ghaffari est une citoyenne de l’Iran qui est arrivée au Canada le 11 août 2007, et est devenue une résidente permanente le même jour. Elle a épousé un citoyen canadien et a un enfant né au Canada et un autre né en Iran en 2012.

[7]               Mme Ghaffari devait prouver qu’elle avait résidé au Canada pendant au moins 1 095 jours au cours des quatre années précédant la présentation de sa demande (la période pertinente) (alinéa 5(1)c) de la Loi). La période pertinente aux fins des exigences en matière de résidence était le 11 août 2007, le jour où elle est arrivée au Canada pour la première fois, jusqu’au 19 janvier 2011. Mme Ghaffari a déclaré 1 056 jours de présence et 199 jours d’absence sur les 1 257 jours pendant la période pertinente. Après examen, il lui manquait toujours 36 jours pour atteindre le nombre requis par la loi.

[8]               Initialement, un agent de la citoyenneté (l’agent) a examiné son dossier et a conclu qu’il devait être soumis à l’audience devant le juge de la citoyenneté. L’agent a signalé qu’il n’était [traduction] « pas en mesure de confirmer [l’]établissement de la demanderesse au Canada. »

[9]               Dans sa demande de citoyenneté, outre l’insuffisance du nombre de jours, l’agent a souligné les préoccupations suivantes qui devaient être abordées :

         Mme Ghaffari n’avait passé aucun moment au Canada avant et après la période pertinente. Elle avait signé sa demande la veille et était partie pour le Qatar et est seulement retournée au Canada à une occasion pour son examen de citoyenneté en décembre 2014 après avoir omis de se présenter le 24 octobre 2011 et le 1er mai 2012. L’agent était préoccupé par le fait que sa demande n’avait aucun document pour prouver l’établissement au cours de la période pertinente.

         Mme Ghaffari a déclaré qu’elle accompagnait son époux canadien à l’étranger pour le travail. Les recherches effectuées en ligne par l’agent révèlent que son époux est directeur de trois entreprises du Royaume-Uni et que les frères de Mme Ghaffari sont aussi liés aux sociétés britanniques. L’agent était préoccupé par le fait que le travail de l’époux ne semblait pas temporaire.

         L’agent a indiqué que certaines de ces absences n’étaient pas vérifiées, comme les passeports présentés par Mme Ghaffari avaient des pages manquantes ou ne comprenaient pas les traductions des timbres iraniens. Les timbres qui étaient présents confirment les cinq (5) autres absences déclarées.

         Mme Ghaffari n’a soumis aucun document pour indiquer qu’elle avait maintenu une résidence au Canada autre qu’un contrat de location d’une propriété résidentielle à Waterloo qui a été signé au Qatar par son époux après la période pertinente. Un contrat de vente de sa maison après la période pertinente a aussi été fourni ainsi qu’une adresse à Waterloo qui était liée à son fils et à une autre famille iranienne.

         L’agent a mentionné que Mme Ghaffari était une femme au foyer qui n’avait jamais travaillé au Canada et qui n’avait jamais produit une déclaration de revenus au Canada.

         Il a aussi constaté que les seuls liens sociaux qu’elle avait inclus dans son questionnaire sur la résidence faisaient référence à un groupe de mamans à Doha, au Qatar.

         Aucun document actif n’a été fourni pour établir la résidence autre que le certificat de naissance de son fils au Canada.

         L’agent souligne que la carte de résident permanent de Mme Ghaffari a expiré en septembre 2012 et qu’elle n’avait pas présenté de demande de renouvellement jusqu’en janvier 2014. À cette époque, elle a prétendu avoir été absente du Canada avec son époux pendant 1 168 jours.

[10]           Le juge de la citoyenneté a dit dans sa décision qu’il avait reconnu les préoccupations soulevées par l’agent et les avait abordées avec Mme Ghaffari. Tout en reconnaissant que certains des « éléments strictement traditionnels » associés à la citoyenneté canadienne étaient absents, il a été convaincu que Mme Ghaffari remplissait les critères de résidence établis dans l’arrêt Papadogiorgakis et lui a accordé la citoyenneté.

[11]           Il n’avait aucune mention de l’entrevue par le juge de la citoyenneté dans le DCT. Le DCT comprend les documents soumis par le demandeur sur lesquels le juge de la citoyenneté s’est basé pour prendre sa décision.

II.                Question en litige

[12]           La question que je dois trancher est celle de savoir si l’application du critère de citoyenneté par le juge de la citoyenneté était raisonnable (Huang c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 576, au paragraphe 13 [Huang]).

III.             Norme de contrôle

[13]           La question de savoir si une personne qui demande la citoyenneté a satisfait ou non à l’exigence de résidence est une question mixte de fait et de droit et sera examinée selon la norme de la décision raisonnable (Zhang c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 483, aux paragraphes 7 et 8 [Zhang]).

IV.             Analyse

[14]           La Loi ne définit pas le terme « résidence » et les juges de la citoyenneté ont le droit de choisir un des trois critères établis par la jurisprudence pour déterminer si la personne qui demande la citoyenneté a établi sa résidence. (Huang, précité, au paragraphe 37). Des trois critères disponibles, le juge de la citoyenneté a appliqué le critère de l’arrêt Papadogiorgakis. Indépendamment du critère appliqué, il revient à la personne présentant une demande de citoyenneté de fournir suffisamment d’éléments de preuve crédibles pour l’évaluation, en l’espèce l’évaluation quantitative de la résidence.

[15]           Le critère de l’arrêt Papadogiorgakis évalue la qualité des attaches du demandeur avec le Canada et reconnaît qu’une personne peut être résidente du Canada même si elle en est temporairement absente, en conservant de solides attaches avec le Canada et « sans fermer ou briser la continuité du maintien ou de la centralisation de son mode de vie habituel » au Canada (Papadogiorgakis, au paragraphe 17). Ce critère est plus une évaluation qualitative qu’un critère de résidence strict dans l’arrêt Re : Pourghasemi, [1993] A.C.F. nº 232. Le critère de l’arrêt Papadogiorgakis est souvent caractérisé par les deux étapes à franchir par le juge de la citoyenneté pour déterminer : premièrement, s’il manque au demandeur des jours pour atteindre le nombre minimal de 1 095 jours de présence effective au Canada; et deuxièmement, si le demandeur a « centralisé son mode de vie au Canada ». Ce critère permet deux absences du Canada pendant la période pertinente pour le calcul du nombre de jours de résidence lorsque les absences sont temporaires et si le demandeur peut établir un mode de vie centralisé au Canada. Les indicateurs positifs de cela comprennent, sans toutefois s’y limiter, une résidence permanente au Canada, établie avant de partir et maintenue aux fins d’un retour définitif.

[16]           Le critère de l’arrêt Papadogiorgakis est justifié sur la base qu’un lieu de résidence centralisé Canada réfute l’absence temporaire -- même assez longue -- du Canada.

[17]           Selon les faits de l’arrêt Papadogiorgakis, le demandeur était un étudiant fréquentant une école secondaire aux États-Unis. Le juge Thurlow a conclu que le demandeur devait néanmoins être physiquement présent au Canada pendant plus de 80 % des trois années requises. La preuve établissait que Papadogiorgakis avait résidé au Canada pendant trois années supplémentaires avant la détermination de sa période de résidence pour la citoyenneté, il avait donc déjà centralisé son mode de vie au Canada avec ses accessoires en Nouvelle-Écosse. Le juge Thurlow indique que la personne doit avoir produit d’autres éléments probants pour établir son intégration au Canada avec la famille et les études qui appuieraient son mode de vie habituel au Canada. En utilisant ce critère, la preuve doit démontrer la qualité de l’attachement au Canada. Un fondement factuel suffisant pour tirer une telle conclusion ne peut être ébranlé par notre Cour si elle est déraisonnable.

[18]           À la lumière des éléments de preuve dont disposait le juge de la citoyenneté et compte tenu des documents versés au dossier certifié du tribunal, la Cour est d’avis que la décision du juge de la citoyenneté est déraisonnable. Selon les éléments de preuve dont je dispose qui ne comprennent aucune note de l’entrevue, je ne peux que conclure que les signes habituels de la résidence n’ont pas été pris en compte et que d’autres facteurs non pertinents ont été pris en considération. Mme Ghaffari ne pouvait pas satisfaire au critère, car il n’y avait aucune preuve établissant qu’elle avait centralisé son mode de vie au Canada que ce soit avant ou après la période pertinente. La décision du juge de la citoyenneté était déraisonnable parce que Mme Ghaffari avait produit une preuve limitée d’un attachement au Canada pendant la période pertinente et n’avait certainement pas fait la démonstration d’une résidence établie avant de quitter le Canada tel que l’exige le critère juridique.

[19]           Un juge de la citoyenneté est supposé avoir pris en considération tous les éléments de preuve au dossier (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Samaroo, 2016 CF 689, au paragraphe 30). Cependant, il y a plusieurs points essentiels qui ont été entièrement omis dans les motifs.

[20]           Le juge de la citoyenneté n’a pas tenu compte du fait que Mme Ghaffari n’avait pas vécu au Canada avant ou après la période pertinente. De plus, le juge de la citoyenneté a ignoré le fait que sa résidence à l’extérieur du Canada n’était pas de nature temporaire. Mme Ghaffari ne pouvait produire aucune preuve de liens au Canada et ses seuls liens étaient avec un groupe de jeu à Doha. Elle n’avait aucune preuve de bénévolat, de liens religieux, de liens avec des amis, d’affiliation communautaire, de résidence au Canada ni aucun autre indice permettant de considérer qu’elle était intégrée à la société canadienne. Même si son époux était né et avait de la famille au Canada, il n’y avait aucune preuve de ces liens familiaux ou liens sociaux qui démontrait leur intégration à la société canadienne. Il n’y a pas non plus d’indication que son absence du Canada était de nature temporaire. En fait, même quand la famille vivait au Canada pendant une partie de cette période alors qu’elle résidait à Ottawa, elle vivait dans un hôtel et d’après son témoignage, elle n’était pas en mesure de participer à la société canadienne. Il existe peu de preuves, voire aucune, que son deuxième fils est déjà venu au Canada.

[21]           Le juge de la citoyenneté, tout en reconnaissant que Mme Ghaffari ne possède aucune propriété au Canada, a conclu que la famille ne possède de propriété nulle part. Le juge de la citoyenneté semble avoir ignoré qu’après la vente de leur résidence au Canada, il n’y avait pas de preuve que la famille reviendrait au pays. En fait, la preuve établissait que le travail de son époux à l’extérieur du Canada n’était pas temporaire et il n’y avait aucun retour au Canada dans un avenir prévisible.

[22]           Les pages manquantes du passeport ont été expliquées – toutes les pages vierges – mais les timbres n’ont jamais été traduits, ce que le juge de la citoyenneté a choisi d’ignorer. Même si cet élément de preuve tend davantage à prouver le nombre de jours de présence effective, il a été ignoré par le juge de la citoyenneté bien qu’il ait été soulevé comme question par l’agent.

[23]           Il n’y a aucune preuve que Mme Ghaffari établissait un mode de vie centralisé au Canada. Elle n’avait jamais vécu au Canada auparavant et n’avait pas réussi à centraliser son mode de vie avant de quitter le Canada pour suivre son époux. Ce constat n’est en aucun cas une critique ou un commentaire sur l’explication de la raison pour laquelle elle vit avec son époux, c’est seulement que la preuve sur laquelle s’est appuyé le juge de la citoyenneté est vague et incomplète.

[24]           On s’attendrait à ce que le juge de la citoyenneté fournisse des raisons convaincantes pour lesquelles il a conclu que Mme Ghaffari a satisfait au critère. Les éléments de preuve que le juge de la citoyenneté a utilisés étaient tous des indicateurs passifs, comme la cotisation à un REER ou le maintien du cordon ombilical de son fils au Canada. Les indicateurs passifs ne centralisent pas la présence d’une personne dans le pays, car ils n’exigent pas souvent qu’un demandeur soit au Canada ou découlent de la nécessité circonstancielle. À l’opposé, les indicateurs actifs démontrent un engagement permanent qui crée des liens avec une collectivité. Par exemple, l’enfant de Mme Ghaffari est né au Canada, donc le prélèvement de son cordon ombilical devrait logiquement être au Canada. Un autre indicateur passif est qu’elle avait entamé le processus de parrainage de ses parents sans un plan ou un échéancier pour le déménagement de tout le monde au Canada, ce qui aurait pu indiquer un engagement à demeurer ici. Elle a plutôt produit de la preuve démontrant qu’elle continuerait à se déplacer avec son mari dont l’emploi à l’extérieur du Canada n’était pas de nature temporaire.

[25]           Sans notes au dossier certifié du tribunal, je ne peux pas dire que la décision est raisonnable compte tenu de la seule explication que le juge de la citoyenneté avait donnée était que même si « les éléments strictement traditionnels de la citoyenneté canadienne » étaient absents, il accordait la citoyenneté. Les motifs du juge de la citoyenneté fondés sur les éléments de preuve qui lui ont été présentés ne satisfont pas au critère établi dans l’arrêt Papadogiorgakis pour démontrer un attachement sur le plan qualitatif ou un mode de vie centralisé au Canada.

[26]           L’agent a clairement indiqué les éléments préoccupants qui devaient être examinés. En l’espèce, la Cour souligne que le juge de la citoyenneté déclare qu’il était convaincu eu égard aux préoccupations de l’agent ayant déféré la demande, mais il n’explique pas dans ses motifs comment il a été convaincu. Soit les préoccupations de l’agent ont été ignorées, soit le juge a omis de les aborder. Les motifs doivent être clairs et précis pour que les parties et la Cour sachent pourquoi la décision a été prise. Il était déraisonnable pour le juge de la citoyenneté de ne pas aborder les éléments préoccupants dans sa décision. Ces lacunes dans le raisonnement rendent cette décision déraisonnable.

[27]           La Cour estime que la conclusion tirée par le juge de la citoyenneté n’a aucun fondement et que par conséquent, la décision ne se situe pas dans une gamme de résultats possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.                  L’appel est accueilli.

2.                  La décision du juge de la citoyenneté accordant la citoyenneté à Mme Ghaffari est annulée.

3.                  La décision est renvoyée à un autre agent pour prendre une nouvelle décision.

« Glennys L. McVeigh »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-320-16

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c. SOGUL GHAFFARI

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 24 août 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCVEIGH

DATE DES MOTIFS :

Le 6 octobre 2016

COMPARUTIONS :

Nimanthika Kaneira

Pour le demandeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le demandeur

 

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