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Date : 20160727


Dossier : IMM-3026-16

Référence : 2016 CF 880

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Vancouver (Colombie-Britannique), le 27 juillet 2016

En présence de monsieur le juge Martineau

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

demandeur

et

JACOB DAMLANY LUNYAMILA

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]               Il s’agit d’une requête présentée pour le compte du demandeur, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (le ministre), visant à obtenir une ordonnance de la Cour sursoyant à l’exécution de l’ordonnance de mise en liberté du défendeur, M. Jacob Damiany Lunyamila (l’ordonnance de mise en liberté), prononcée par la commissaire King de la Section de l’immigration (SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada le 14 juillet 2016, en attendant la décision définitive de la Cour concernant la demande sous-jacente d’autorisation et de contrôle judiciaire.

[2]               Le défendeur n’est pas un Canadien. Il a quitté le Rwanda et revendiqué le statut de réfugié en 1994. Depuis la date de son entrée au Canada, il n’a présenté aucun document rwandais. Quoi qu’il en soit, en 1996, il s’est vu reconnaître la qualité de réfugié au sens de la Convention. Entre 1999 et 2013, il a fait l’objet de 54 condamnations criminelles, alors que plusieurs des infractions concernaient de la violence ou des menaces de violence. En 2012, à la suite de la publication d’un rapport aux termes du paragraphe 44(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR), la SI a pris une mesure d’expulsion après avoir déterminé que le défendeur était interdit de territoire pour cause de criminalité en vertu de l’alinéa 36(2)a) de la LIPR. En 2014, un représentant du ministre a rendu, en application de l’alinéa 115(2)a) de la LIPR, un avis selon lequel le défendeur constituait un danger pour le public au Canada et que le risque pour le public canadien était plus important que le risque auquel le défendeur serait exposé s’il retournait au Rwanda ainsi que toute considération d’ordre humanitaire (l’avis de danger).

[3]               L’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) est obligée, en vertu de l’article 48 de la LIPR, de renvoyer le défendeur, dès que possible. À partir approximativement de mai 2014 jusqu’en mars 2015, l’ASFC a tenté de renvoyer le défendeur du Canada et de le retourner au Rwanda, mais cela s’est révélé impossible en raison de l’absence de documents de voyage réglementaires émis par les autorités rwandaises. Comme le défendeur est arrivé au Canada sans documents, sa collaboration concernant la demande des documents de voyage appropriés auprès des autorités de l’immigration rwandaises était nécessaire, mais il n’a pas été coopératif.

[4]               Le défendeur a été détenu par l’Immigration la majeure partie du temps depuis le 19 juin 2013 (à l’exception d’une brève mise en liberté de deux jours en septembre 2013 conformément à une ordonnance de mise en liberté, que le défendeur n’a pas respectée). Selon la preuve non contredite déposée au dossier, le défendeur présente un risque de fuite et constitue un danger pour la sécurité publique. Cependant, depuis le 1er janvier 2016, la SI a ordonné cinq fois sa mise en liberté au motif, essentiellement, que sa détention était devenue indéterminée.

[5]               Plus précisément, lors des audiences sur le contrôle des motifs de détention tenues le 5 janvier 2016 et le 2 février 2016, le commissaire Nupponen, de la SI, a ordonné la mise en liberté du défendeur sous certaines conditions. Le 1er mars 2016, la commissaire King de la SI a de nouveau ordonné la mise en liberté de la détention sous réserve de certaines conditions (cependant moins rigoureuses que celles imposées par le commissaire Nupponen). La Cour fédérale a ordonné que toutes les décisions susmentionnées concernant les mises en liberté soient annulées en attendant qu’une décision définitive soit rendue relativement à l’appel du ministre en vue de soumettre à un contrôle judiciaire chacune des ordonnances de mise en liberté, comme le montrent les ordonnances d’annulation qui ont été émises respectivement par le juge Shore, le 8 janvier 2016, le juge Noël, le 16 février 2016 et le juge Harrington, le 1er mars 2016.

[6]               En fait, le 3 mars 2016, à la suite d’une requête en vue d’obtenir une instruction accélérée dans la présente affaire, le juge Harrington a fait droit à la demande de contrôle judiciaire des ordonnances de mise en liberté émises en janvier et en février 2016 dans les dossiers IMM-63-16 et IMM-502-16 et a sursis à statuer relativement au troisième dossier, IMM-913-16 : Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Lunyamila, 2016 CF 288 [Lunyamila]. En conséquence, le défendeur devait demeurer en détention à cause de l’annulation des ordonnances de mise en liberté, et ce, jusqu’à ce qu’un autre commissaire de la SI ait procédé à une nouvelle audience sur les motifs de détention et ait réexaminé l’affaire à la lumière des motifs invoqués par la Cour dans Lunyamila. La procédure de contrôle judiciaire visant la décision de mise en liberté rendue le 1er mars 2016 est en suspens (dossier IMM-913-16) en raison de la suspension d’instance ordonnée par le juge Harrington, suspension qui n’a pas été levée par la Cour.

[7]               En fait, le commissaire McPhalen de la SI a procédé à un examen du dossier du contrôle des motifs de détention le 31 mars 2016. Pour la quatrième fois, un commissaire de la SI a ordonné que le défendeur soit mis en liberté de la détention. En plus de certaines modalités et conditions standard, le commissaire McPhalen a assujetti la mise en liberté du défendeur à des conditions additionnelles, notamment qu’il « signe une déclaration solennelle confirmant sa volonté de retourner au Rwanda », déclaration qu’il a refusé de signer. La juge Kane a ordonné l’annulation de la décision susmentionnée du commissaire McPhalen, concernant la mise en liberté, le 20 avril 2016. La demande d’autorisation concernant l’ordonnance de mise en liberté émise le 31 mars 2016 (IMM-1378-16) peut maintenant être réexaminée par la Cour, puisque les mémoires du demandeur et du défendeur ont été déposés et n’ont suscité aucune réponse.

[8]               Entre-temps, la SI a informé les avocats qu’en raison de la suspension de l’ordonnance de mise en liberté du 31 mars 2016, « en attendant qu’une décision définitive soit rendue relativement à la demande de contrôle judiciaire » dans le dossier IMM-1378-16, « la SI ne procédera pas au contrôle des motifs de détention qui doit avoir lieu le 25 avril 2016 et ne tiendra pas une audience tant que la demande de contrôle judiciaire de la décision du 31 mars 2016 n’aura pas été réglée ». Le 10 juin 2016, la juge Kane a émis les directives orales suivantes :

Mon ordonnance du 20 avril 2016 visant la suspension de l’ordonnance de mise en liberté datée du 31 mars 2016 n’entrave pas la mise en application du paragraphe 57(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. L’ordonnance suspend uniquement la décision du 31 mars 2016 en attendant la décision définitive concernant la demande de contrôle judiciaire de cette décision.

Le dernier paragraphe de l’ordonnance mentionne que le prochain contrôle réglementaire de la détention doit avoir lieu le 28 avril 2016. Ce paragraphe ne signifie pas que ce contrôle réglementaire ou des contrôles réglementaires subséquents n’auront pas lieu.

[9]               Alors que les quatre ordonnances de remise en liberté étaient suspendues par la Cour, un cinquième contrôle réglementaire des motifs de maintien en détention a été effectué en 2016. Toutefois, contrairement aux conclusions précédentes des trois autres commissaires de la Section de l’immigration, le 6 juin 2016, la commissaire Ko a conclu que la détention continue du défendeur n’était pas, en fait, indéterminée et a par conséquent ordonné le maintien en détention du défendeur. Dans ses motifs, la commissaire Ko renvoie notamment à de la nouvelle preuve provenant d’une analyse linguistique démontrant que le défendeur pourrait être d’origine tanzanienne et que des étapes supplémentaires, comprenant une enquête à venir [traduction] « sur le terrain » ont été entreprises par le ministre afin de tenter de confirmer son identité. Elle a ordonné la tenue d’un nouveau contrôle des motifs de détention le 14 juillet 2016. La décision de la commissaire Ko n’a pas été contestée par le défendeur, apparemment en raison de son manque de ressources financières.

[10]           Le 14 juillet 2016, la commissaire King a entendu l’affaire et a rendu une ordonnance de remise en liberté dont le caractère raisonnable est contesté par le ministre dans la présente demande de contrôle judiciaire. La commissaire King n’était pas en accord avec la décision de la commissaire Ko. Elle est parvenue à des conclusions semblables à celles qu’elle-même ainsi que les commissaires Nupponen et McPhalen avaient tirées dans quatre des cinq contrôles des motifs de détention précédents tenus en 2016. La commissaire King a conclu que le maintien en détention du défendeur était devenu indéterminé en dépit des efforts faits par le ministre et le manque de coopération du défendeur et qu’elle contrevenait ainsi à l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés [la Charte] et à la définition de ces droits prévue à l’article 248 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés (DORS/2002-227).

[11]           La commissaire King a donc ordonné la remise en liberté du défendeur assortie des conditions de remise en liberté pouvant être décrites comme étant « habituelles » dans ces circonstances : le défendeur devra se présenter à la date, à l’heure et au lieu prévus par un agent de l’ASFC afin de se conformer à toutes les obligations lui étant imposées en vertu de la LIPR, menant à des mesures de renvoi si nécessaire; avant sa libération, le défendeur devra fournir son adresse de résidence à l’ASFC et l’aviser en personne de tout changement d’adresse avant d’effectuer ledit changement; le défendeur devra se présenter à un agent du bureau de l’ASFC dans les 48 heures de sa libération; il devra se présenter une fois par semaine; advenant la suspension de l’ordonnance de remise en liberté par la Cour et la nécessité de tenir un nouveau contrôle des motifs de détention, celui-ci aura lieu devant la Section de l’immigration le 11 août 2016, à 11 h. La commissaire King a refusé d’ordonner les conditions de remise en liberté supplémentaires proposées par le représentant de l’ASFC ou d’inclure les conditions prévues aux ordonnances de remise en liberté rendues en février et en mars 2016 par les commissaires Nupponen et McPhalen.

[12]           À ce jour, le défendeur est toujours détenu. Le 14 juillet 2016, le juge Russel, après avoir pris connaissance d’urgence des documents et de la lettre déposés à ce moment au nom du ministre, a autorisé une suspension provisoire de l’ordonnance de remise en liberté et a ordonné que l’affaire soit tranchée par le juge soussigné après avoir entendu les parties à Vancouver, en Colombie-Britannique, le 26 juillet 2016.

[13]           J’ai examiné l’ensemble de la preuve présentée par les deux parties ainsi que les observations faites par les avocats. Le critère à appliquer pour l’octroi d’un sursis est bien connu. Comme l’énonce l’arrêt RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 et l’exprime la Cour d’appel fédérale dans la décision Toth c. Canada (Citoyenneté et Immigration) (1988) 86 NR 302 (CAF), le demandeur doit convaincre la Cour que les trois conditions suivantes sont satisfaites : une question sérieuse a été soulevée, le demandeur subira un préjudice irréparable et la prépondérance des inconvénients est en faveur du demandeur.

[14]           J’ai décidé d’accueillir la présente requête et d’accorder un sursis en l’espèce.

[15]           Premièrement, je conclus que le ministre a établi qu’il existait une ou plusieurs questions sérieuses, notamment ce qui suit :

                         i.                   La commissaire King aurait commis des erreurs susceptibles de révision lorsqu’elle a établi que la détention du défendeur était devenue indéterminée et que cette situation violait l’article 7 de la Charte, et lorsqu’elle a rejeté la preuve que le ministre a présentée relativement aux motifs énoncés à l’article 248 du Règlement et aussi aux efforts constants du ministre à établir l’identité du défendeur et aux nouvelles étapes entreprises avec les autorités de la Tanzanie;

                       ii.                   La commissaire King n’aurait pas fourni de motifs clairs et convaincants pour justifier une décision contraire à celle du 16 juin 2016 prise par la commissaire Ko;

                     iii.                   En ce qui concerne le danger potentiel envers le public, la commissaire King n’aurait pas imposé au défendeur des modalités et conditions de mise en liberté qui soient raisonnables, par exemple de ne pas participer à des activités qui entraîneraient une condamnation en vertu des lois du Parlement, de remplir une déclaration solennelle et de coopérer avec l’ASFC sur les renseignements et les pièces d’identité nécessaires à l’obtention de titres de voyage au Rwanda, de respecter des conditions raisonnables concernant son problème d’alcool et concernant directement le risque de violence et les condamnations antérieures.

[16]           Deuxièmement, je conclus également que le ministre a établi par des éléments de preuve non conjecturaux à la fois manifestes et convaincants ce qui constituerait un préjudice irréparable si le défendeur était libéré à l’heure actuelle selon les maigres modalités et conditions de l’ordonnance de mise en liberté datée du 14 juillet 2016. Le préjudice irréparable vient du fait que le ministre s’inquiète actuellement du danger que présente le défendeur envers le public et du fait que les conditions de l’ordonnance de mise en liberté n’abordent pas le sujet.

[17]           Troisièmement, la prépondérance des inconvénients est favorable au ministre. Le défendeur aura encore droit aux contrôles réguliers des motifs de détention et le ministre continuera son enquête. Si le ministre reçoit une réponse satisfaisante à ses préoccupations lors du prochain contrôle des motifs de la détention qui doit avoir lieu devant la SI le 11 août 2016, le défendeur sera mis en liberté étant donné que les conditions actuelles de mise en liberté abordent déjà la question du risque de fuite (c.-à-d. la présentation de rapports hebdomadaires).

[18]           En effet, le défendeur a droit à un contrôle des motifs de la détention tous les 30 jours qu’une suspension de l’ordonnance de mise en liberté soit accordée ou non par notre Cour. Dans l’affaire Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Thanabalasingham, 2004 ACF no 15, la Cour d’appel fédérale a donné des directives relativement à cette question litigieuse. S’exprimant au nom de la Cour, le juge Rothstein (alors juge) a mentionné ce qui suit :

Lors de tout contrôle des motifs de la détention effectué suivant les articles 57 et 58 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, la Section de l’immigration doit rendre une nouvelle décision quant à la question de savoir si une personne détenue devrait être maintenue en détention. Bien que le fardeau de preuve puisse être déplacé pour incomber au détenu une fois que le ministre a établi prima facie qu’il y a lieu de maintenir la détention, il incombe en fin de compte toujours au ministre, lors de tels contrôles des motifs de la détention, d’établir que la personne détenue constitue un danger pour la sécurité publique au Canada ou qu’elle risque de se soustraire à la justice. Cependant, les décisions antérieures ordonnant la détention d’une personne doivent être prises en compte lors de contrôles subséquents et la Section de l’immigration doit énoncer des motifs clairs et convaincants pour pouvoir aller à l’encontre des décisions antérieures.

[19]           Compte tenu de l’incertitude ou de la confusion provoquée, semble-t-il, par le libellé des ordonnances de suspension rendues précédemment par mes collègues, j’ai pris la décision d’utiliser un libellé similaire à celui employé dans l’ordonnance de suspension du juge Zinn dans l’affaire Canada (Citoyenneté et Immigration) c. B479, 2010 CF 1227, au paragraphe 30. Par conséquent, la suspension que la Cour accorde aujourd’hui demeurera en vigueur jusqu’à ce la décision définitive à l’égard de la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire du ministre soit rendue ou jusqu’à ce qu’un commissaire de la Section de l’immigration (SI) ordonne la mise en liberté du défendeur à la suite d’un contrôle des motifs de détention exigé par la loi, selon ce qui a lieu en premier.

[20]           Je ne peux qu’encourager les parties à prendre les mesures appropriées pour que la présente affaire soit entendue sur le fond promptement et, parce que ce serait préférable, qu’une décision soit rendue en même temps et par le même juge qui entendra les autres demandes de contrôle judiciaire actuellement en instance et soulevant un ensemble de questions communes, le cas échéant.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que : la présente requête déposée par le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (ministre) en vue d’obtenir une suspension soit accueillie et que l’ordonnance de mise en liberté rendue par la commissaire King de la Section de l’immigration le 14 juillet 2016 soit suspendue jusqu’à ce que la décision définitive à l’égard de la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire du ministre soit rendue ou jusqu’à ce qu’un commissaire de la Section de l’immigration ordonne la mise en liberté du défendeur à la suite d’un contrôle des motifs de détention exigé par la loi, selon ce qui a lieu en premier.

« Luc Martineau »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3026-16

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE c. JACOB DAMIANY LUNYAMILA

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie-Britannique)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 26 juillet 2016

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE :

LE JUGE MARTINEAU

DATE DES MOTIFS :

Le 27 juillet 2016

COMPARUTIONS :

Aman Sanghera

Pour le demandeur

Robin D. Bajer

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

Pour le demandeur

Robin D. Bajer Law Office

Vancouver (Colombie-Britannique)

Pour le défendeur

 

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