Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20161025


Dossier : T-1599-15

Référence : 2016 CF 1190

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 25 octobre 2016

En présence de monsieur le juge O’Reilly

ENTRE :

COMPAGNIE DES CHEMINS

DE FER NATIONAUX DU CANADA

demanderesse

et

LOUIS DREYFUS COMMODITIES

CANADA LTD

défenderesse

JUGEMENT PUBLIC ET MOTIFS

(Jugement et motifs confidentiels rendus le 25 octobre 2016)

I.                   Aperçu

[1]               La demanderesse, Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (le CN), offre des services de transport ferroviaire à la défenderesse, Louis Dreyfus Commodities Canada Ltd (LDC), un vendeur et expéditeur de grains. Les parties n’ayant pas réussi à s’entendre sur les modalités du contrat pour la campagne agricole 2015-2016, LDC a présenté une demande d’arbitrage à l’Office des transports du Canada, qui a renvoyé l’affaire à un arbitre en 2015.

[2]               L’arbitre a conclu que le CN était obligé de satisfaire à la demande de LDC et de lui fournir xxx wagons par semaine aux installations de LDC à xxxxxxxx xxx xxxxxxx, xxxxxxxxxxxx, xxx xxxxx xxxxx, xxxxxx xxxxxxx. L’arbitre a rejeté l’argument du CN qui disait avoir droit de rationner le nombre de wagons fournis durant les périodes de demande de pointe et lorsque les conditions météorologiques sont difficiles pendant l’hiver.

[3]               Le CN soutient que la décision de l’arbitre était déraisonnable, car elle ne respecte pas les exigences de la Loi sur les transports au Canada, L.C. 1996, ch. 10 (articles 169.37 et 169.38 – voir l’Annexe pour les dispositions citées). Plus particulièrement, le CN soutient que l’arbitre a omis d’examiner certains facteurs dont il devait tenir compte, notamment le niveau de services dont LDC a vraiment besoin, les besoins et les contraintes du CN en matière d’exploitation, ainsi que les obligations du CN envers les autres expéditeurs. Le CN me demande de renverser la décision de l’arbitre et de renvoyer l’affaire à un autre arbitre.

[4]               LDC défend la décision de l’arbitre, notant que celui-ci a fondé ses conclusions sur les éléments de preuve concernant les besoins de LDC, sur la nécessité d’imposer à l’occasion un rationnement pendant de brèves périodes, ainsi que sur la capacité du CN de répondre aux besoins des autres expéditeurs en augmentant sa capacité. LDC fait donc valoir que la décision de l’arbitre était raisonnable et qu’elle devrait être maintenue.

[5]               Après examen de la décision de l’arbitre et des éléments de preuve qui m’ont été présentés, je suis convaincu que la décision était déraisonnable, car l’arbitre a omis de tenir dûment compte de certaines exigences obligatoires prévues par la loi. Je dois donc accueillir la demande de contrôle judiciaire du CN.

II.                La décision de l’arbitre

[6]               La principale question que devait trancher l’arbitre concernait les conditions de services qui liaient le CN à LDC pour la campagne agricole 2015-2016. L’arbitre a commencé par énoncer les obligations prescrites par la Loi en vertu de l’article 169.37, qui prévoit que l’arbitre doit notamment tenir compte des facteurs suivants :

                  le transport en cause;

                  les services dont l’expéditeur a besoin pour le transport en cause;

                  les obligations qu’a la compagnie de chemin de fer envers d’autres expéditeurs, ainsi qu’envers des personnes et des compagnies;

                  les besoins et les contraintes de l’expéditeur et de la compagnie de chemin de fer en matière d’exploitation;

                  la possibilité pour l’expéditeur de faire appel à un autre mode de transport efficace, bien adapté et concurrentiel des marchandises en cause;

                  tout autre renseignement qu’il estime pertinent.

[7]               LDC a demandé que le CN lui fournisse au moins xxx wagons par semaine (sauf durant la pause de Noël). L’arbitre a reconnu que LDC est essentiellement captive des services du CN, car, dans la situation en cause, le CN est le seul fournisseur de services desservant les installations de LDC, le camionnage n’est pas une solution de rechange économiquement viable au transport ferroviaire et l’interconnexion avec le Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée est impossible.

[8]               En ce qui concerne l’observation du CN selon laquelle LDC n’avait pas vraiment besoin de xxx wagons par semaine, l’arbitre a conclu que les taux d’expédition antérieurs de LDC n’étaient pas représentatifs de ses besoins actuels, le CN n’ayant pas fourni à LDC le nombre de wagons dont l’entreprise avait besoin au cours des années précédentes. xxxxx xxxxxx, xxxxxxxx xx xxx, xxxxxxxx xxxx xxx xxxxxxx xxxxx xxxxxxx xxxxxx xx xxx xxx xxx xxxx (xxxxxxx xx xxxxxxxxx). L’arbitre a également souligné les investissements faits par LDC en vue d’accroître sa capacité à ses installations et a conclu que la croissance de LDC ne devrait pas être compromise du fait que le CN refuse de lui fournir un nombre suffisant de wagons. Selon l’arbitre, LDC avait la capacité suffisante pour expédier une quantité de grains justifiant le nombre de wagons demandé.

[9]               Le CN a proposé à l’arbitre d’appliquer la méthode de rationnement du CN, selon laquelle les wagons seraient attribués au prorata, sur la base des données portant sur une partie de la campagne agricole 2012-2013. L’arbitre a toutefois estimé que cette méthode n’avait jamais été représentative de la véritable part historique détenue par LDC et qu’elle était de toute façon fondée sur des éléments de preuve périmés.

[10]           Le CN a également pressé l’arbitre de prendre en compte les obligations que le CN avait envers d’autres expéditeurs, et qui exigeaient parfois que le CN limite les wagons attribués à des compagnies d’expédition individuelles pour maintenir des conditions équitables sur l’ensemble du marché. L’arbitre a toutefois rejeté l’argument selon lequel la répartition des wagons était un « jeu à somme nulle » où les besoins d’un expéditeur ont pour effet de limiter les besoins d’un autre. Il a souligné le fait qu’il y avait rationnement des wagons presque chaque année pour la majeure partie de la campagne agricole, quel que soit le volume des récoltes, et il a rejeté la proposition visant à traiter le rationnement comme une pratique commerciale courante. Plutôt, citant une décision antérieure de l’Office des transports du Canada, il a conclu que le rationnement ne devrait être pratiqué que durant de courtes périodes, et ce, dans des circonstances exceptionnelles.

[11]           Enfin, l’arbitre a conclu que le fait de répondre aux besoins de LDC n’empêcherait pas le CN de s’acquitter de ses obligations envers d’autres expéditeurs. Les prévisions pour la campagne 2015-2016 indiquaient une baisse de rendement, la production devant s’établir à 60 millions de tonnes métriques (MTM), comparativement à 78 MTM en 2014-2015 et à 84 MTM en 2013-2014. Sous cet angle, l’arbitre a conclu que le CN aurait dû avoir suffisamment de wagons pour fournir à LDC les xxx wagons par semaine demandés, sans que cela ne l’empêche de s’acquitter de ses obligations envers les autres expéditeurs. Il a conclu que cette décision était commercialement équitable et raisonnable pour les parties, faisant ainsi référence à l’article 169.38 de la Loi.

[12]           L’unique concession que l’arbitre a faite au CN était liée à la norme de rendement à laquelle le CN serait tenu : le CN était tenu de satisfaire à 90 % de la demande de LDC dans un délai de trois semaines et d’y satisfaire en totalité dans un délai de trois mois.

III.             La décision de l’arbitre était-elle déraisonnable?

[13]           Les parties reconnaissent que je ne peux infirmer la décision de l’arbitre que si celle-ci était déraisonnable. Comme l’arbitre devait trancher une question liée à [traduction« l’arbitrage d’un différend » et non à [traduction] « l’arbitrage de droits », la décision mérite qu’on fasse preuve d’une retenue considérable (Public Service Alliance of Canada v Nav Canada, 2015 ONSC 1407 (Div Ct)).

[14]           LDC appuie la décision de l’arbitre et conteste énergiquement les arguments du CN, qualifiant la demande du CN de [traduction] « vexatoire » et de [traduction« pernicieuse ». Selon LDC, la position du CN fait fi du plan d’arbitrage prévu par la loi, qui vise à protéger les expéditeurs contre les abus monopolistiques des compagnies de chemin de fer. LDC soutient également que les arguments du CN vont à l’encontre de l’obligation de la compagnie de chemin de fer de fournir aux expéditeurs un nombre suffisant de wagons, et qu’ils rappellent des conduites antérieures du CN ayant déjà fait l’objet de plaintes formulées par LDC relativement aux services reçus.

[15]           LDC se fonde en grande partie sur une décision de l’Office des transports du Canada concernant une plainte précédente qu’elle avait déposée au sujet du niveau de services : Louis Dreyfus Commodities Canada Ltd contre la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (numéro de cas 14-02100, le 3 octobre 2014) [LDC no 1]. LDC soutient que la décision de l’arbitre est conforme aux principes énoncés dans LDC no 1 et qu’elle doit être maintenue.

[16]           À mon avis, toutefois, l’affaire LDC no 1 ne va pas aussi loin que LDC le prétend.

[17]           Ainsi, dans LDC no 1, l’Office des transports du Canada [l’Office] a énoncé un certain nombre de principes généraux concernant l’obligation d’une compagnie de chemin de fer de fournir un niveau de services adéquat, conformément à la Loi. L’Office a d’abord rappelé que l’objectif de l’article 113 de la Loi est de « servir de contrepoids au monopole ou au quasi-monopole qu’une compagnie de chemin de fer pourrait exercer envers certains expéditeurs dans certaines circonstances » (au paragraphe 14). Conformément à cet objectif, l’Office a conclu que l’obligation qu’a la compagnie de chemin de fer de fournir des installations convenables aux expéditeurs est « inconditionnelle, à condition que ces derniers s’acquittent de leurs obligations corrélatives » (au paragraphe 22). Cette obligation s’applique à chaque expéditeur et son respect, par la compagnie de chemin de fer, doit être évalué en regard de la demande de services de l’expéditeur, et non des demandes combinées des autres expéditeurs, ou encore des politiques d’attribution ou de rationnement des wagons de la compagnie de chemin de fer (paragraphes 23 et 24). Lorsqu’un expéditeur se plaint du niveau de services qu’il a reçu, l’Office examine les éléments de preuve de la compagnie de chemin de fer témoignant des efforts qui ont été faits pour offrir un niveau de services adéquat ou proposant une explication convaincante pour justifier l’incapacité de la compagnie à fournir les services demandés (paragraphe 31). Le principe fondamental est que la compagnie de chemin de fer doit agir d’une manière raisonnable : elle n’est pas tenue à l’impossible, mais elle doit faire la preuve qu’elle ne pouvait raisonnablement pas satisfaire à la demande de l’expéditeur (aux paragraphes 32 et 34; voir l’arrêt Patchett & Sons Ltd v Pacific Great Eastern Railway Co, [1959] SCR 271, à la page 274).

[18]           L’Office a également établi un cadre pour l’évaluation des plaintes individuelles relatives au niveau de services. Cette évaluation soulève les questions suivantes (au paragraphe 36) :

                  La demande de service de l’expéditeur est-elle raisonnable?

                  La compagnie de chemin de fer a-t-elle répondu à cette demande?

                  Dans la négative, y avait-il une explication raisonnable pouvant justifier le manquement de la compagnie de chemin de fer?

[19]           Selon l’Office, si la compagnie de chemin de fer est incapable de satisfaire à une demande de services raisonnable d’un expéditeur, il s’agit alors d’examiner le caractère raisonnable de la conduite de la compagnie dans les circonstances. Si la compagnie de chemin de fer ne peut démontrer qu’elle a pris des mesures raisonnables pour satisfaire à la demande de l’expéditeur, l’Office examinera les mesures de réparation qui conviennent.

[20]           L’Office a mentionné que la compagnie de chemin de fer doit prendre des mesures raisonnables pour satisfaire aux demandes des expéditeurs, notamment en ajoutant du personnel ou en augmentant sa capacité. Le caractère raisonnable de la conduite d’une compagnie de chemin de fer est une question de fait qui doit être examinée en regard des éléments de preuve disponibles (aux paragraphes 51 et 53), y compris les circonstances indépendantes de la volonté de la compagnie de chemin de fer telles que les conditions météorologiques, la congestion, les restrictions en matière d’exploitation et les déraillements (au paragraphe 59). Le rationnement des wagons par la compagnie de chemin de fer ne serait toutefois indiqué que dans des circonstances exceptionnelles et durant de courtes périodes, lorsque la demande excède l’offre, par exemple durant les périodes de pointe (au paragraphe 60). Le rationnement ne serait pas indiqué durant de longues périodes, lorsque les périodes de demande extrême sont « prolongées et prévisibles » ou lorsque les pénuries deviennent tout simplement chose courante (au paragraphe 61).

[21]           L’Office a reconnu que les compagnies de chemin de fer doivent prendre des décisions d’affaires au sujet de la taille et de la répartition de leur flotte de wagons, mais ces décisions ne peuvent aller à l’encontre de leurs obligations en matière de services envers les expéditeurs (au paragraphe 71). La compagnie de chemin de fer ne peut pas simplement invoquer la taille limitée de sa flotte pour justifier son incapacité à répondre aux besoins d’un expéditeur (au paragraphe 72).

[22]           En ce qui a trait aux faits à l’appui de la plainte de LDC, l’Office a conclu que le CN n’avait pas répondu aux demandes de services de LDC. L’Office a ensuite tenté de savoir si une justification raisonnable pouvait expliquer la conduite du CN. Le CN a fait valoir que ce manquement résultait de l’application de sa politique de répartition des wagons en période de demande extrême. Le CN n’a toutefois fourni aucune preuve de la manière dont cette politique s’appliquait réellement afin d’expliquer le nombre insuffisant de wagons fournis à LDC, ni a-t-il expliqué en quoi consistait exactement cette politique. L’Office a reconnu que le CN pouvait appliquer une politique de répartition, mais cette politique devait être clairement définie et communiquée aux expéditeurs. De plus, cette politique ne pouvait violer le droit qu’ont les expéditeurs d’obtenir des services, par exemple en ne fournissant aucun wagon à un expéditeur (aux paragraphes 156 et 163).

[23]           Récemment, la Cour d’appel fédérale a confirmé la décision de l’Office, en concluant que l’Office avait fait une interprétation raisonnable de la Loi (Canadian National Railway Company v. Dreyfus, 2016 FCA 232). La Cour d’appel a notamment confirmé le principe énoncé dans Patchett selon lequel les obligations en matière de services doivent être interprétées de manière raisonnable (au paragraphe 20).

[24]           LDC soutient également que d’autres décisions de l’Office appuient sa position. Je ne suis pas d’accord. L’Office a en fait reconnu l’admissibilité de la politique de répartition des wagons du CN.

[25]           Dans Louis Dreyfus Commodities Canada Ltd contre la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (numéro de cas 14-05609, le 12 mars 2015), LDC a demandé à l’Office d’ordonner au CN de ne pas appliquer sa politique de répartition des wagons aux installations de LDC. Le CN a ensuite demandé à l’Office de rejeter la demande de LDC. L’Office a convenu avec le CN que la demande de LDC ne révélait aucune cause d’action valable, car la question visant à savoir si l’application de la politique de rationnement empêcherait le CN de s’acquitter de son obligation de fournir des services adéquats était une question de fait qui ne pouvait être tranchée dans l’abstrait. L’Office n’a pas interprété sa décision dans LDC no 1 comme une interdiction du rationnement; il a plutôt conclu que la politique de répartition des wagons du CN ne doit pas être incompatible avec les obligations du CN en matière de services.

[26]           Dans la décision Louis Dreyfus Commodities Canada Ltd contre la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (numéro de cas 14-05341, le 18 juin 2015), LDC s’est plainte que le CN avait manqué à ses obligations en matière de services pour la campagne agricole 2013-2014. L’Office s’est fondé sur l’approche énoncée dans LDC no 1 pour l’examen de cette plainte. Il a conclu que la demande de wagons de LDC était raisonnable, même si elle dépassait les demandes historiques de l’entreprise. Le CN n’a pu fournir qu’environ 83 % des wagons demandés durant la période en cause et a donc été incapable de répondre aux demandes raisonnables de LDC. Pour déterminer la validité du motif invoqué par le CN pour expliquer son incapacité à fournir le nombre de wagons demandé, l’Office a tenu compte du volume de la récolte en 2013-2014, des efforts faits par le CN pour se procurer des wagons supplémentaires, de la tendance à la hausse de la demande de LDC, des rudes conditions météorologiques cet hiver-là, de la nécessité pour le CN d’appliquer sa politique de répartition des wagons, ainsi que du court délai dont le CN a disposé pour réagir à la situation. L’Office a conclu que le CN avait fourni un motif raisonnable pour expliquer son incapacité à répondre à toutes les demandes de LDC : les deux principaux facteurs – à savoir le volume de la récolte et les conditions météorologiques – étaient indépendants de la volonté du CN.

[27]           LDC a aussi cité deux autres décisions de l’Office qui, selon elle, appuyaient sa position. Là encore, je ne partage pas son avis.

[28]           À la suite de l’affaire LDC no 1, l’Office a publié la décision Richardson International Limited contre la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (lettre-décision no 2014-12-18, le 18 décembre 2014) et Viterra Inc. contre la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (lettre-décision no 2014-12-18, le 18 décembre 2014). Ces décisions étant essentiellement identiques, je ne ferai référence qu’à Richardson.

[29]           L’affaire Richardson concernait une plainte liée au niveau de services, déposée parce que le CN n’avait pas fourni le nombre de wagons auquel l’expéditeur avait droit en vertu de la politique de répartition des wagons du CN. De plus, le CN avait réduit d’un nombre supplémentaire de 300 le nombre de wagons attribués à Richardson durant certaines semaines de la campagne agricole 2013-2014.

[30]           Naturellement, l’Office s’est largement fondé sur la décision rendue dans l’affaire LDC no 1 pour étudier la plainte déposée par Richardson, résumant cette décision en déclarant que « l’obligation fondamentale de service d’une compagnie de chemin de fer est de fournir des installations convenables pour “toutes les marchandises à transporter”, à moins qu’il ne soit pas raisonnablement possible de le faire » (au paragraphe 53). Or, durant la campagne agricole 2013-2014, il n’a pas été raisonnablement possible pour le CN de répondre à toutes les demandes. La question en litige était donc de déterminer si la politique de répartition des wagons du CN constituait une réponse raisonnable dans les circonstances. Selon l’Office, la compagnie de chemin de fer ne devrait généralement avoir recours au rationnement que pour faire face à une incapacité temporaire d’offrir un plein service; le rationnement ne devrait pas être utilisé couramment « pour gérer la saisonnalité de la demande d’expédition du grain du Canada » (au paragraphe 54).

[31]           En ce qui a trait aux politiques de rationnement proprement dites, l’Office a déclaré que la politique doit être « claire, transparente, équitable, temporaire et exécutable de manière uniforme à court terme » et, « de préférence, être le résultat d’une consultation et de commentaires recueillis auprès de l’industrie » (au paragraphe 58). Richardson n’a pas véritablement mis en doute la validité ou le bien-fondé de la politique de répartition des wagons du CN, qui était basée sur le critère neutre établi à partir des données historiques sur les parts de marché des expéditeurs de grains, mais a plutôt invoqué le défaut du CN de se conformer à sa propre politique.

[32]           L’Office a conclu qu’il était raisonnable pour Richardson de s’attendre à recevoir le nombre de wagons auquel elle avait droit en vertu de la politique de répartition des wagons du CN. L’Office a ajouté que le CN n’avait pas répondu à la demande raisonnable de Richardson, reconnaissant cependant que les compagnies de chemin de fer doivent avoir droit à une certaine marge de manœuvre. Bien que l’Office ait reconnu que les compagnies de chemin de fer doivent parfois avoir recours au rationnement pour veiller à ce que « tous les expéditeurs soient traités équitablement en recevant une portion de la demande réelle de service » (au paragraphe 175), cela ne justifie pas le défaut d’appliquer la politique d’une manière équitable et uniforme.

[33]           Dans sa conclusion, l’Office a énoncé deux critères principaux pour assurer un rationnement équitable : l’uniformité dans la déclaration du total des wagons disponibles et la communication aux expéditeurs du nombre précis de wagons qu’ils peuvent s’attendre à recevoir. L’Office a également énoncé quelques principes généraux devant guider le rationnement des wagons (au paragraphe 187) :

                     le rationnement devrait être un dernier recours en cas de hausse inattendue de la demande;

                     le rationnement devrait être temporaire et aussi bref que possible, et le service normal devrait être rétabli dès qu’il est raisonnablement possible de le faire;

                     le rationnement doit être équitable et appliqué d’une manière uniforme et transparente.

[34]           Ces décisions, y compris celle de la Cour d’appel fédérale, reflètent toutes les principes énoncés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Patchett précité. Le juge Rand, alors juge, a déclaré au nom des juges majoritaires que l’obligation d’une compagnie de chemin de fer est [traduction] « empreinte du caractère raisonnable dans tous les aspects de ce qu’elle entreprend » (à la page 274). Par conséquent, une compagnie de chemin de fer [traduction] « n’est pas tenue de fournir, en tout temps, des wagons en un nombre suffisant pour répondre à toutes les demandes »; le caractère raisonnable relève plutôt d’une enquête sur les faits et [traduction] « la manière de répondre à chaque situation dépend de l’ensemble des circonstances » (à la page 275).

[35]           Eu égard à ces principes, je conclus que la décision de l’arbitre était déraisonnable. En éliminant la possibilité pour la compagnie de chemin de fer de rationner les wagons lorsque les circonstances le justifient, l’arbitre a fait abstraction des obligations du CN envers les autres expéditeurs et de ses restrictions en matière d’exploitation, deux facteurs obligatoires établis par la loi.

[36]           Bien que de nombreuses données appuient la proposition voulant que les politiques de répartition des wagons ne doivent être appliquées que dans de rares cas et durant de courtes périodes, qu’elles ne peuvent avoir préséance sur les demandes légitimes et raisonnables des expéditeurs et qu’elles doivent être fondées sur des critères équitables et transparents, je ne vois aucun motif pouvant justifier la conclusion de l’arbitre selon laquelle l’obligation de service du CN envers LDC ne devrait pas tenir compte de la possibilité de rationnement. L’approche retenue par l’arbitre a essentiellement pour effet d’éliminer la possibilité de s’adapter aux rudes conditions hivernales au Canada, un scénario de toute évidence irréaliste.

[37]           Comme le caractère raisonnable du service est une question de fait, l’arbitre qui évalue une entente possible entre une compagnie de chemin de fer et un expéditeur devrait tenir compte de la possibilité que des circonstances imprévisibles surviennent. On ne connaît pas tous les faits pertinents au début d’une campagne agricole; l’arbitre doit donc envisager divers facteurs susceptibles d’influencer la livraison des wagons et en tenir compte. L’arbitre ne l’a pas fait en l’espèce.

IV.             Conclusion et dispositif

[38]           L’arbitre a fait abstraction d’importants facteurs obligatoires prévus par la loi lorsqu’il a conclu qu’il était interdit au CN de rationner les wagons fournis à LDC, même en situation d’urgence. Je suis d’avis que l’approche de l’arbitre était déraisonnable; je dois donc renverser sa décision et renvoyer l’affaire à un autre arbitre, avec dépens adjugés au CN.

 


JUGEMENT dans l’affaire T-1599-15

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie et que l’affaire soit renvoyée à un autre arbitre, avec dépens adjugés au CN.

« James W. O’Reilly »

Juge


ANNEXE

Loi sur les transports au Canada, LC 1996, ch 10

Canada Transportation Act, SC 1996, c 10

Acheminement du trafic

Accommodation for traffic

113 (1) Chaque compagnie de chemin de fer, dans le cadre de ses attributions, relativement au chemin de fer qui lui appartient ou qu’elle exploite :

113 (1) A railway company shall, according to its powers, in respect of a railway owned or operated by it,

a) fournit, au point d’origine de son chemin de fer et au point de raccordement avec d’autres, et à tous les points d’arrêt établis à cette fin, des installations convenables pour la réception et le chargement des marchandises à transporter par chemin de fer;

(a) furnish, at the point of origin, at the point of junction of the railway with another railway, and at all points of stopping established for that purpose, adequate and suitable accommodation for the receiving and loading of all traffic offered for carriage on the railway;

b) fournit les installations convenables pour le transport, le déchargement et la livraison des marchandises;

(b) furnish adequate and suitable accommodation for the carriage, unloading and delivering of the traffic;

c) reçoit, transporte et livre ces marchandises sans délai et avec le soin et la diligence voulus;

(c) without delay, and with due care and diligence, receive, carry and deliver the traffic;

d) fournit et utilise tous les appareils, toutes les installations et tous les moyens nécessaires à la réception, au chargement, au transport, au déchargement et à la livraison de ces marchandises;

(d) furnish and use all proper appliances, accommodation and means necessary for receiving, loading, carrying, unloading and delivering the traffic; and

e) fournit les autres services normalement liés à l’exploitation d’un service de transport par une compagnie de chemin de fer.

(e) furnish any other service incidental to transportation that is customary or usual in connection with the business of a railway company.

Paiement du prix

Carriage on payment of rates

(2) Les marchandises sont reçues, transportées et livrées aux points visés à l’alinéa (1)a) sur paiement du prix licitement exigible pour ces services.

(2) Traffic must be taken, carried to and from, and delivered at the points referred to in paragraph (1)(a) on the payment of the lawfully payable rate.

Paiement de la contribution

Carriage on payment of levy

(2.1) Lorsque le transport de marchandises par une compagnie de chemin de fer est associé à une contribution prévue aux articles 155.3 ou 155.5, celles-ci sont transportées par la compagnie de chemin de fer aux points visés à l’alinéa (1)a) sur paiement de la contribution par l’expéditeur à cette compagnie si elle est la première compagnie de chemin de fer à transporter les marchandises après leur chargement pour un prix autre qu’un prix fixé en application de l’alinéa 128(1)b).

(2.1) If a railway company is to carry traffic in respect of which there is a levy under section 155.3 or 155.5, the traffic must be carried from a point referred to in paragraph (1)(a) by the railway company on the payment to the company of the levy, by the shipper, if the company is the first railway company to carry, at a rate other than an interswitching rate, the traffic after its loading.

Indemnité de matériel roulant

Compensation for provision of rolling stock

(3) Dans les cas où l’expéditeur fournit du matériel roulant pour le transport des marchandises par la compagnie, celle-ci prévoit dans un tarif, sur demande de l’expéditeur, une compensation spécifique raisonnable en faveur de celui-ci pour la fourniture de ce matériel.

(3) Where a shipper provides rolling stock for the carriage by the railway company of the shipper’s traffic, the company shall, at the request of the shipper, establish specific reasonable compensation to the shipper in a tariff for the provision of the rolling stock.

Contrat confidentiel

Confidential contract between company and shipper

(4) Un expéditeur et une compagnie peuvent s’entendre, par contrat confidentiel ou autre accord écrit, sur les moyens à prendre par la compagnie pour s’acquitter de ses obligations.

(4) A shipper and a railway company may, by means of a confidential contract or other written agreement, agree on the manner in which the obligations under this section are to be fulfilled by the company.

Décision de l’arbitre

Arbitrator’s decision

169.37 Dans sa décision, l’arbitre établit les conditions d’exploitation visées aux alinéas 169.31(1)a), b) ou c), les modalités de fourniture des services visés à l’alinéa 169.31(1)d) ou les modalités concernant l’imposition des frais visés à l’alinéa 169.31(1)e), ou prend n’importe lesquelles de ces mesures, selon ce qu’il estime nécessaire pour régler les questions qui lui sont renvoyées. Pour rendre sa décision, il tient compte :

169.37 The arbitrator’s decision must establish any operational term described in paragraph 169.31(1)(a), (b) or (c), any term for the provision of a service described in paragraph 169.31(1)(d) or any term with respect to the application of a charge described in paragraph 169.31(1)(e), or any combination of those terms, that the arbitrator considers necessary to resolve the matters that are referred to him or her for arbitration. In making his or her decision, the arbitrator must have regard to the following:

a) du transport en cause;

(a) the traffic to which the service obligations relate;

b) des services dont l’expéditeur a besoin pour le transport en cause;

(b) the service that the shipper requires with respect to the traffic;

c) de tout engagement visé à l’alinéa 169.32(1)c) qui est contenu dans la demande d’arbitrage;

(c) any undertaking described in paragraph 169.32(1)(c) that is contained in the shipper’s submission;

d) des obligations qu’a la compagnie de chemin de fer envers d’autres expéditeurs aux termes de l’article 113, et de celles qu’elle a envers les personnes et autres compagnies aux termes de l’article 114;

(d) the railway company’s service obligations under section 113 to other shippers and the railway company’s obligations to persons and other companies under section 114;

e) des obligations que peut avoir la compagnie de chemin de fer envers une société de transport publique;

(e) the railway company’s obligations, if any, with respect to a public passenger service provider;

f) des besoins et des contraintes de l’expéditeur et de la compagnie de chemin de fer en matière d’exploitation;

(f) the railway company’s and the shipper’s operational requirements and restrictions;

g) de la possibilité pour l’expéditeur de faire appel à un autre mode de transport efficace, bien adapté et concurrentiel des marchandises en cause;

(g) the question of whether there is available to the shipper an alternative, effective, adequate and competitive means of transporting the goods to which the service obligations relate; and

h) de tout renseignement qu’il estime pertinent.

(h) any information that the arbitrator considers relevant.

Caractéristiques de la décision

Requirements of decision

169.38 (1) La décision de l’arbitre est :

169.38 (1) The arbitrator’s decision must

a) rendue par écrit;

(a) be made in writing;

b) rendue de manière à être applicable aux parties pendant un an à compter de sa date, sauf accord entre elles à l’effet contraire;

(b) be made so as to apply to the parties for a period of one year as of the date of his or her decision, unless the parties agree otherwise; and

c) commercialement équitable et raisonnable pour les parties.

(c) be commercially fair and reasonable to the parties.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1599-15

 

INTITULÉ :

COMPAGNIE DES CHEMINS DE FER NATIONAUX DU CANADA c. LOUIS DREYFUS COMMODITIES LTD

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 5 avril 2016

 

JUGEMENT PUBLIC ET MOTIFS :

LE JUGE O’REILLY

 

DATE DES MOTIFS :

Le 25 octobre 2016

 

COMPARUTIONS :

Douglas Hodson

Ryan Lepage

 

Pour la demanderesse

 

Forrest Hume

Alex Hudson

 

Pour la défenderesse

 

Non représenté

POUR L’ARBITRE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

MACPHERSON LESLIE & TYERMAN LLP

Avocats

Saskatoon (Saskatchewan)

 

Pour la demanderesse

 

DLA PIPER (CANADA) LLP

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour la défenderesse

 

DIRECTION DES SERVICES JURIDIQUES
OFFICE DES TRANSPORTS DU CANADA

Gatineau (Québec)

 

POUR L’ARBITRE

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.