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Date : 20161020

Dossier : IMM-1637-16

Référence : 2016 CF 1174

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 20 octobre 2016

En présence de monsieur le juge Annis

ENTRE :

Alain JEAN FRANÇOIS

Josette JEAN FRANÇOIS CHARLOTIN

Rachelle JEAN FRANÇOIS

Dieuvenson JEAN FRANÇOIS

Marc Evens JEAN FRANÇOIS

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR) visant la décision datée du 30 mars 2016 par laquelle un agent d’immigration (l’agent) a rejeté la demande de résidence permanente des demandeurs pour des considérations d’ordre humanitaire.

[2]               Les demandeurs soutiennent que l’agent n’a pas accordé suffisamment de poids à l’évaluation favorable du gouvernement du Québec relativement à leur établissement au pays et à la situation des femmes en Haïti et qu’il n’a pas évalué l’intérêt supérieur des enfants de manière raisonnable.

[3]               Un examen de la décision de l’agent n’a fait ressortir aucune erreur susceptible de révision et, pour cette raison, la demande est rejetée.

I.                   Contexte

[4]               Le demandeur principal, son épouse, leur fille (âgée de 22 ans) et leurs deux fils (un fils mineur actuellement âgé de 14 ans et un fils de 19 ans) sont des citoyens d’Haïti. Le demandeur principal a deux filles qui sont des résidentes permanentes du Canada.

[5]               Les demandeurs sont arrivés au Canada et ont demandé le statut de réfugié le 6 février 2014. La Section de la protection des réfugiés (SPR) a rejeté leur demande le 22 avril 2014.

[6]               Les demandeurs ont déposé une demande de contrôle judiciaire de cette décision le 13 mai 2014. Cette demande a été rejetée le 13 août 2014.

[7]               En mai 2015, les demandeurs ont présenté une demande de résidence permanente au Canada pour des considérations d’ordre humanitaire invoquant l’intérêt supérieur des enfants, leur établissement au Canada, les difficultés qu’ils connaîtront en raison des conditions défavorables en Haïti, ainsi que le risque de violence sexuelle auquel sont exposées l’épouse et la fille du demandeur principal.

[8]               En tant qu’Haïtiens au Canada avant le 1er décembre 2015, les demandeurs étaient visés par des mesures de renvoi non exécutoires, ils ont pu présenter des demandes de « certificats de sélection du Québec » (CSQ) en même temps que leurs demandes de résidence permanente.

[9]               Ils ont obtenu leur certificat de sélection du Québec, mais leur demande de résidence permanente pour des considérations d’ordre humanitaire a été rejetée par un agent dans une décision datée du 30 mars 2016.

[10]           L’agent a conclu que les demandeurs n’éprouveraient pas de difficultés inhabituelles, injustifiées ou démesurées. Il a accordé peu de poids à leur établissement, car celui-ci était très récent, surtout lorsqu’on le comparait à leur établissement en Haïti. L’agent a relevé peu de preuve démontrant que les demandeurs seraient personnellement touchés par le risque généralisé dans la société haïtienne, car ils ne l’avaient jamais été dans le passé. Il a également conclu que les demanderesses ne correspondaient pas au profil de femmes à risque de violence sexuelle. En outre, il n’a trouvé aucune preuve que le bien-être des enfants serait compris s’ils retournaient en Haïti.

II.                Questions en litige

[11]           La présente demande soulève les questions suivantes :

1.      L’agent a-t-il accordé suffisamment de poids à la conclusion favorable du gouvernement du Québec qui leur a accordé des certificats de sélection du Québec?

2.      L’agent a-t-il omis de prendre en considération comme il se devait l’intérêt supérieur des enfants et a-t-il évalué ce facteur de manière déraisonnable?

3.      Dans son évaluation des difficultés, l’agent a-t-il omis d’accorder suffisamment de poids à la situation des femmes en Haïti?

III.             Norme de contrôle

[12]           La norme de la décision raisonnable s’applique lorsque l’agent procède à l’appréciation de considérations d’ordre humanitaire (Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, au paragraphe 44 [Kanthasamy]). La Cour n’interviendra que si la décision n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

IV.             Analyse

A.                L’agent a-t-il accordé suffisamment de poids à la conclusion favorable du gouvernement du Québec qui leur a accordé des certificats de sélection du Québec?

[13]           En vertu d’un accord intervenu entre le Canada et le Québec, il incombe au Québec de sélectionner les étrangers qui souhaitent s’y établir en tant que résidents permanents. À cette fin, la province remet un certificat de sélection du Québec. Au moment d’accorder un certificat de sélection du Québec le Ministère de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion (MIDI) prend en considération des facteurs d’établissement semblables à ceux qui sont pertinents pour une demande de résidence permanente pour des considérations d’ordre humanitaire.

[14]           Même si le Québec détermine qui peut s’établir dans sa province en tant que résident permanent, il incombe toujours au Canada de décider de l’admissibilité ou non des candidats qui ont été choisis. Il est bien établi que, pour être admissible, il faut habituellement avoir présenté une demande de résidence permanente avant d’arriver au Canada. Pour se soustraire à cette exigence, et ce, peu importe qu’un certificat de sélection du Québec ait été délivré ou non, un demandeur doit obtenir du défendeur une exemption en vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR pour des considérations d’ordre humanitaire.

[15]           Dans la présente instance, les demandeurs formaient un groupe de personnes touchées par une suspension temporaire de mesures de renvoi pour Haïti; en conséquence, ils ont pu demander simultanément une exemption pour des considérations d’ordre humanitaire et un certificat de sélection du Québec. Comme l’indique le Bulletin opérationnel 600, dans de tels cas, le défendeur doit prendre le certificat de sélection du Québec en considération au moment de tirer sa propre conclusion :

Si le MIDI délivre un certificat de sélection du Québec, CIC examinera la demande en tenant compte des considérations d’ordre humanitaire, conformément aux dispositions prévues dans les instructions sur l’exécution des programmes visant les demandes pour des considérations d’ordre humanitaire en tenant compte de l’évaluation du MIDI.

[16]           L’agent indique aux pages 2, 5 et 8 de sa décision qu’il a tenu compte du certificat de sélection du Québec, mais les demandeurs soutiennent que l’évaluation effectuée par le MIDI de leur établissement ne le fait pas vraiment. Il est allégué que l’on devrait accorder plus de poids à l’établissement des demandeurs, principalement à l’emploi du demandeur principal, de son épouse et de sa fille, étant donné la conclusion favorable du MIDI. En outre, il est allégué que l’agent aurait dû s’appuyer sur la conclusion du MIDI comme preuve de leur établissement, plutôt que de supposer qu’il faut avoir vécu au Canada pendant des années pour être considéré comme étant établi.

[17]           Le défendeur soutient que, conformément au Bulletin opérationnel 600, l’agent a tenu compte du certificat de sélection du Québec, mais qu’il a néanmoins effectué sa propre évaluation des considérations d’ordre humanitaire, ce qu’il devait faire. Avant d’entreprendre l’examen de la demande de résidence permanente pour des considérations d’ordre humanitaire, comme l’agent ignorait les raisons pour lesquelles le MIDI avait délivré un certificat de sélection du Québec, il ne pouvait considérer le certificat que comme une preuve que le MIDI avait tiré une conclusion favorable des facteurs d’établissement au Québec, car la délivrance d’un certificat de sélection du Québec et même l’établissement de façon générale des demandeurs au Canada ne peuvent pas constituer des facteurs déterminants en ce qui concerne les considérations d’ordre humanitaire (Kanthasamy, supra au paragraphe 28).

[18]           L’agent a pris en considération l’emploi du demandeur principal, de son épouse et de sa fille, mais il a noté que cet élément de preuve n’indiquait pas si cet emploi était permanent ou temporaire. L’agent a aussi pris en considération leur revenu et leurs économies. Il a constaté que l’intégration des demandeurs sur le marché du travail canadien était relativement récente, soit depuis août 2014, et que celle-ci était trop récente pour justifier une exemption pour des considérations d’ordre humanitaire.

[19]           Il a tenu compte de la lettre de recommandation de l’église fréquentée par les demandeurs, mais il a noté que, sauf la mention de leur adhésion à la congrégation, cette lettre ne décrivait pas leur implication au sein de la communauté. L’agent a conclu que, compte tenu du peu de temps écoulé depuis l’arrivée des demandeurs au Canada, il ne pouvait conclure que l’établissement constituait un motif suffisant pour justifier des considérations d’ordre humanitaire, surtout à la lumière d’une comparaison avec le nombre d’années d’établissement en Haïti.

[20]           L’évaluation aux fins du certificat de sélection du Québec porte entre autres sur l’intégration des demandeurs dans la société québécoise, tandis que l’évaluation fondée sur des considérations d’ordre humanitaire examine plus à fond les conséquences du renvoi des demandeurs en Haïti, ce qui englobe une comparaison des difficultés liées à l’intégration dans les deux sociétés. J’estime que l’agent a accordé suffisamment de poids à la décision concernant le certificat de sélection du Québec et qu’il a raisonnablement conclu qu’il ne fallait pas accorder trop de poids à l’établissement des demandeurs dans la décision globale relativement aux considérations d’ordre humanitaire.

B.                 L’agent a-t-il omis de prendre en considération comme il se devait l’intérêt supérieur des enfants et a-t-il évalué ce facteur de manière déraisonnable?

[21]           Les demandeurs allèguent que l’agent n’a pas appliqué correctement le cadre d’évaluation de l’intérêt supérieur des enfants. Ils soutiennent que l’agent n’a pas vraiment tenu compte de ce qui était dans l’intérêt supérieur des enfants, ni du fait que les forcer à retourner en Haïti compromettrait cet intérêt supérieur. En outre, ils affirment que l’agent a erré en n’accordant pas suffisamment de poids au fait que les sœurs des enfants sont des résidentes permanentes du Canada et que la famille sera séparée si les demandeurs sont renvoyés en Haïti.

[22]           L’agent a tenu compte des répercussions sur les deux fils du demandeur principal, notamment leur intégration dans le réseau scolaire. Il a également pris en considération le fait que les enfants ne présentaient aucun signe de problèmes de santé ou de besoins particuliers et qu’ils ne semblaient pas avoir souffert des conditions difficiles ou d’un manque d’accès à l’éducation pendant qu’ils habitaient en Haïti. L’agent aussi noté que la fille aînée avait fait toutes ses études en Haïti. Pour ces raisons, même s’il a reconnu que les conditions dans le pays sont loin d’être optimales, l’agent a conclu que les enfants ne seraient pas privés d’un accès à l’éducation et que leur bien-être ne serait pas compromis d’une manière quelconque à leur retour.

[23]           Il a aussi pris en considération le fait que les deux filles aînées bénéficiaient du statut de résidentes permanentes du Canada. Il a noté qu’elles n’avaient présenté aucune lettre pour appuyer les demandes d’asile pour des considérations d’ordre humanitaire, ni décrit la nature de leurs relations ou les conséquences d’une éventuelle séparation de la famille. Il a également noté qu’avant leur arrivée au Canada, les demandeurs avaient également été séparés des deux filles aînées. Cependant, compte tenu des conséquences personnelles qu’aurait cette séparation sur la famille, il n’y a pas accordé beaucoup de poids.

[24]           Je conclus que l’agent a appliqué le bon critère à son évaluation de l’intérêt supérieur des enfants et que celle-ci ne comporte aucune erreur susceptible de révision, en ce qui concerne les éléments de preuve qui ont été pris en considération ou le poids qu’il leur a accordé. La décision était raisonnable, compte tenu du manque de preuve des difficultés auxquelles les enfants étaient confrontés avant leur arrivée au Canada et du fait que les demandeurs n’ont présenté aucun élément de preuve montrant que le retour des enfants en Haïti compromettrait leur bien-être.

C.                 Dans son évaluation des difficultés, l’agent a-t-il omis d’accorder suffisamment de poids à la situation des femmes en Haïti?

[25]           Les demandeurs soutiennent que l’agent s’est montré déraisonnable en n’accordant pas suffisamment de poids à la situation des femmes en Haïti et aux difficultés auxquelles seraient confrontées l’épouse et la fille du demandeur à leur retour en Haïti.

[26]           Le défendeur soutient que l’agent a tenu compte comme il le devait du fait que l’épouse et la fille du demandeur principal n’habiteraient pas dans des zones qui avaient été touchées par le séisme et qu’elles seraient accompagnées par un conjoint ou qu’elles habiteraient avec des membres de la famille. Pour cette raison, elles ne correspondaient pas au profil des femmes qui sont généralement exposées au risque de violence sexuelle en Haïti et elles n’avaient pas démontré, selon la preuve offerte à l’agent relativement aux conditions défavorables dans le pays, qu’elles seraient sans doute victimes de violence sexuelle ou de discrimination.

[27]           L’agent a examiné de manière objective les documents soumis par les demandeurs sur les conditions qui prévalent dans le pays. Il s’est aussi appuyé sur la décision de la Cour dans Josile c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 39 qui avait été présentée comme preuve de la situation défavorable des femmes en Haïti. Plus particulièrement, l’agent a cité le paragraphe 39 de cette décision pour démontrer l’importance qu’il convient d’accorder aux circonstances personnelles des demandeurs :

Il va sans dire que l’emplacement géographique (que ce soit à l’extérieur de Port-au-Prince ou dans des zones non touchées par le tremblement de terre) et la situation personnelle de la demanderesse (qu’elle soit accompagnée par un conjoint ou qu’elle vive auprès de membres de sa famille) si elle était renvoyée en Haïti sont des facteurs pertinents à prendre en compte.

[28]           S’appuyant sur cette décision, l’agent a pris en considération les éléments de preuve sur les circonstances personnelles de l’épouse et de la fille du demandeur principal qui vivraient sans la protection d’un homme et dans des zones non touchées par le séisme. L’agent a donc conclu que, même s’il devait accorder un certain poids aux circonstances généralement défavorables des femmes en Haïti, les demandeurs n’avaient pas convaincu l’agent que ces circonstances auraient des conséquences défavorables sur les demanderesses, compte tenu de leur situation personnelle.

[29]           Je conclus que l’agent a eu raison d’accorder peu de poids à la situation des femmes en Haïti en s’appuyant sur le profil des demanderesses et des éléments de preuve objective dont il était saisi.

V.                Conclusion

[30]           La présente demande est rejetée, et aucune question n’est certifiée pour être portée en appel.


JUGEMENT

LA COUR rejette la demande, et aucune question n’est certifiée aux fins d’appel.

« Peter Annis »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1637-16

 

INTITULÉ :

ALAIN JEAN FRANÇOIS, JOSETTE JEAN FRANÇOIS CHARLOTIN, RACHELLE JEAN FRANÇOIS, DIEUVENSON JEAN FRANÇOIS et MARC EVENS JEAN FRANÇOIS c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 12 octobre 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ANNIS

 

DATE DES MOTIFS :

Le 20 octobre 2016

 

COMPARUTIONS :

Jessica Lipes

Pour les demandeurs

 

Evan Liosis

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jessica Lipes

Avocate

Montréal (Québec)

 

Pour les demandeurs

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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