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Date : 20160902


Dossier : T-668-15

Référence : 2016 CF 1003

Ottawa (Ontario), le 2 septembre 2016

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

BALRAJ SHOAN

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

Historique

[1]               Pendant toute la période en cause, le demandeur, le conseiller Shoan, était membre du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes [CRTC]. Il avait été nommé par le gouverneur en conseil en vertu du paragraphe 3(1) de la Loi sur le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, LRC 1985, c C-22.

[2]               Par lettre datée du 18 septembre 2014, Mme Amanda Cliff, directrice exécutive, Communications et Relations externes, au CRTC, a déposé une plainte de harcèlement [la plainte] contre le conseiller Shoan dans laquelle elle a demandé au CRTC de [traduction] « prendre des mesures en vertu de la Politique sur la prévention et la résolution du harcèlement [du Secrétariat du Conseil du Trésor] [la Politique du SCT] ».

[3]               Voici les extraits pertinents de la plainte :

[traduction]

Vous trouverez ci-joint une série de courriels dans lesquels il fait des insinuations répétées et des accusations non fondées à mon égard. Vous le constaterez dans les courriels au sujet desquels j’ai déjà dit que j’estimais que leurs contenus étaient inappropriés et malheureux. Le conseiller Shoan envoie aux autres conseillers et aux membres de mon personnel des copies conformes de ses courriels inappropriés, ce qui, selon moi, constitue une tentative de sa part de miner ma crédibilité auprès des mes supérieurs et des membres de mon personnel au CRTC, et de m’humilier devant mes collègues.

Étant donné que mes employés sont mis en cause, je crains de plus en plus que ceux-ci soient mêlés à cette situation malheureuse ou qu’ils soient victimes du comportement agressif du conseiller Shoan [sic].

Les courriels inappropriés du conseiller Shoan atteignent leur point culminant dans un message daté du 17 septembre 2014 dans lequel celui-ci tente de m’intimider et de m’obliger à faire ce qu’il veut en menaçant de déposer une plainte contre moi au Commissariat à l’intégrité du secteur public, et en me disant d’agir en conséquence. À titre de fonctionnaire loyale ayant plus de 30 ans de service, je prends très au sérieux la tentative du conseiller Shoan de détruire ma carrière et ma réputation.

Je vous ai déjà avisé quant au comportement inapproprié du conseiller Shoan et je crois comprendre que vous avez abordé la question avec lui. Je vous remercie de votre appui, toutefois les choses se sont aggravées. Ces actes de harcèlement nuisent à mon travail et à mon sentiment de bien-être, et je vous demande de prendre des mesures en conformité avec la Politique sur la prévention et la résolution du harcèlement du SCT.

[4]               Les courriels mentionnés dans la plainte comprennent sept échanges de courriels entre M. Shoan et Mme Cliff, du 22 février 2014 au 17 septembre 2014.

[5]               Selon les Lignes directrices du CRTC relatives aux méthodes de règlement des conflits en cas de plainte officielle de harcèlement [les lignes directrices du CRTC], monsieur John Traversy, le secrétaire général, était le gestionnaire délégué chargé d’examiner et d’évaluer la plainte afin de s’assurer qu’elle était conforme à la Politique du SCT. Il a avisé le défendeur quant au dépôt de la plainte et il a fait une tentative de médiation. Comme cela n’a pas fonctionné, il a renvoyé la plainte pour enquête à une tierce partie impartiale.

[6]               Madame Cliff a refusé la médiation, et, par conséquent, le secrétaire général a retenu les services de Diane Laurin, LL.B., Med.C., de Laurin & Associates, pour enquêter sur la plainte [l’enquête]. Il ressort du dossier que plusieurs personnes ont participé à l’enquête; toutefois, dans l’ensemble du jugement, je ferai comme s’il n’y avait qu’un seul enquêteur [l’enquêteure]. Cela est nécessaire parce que, d’une part, le rapport définitif ne dit pas qui a fait les entrevues, mais il est écrit comme si c’était Mme Laurin qui les avait toutes faites.

[7]               Dans son rapport daté du 17 mars 2015 [le rapport], l’enquêteure a conclu ce qui suit :

[traduction]

[L]a plainte est fondée. 

a.         Le comportement de M. Raj Shoan depuis février 2014 a été inapproprié et a constitué du harcèlement envers la plaignante.

b.         Il a tenté de miner la crédibilité de la plaignante auprès de ses superviseurs, des membres du personnel et des conseillers.

c.         Il a humilié la plaignante devant ses collègues en envoyant des courriels aux membres de son personnel, à ses collègues et aux conseillers.

d.         Les membres du personnel ont été victimes du comportement agressif du défendeur.

e.         Le 17 septembre 2014, le défendeur a menacé la plaignante dans le but de tenter de l’intimider et de l’obliger à se plier à ses demandes. Il a tenté de détruire sa carrière et sa réputation.

[8]               Le secrétaire général, par lettre datée du 1er avril 2015, a avisé le conseiller Shoan qu’il souscrivait aux conclusions du rapport. Il a dit qu’il recommanderait à monsieur Jean‑Pierre Blais, président et chef de la direction [le président], cinq [traduction] « mesures visant à répondre aux conclusions » du rapport. Il s’agit des mesures suivantes :

[traduction]

I.          Sauf en ce qui concerne l’agent d’administration au bureau régional de Toronto, envoyez-moi une copie conforme de tous les courriels que vous écrivez et envoyez au personnel de Communication.

II.        Sauf en ce qui concerne l’agent d’administration au bureau régional de Toronto, tous les appels que vous prévoyez faire aux membres du personnel du Conseil devraient être coordonnés par mon bureau. On vous demandera d’appeler à mon bureau ou d’envoyer à mon bureau un courriel mentionnant le nom du membre du Conseil à qui vous voulez parler ainsi que l’objet de votre appel, mon bureau préparera l’appel.

III.       Ne communiquez pas avec Mme Cliff.

IV.       Il ne doit y avoir aucun changement dans le dialogue ouvert qui existe entre vous et les membres du personnel durant les réunions plénières du Conseil, les réunions du Comité sur la radiodiffusion, les réunions du Conseil des télécommunications et les réunions de comités.

V.        Une copie du rapport doit être envoyée à la ministre pour qu’elle l’examine et évalue si d’autres mesures doivent être prises.

[9]               Le président, par lettre datée du 7 avril 2015, a accepté et a immédiatement mis en place les cinq mesures recommandées par M. Traversy.

[10]           Le conseiller Shoan a déposé la présente demande de contrôle judiciaire de la décision du président qui, selon ce qu’il affirme dans son avis de demande, [traduction] « a accepté les résultats d’une enquête sur des allégations de harcèlement dont [il a fait] l’objet, et a conclu qu’[il avait commis] les actes de harcèlement » et a imposé les cinq mesures correctives. Il a de plus allégué que le président n’avait pas compétence à son égard parce qu’il avait été nommé par le gouverneur en conseil et n’était pas un employé du CRTC.

[11]           La position du ministère public est que la seule décision faisant l’objet du contrôle est la décision du président d’imposer des mesures correctives. La position du conseiller Shoan est que l’enquête et le rapport qui ont mené à l’imposition de mesures correctives sont également visés par sa demande de contrôle. Il prétend qu’il aurait été prématuré de déposer la présente demande avant que le président rende sa décision, car [traduction] « il revenait au président de décider d’accepter ou non les conclusions et il a recommandé des mesures correctives dans le cadre du processus établi par le CRTC »

[12]           Selon moi, la portée de la présente demande n’est pas limitée comme le ministère public le prétend. L’annexe A de la Politique du CTRC prévoit que le « processus de plainte » comprend l’enquête, le rapport, la décision fondée sur le rapport et les mesures prises en conséquence. Par conséquent, il est possible de prétendre que toutes ces étapes constituent une seule décision. L’annexe A de la politique du CRTC prévoit ce qui suit :

À la lumière du rapport de l’enquêteur, des observations présentées par les parties à la plainte et peut-être même des recommandations des Ressources humaines, le gestionnaire délégué détermine si l’allégation est fondée ou non. Le gestionnaire délégué fait alors part de sa décision aux parties et veille à ce que des mesures correctives ou disciplinaires soient prises, au besoin.

[13]           Le secrétaire général a écrit dans sa lettre au conseiller Shoan qu’il acceptait les conclusions du rapport et qu’il [traduction] « recommandait au président et premier dirigeant du CRTC les mesures suivantes afin de répondre aux conclusions du rapport de l’enquêteure ».  Selon la Politique du SCT, c’est au secrétaire général qu’aurait incombé l’imposition de mesures correctives, et il aurait été incontestable que la décision d’accepter le rapport et d’imposer des mesures correctives constituait une seule décision susceptible de contrôle.

[14]           En l’espèce, et probablement à cause de la position du conseiller Shoan, le secrétaire général a renvoyé la question des mesures correctives au président. Il était loisible au président d’accepter la totalité, une partie, ou aucune des recommandations; peu importe, le président devait d’abord décider s’il acceptait le rapport et ses conclusions. S’il ne se penchait pas sur cette question fondamentale et acceptait la conclusion du rapport, sa décision d’imposer quelque mesure corrective que ce soit serait déraisonnable.

[15]           De toute façon, si cela avait été nécessaire, j’aurais exercé le pouvoir discrétionnaire qui m’est conféré par l’article 302 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, et aurait permis que la décision concluant au harcèlement et la décision imposant des mesures correctives soient incluses dans la présente demande. Cela permet que les véritables questions en litige entre les parties soient tranchées et cela est donc dans l’intérêt de la justice. Le défendeur ne subit aucun préjudice, car il savait, par suite du dépôt de la demande, que le conseiller Shoan contestait l’enquête, le rapport et les mesures correctives, y compris, à titre de personne nommée par le gouverneur en conseil, la compétence à son égard.

Les questions en litige

[16]           Le conseiller soulève quatre questions :

1.                  Quelle est la norme de contrôle applicable aux questions soulevées?

2.                  Le CRTC et son président ont-ils compétence pour enquêter sur la plainte et pour imposer des mesures après qu’il fut conclu qu’il y avait eu harcèlement, compte tenu que M. Shoan est une personne nommée par le gouverneur en conseil [personne nommée par le GC] et non pas un employé du CRTC?

3.                  L’enquête portait-elle atteinte aux principes de l’équité procédurale et de la justice naturelle?

4.                  La conclusion définitive et l’imposition de mesures correctives étaient-elles raisonnables?

Analyse

1.                  La norme de contrôle

[17]           Le conseiller Shoan prétend que c’est la norme de la décision correcte qui s’applique à  la question de savoir si le président avait compétence à son égard et aux questions d’équité procédurale, et que c’est la norme de la décision raisonnable qui s’applique à toutes les autres questions. Le défendeur prétend que c’est la norme de la décision raisonnable qui s’applique à toutes les questions qui ont été soulevées. 

[18]           Le défendeur rappelle à la Cour que la Cour suprême du Canada a déclaré que « [l]es véritables questions de compétence ont une portée étroite et se présente rarement »: Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, au paragraphe 39, [2011] 3 RCS 654. C’est pour cette raison que la Cour a ajouté que les décisions d’un tribunal administratif qui interprète ou applique sa loi constitutive devraient être présumées contrôlables selon la norme de la décision raisonnable.

[19]           En l’espèce il n’y a pas de « loi constitutive » proprement dite, mais il y a des politiques qui s’appliquaient au CRTC et à l’enquête, et je ne vois pas pourquoi les propos de la Cour suprême du Canada ne s’appliqueraient pas tout autant aux décisions rendues et aux interprétations faites par des personnes autorisées à agir en vertu de ces politiques. 

[20]           Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir], la Cour suprême du Canada a statué que la norme de la norme de la décision correcte s’appliquerait aux questions constitutionnelles, aux questions de droit général d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et étrangères au domaine d’expertise du tribunal, aux questions concernant la délimitation des compétences respectives des tribunaux spécialisés compétents, et aux questions touchant véritablement à la compétence. Selon moi, la seule catégorie décrite dans Dunsmuir à laquelle pourrait appartenir la question de la compétence du CRTC de faire enquête sur une plainte de harcèlement visant une personne nommée par le gouverneur en conseil est celle des « questions touchant véritablement à la compétence ».

[21]           Dans l’arrêt Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 RCS 654, le juge Rothstein, s’exprimant au nom de la majorité, a souligné, au paragraphe 33, que depuis Dunsmuir, la Cour suprême du Canada n’a relevé aucune question touchant véritablement à la compétence. Bien que le juge Rothstein ait affirmé au paragraphe 42 qu’il ne « [pouvait pas] offrir de définition quant à ce qui peut constituer une question touchant véritablement à la compétence », il n’a pas exclu qu’un avocat puisse convaincre une cour de l’existence et de l’application d’une question touchant véritablement à la compétence dans une affaire donnée. Cela étant, il a proposé l’approche en deux étapes suivante : (1) il convient de présumer que la norme de contrôle à laquelle est assujettie la décision d’un tribunal administratif qui interprète sa loi constitutive ou qui l’applique est celle de la décision raisonnable; (2) tant que subsiste la catégorie des véritables questions de compétence, la partie qui prétend soulever une question qui y appartient doit établir les raisons pour lesquelles le contrôle visant l’interprétation de sa loi constitutive par le tribunal administratif ne devrait pas s’effectuer au regard de la norme déférente de la décision raisonnable.

[22]           Cette démonstration n’a pas été faite par le conseiller Shoan, et je ne vois pas sur quel fondement il serait possible de dire que l’immunité alléguée d’une personne nommée par le gouverneur en conseil à l’égard des politiques en matière de harcèlement de l’organisation dont elle fait partie est une véritable question touchant à la compétence. Par conséquent, la décision selon laquelle le CRTC avait compétence pour mener une enquête relativement à des actes de harcèlement qui auraient été commis par le demandeur, à savoir une personne nommée par le gouverneur en conseil, doit être contrôlée selon la norme de la décision raisonnable.

[23]           Dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, la Cour suprême du Canada a déclaré, au paragraphe 43, que, selon Dunsmuir, les questions de procédure doivent être examinées selon la norme de la décision correcte. Elle a affirmé de nouveau cette opinion dans l’arrêt Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, [2014] 1 RCS 502 [Khela], et a ajouté qu’il faut, dans une certaine mesure, faire preuve de déférence à l’égard du décideur administratif quant à certains éléments de la décision de nature procédurale.

[24]           Je suis lié par l’opinion formulée par la Cour suprême du Canada dans Khela. Par conséquent, la norme de la décision correcte sera appliquée lorsqu’il est allégué qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale.

2.                  La compétence du président à l’égard du conseiller Shoan

[25]           Le conseiller Shoan prétend que, à titre de personne nommée par le gouverneur en conseil, il ne rendait compte qu’au gouverneur en conseil [GC], et non pas au président du CRTC ni à tout autre organisme gouvernemental. Il prétend que la décision du président d’invoquer la Politique du SCT et d’instituer une enquête sur des actes de harcèlement, d’accepter la conclusion, et d’imposer des mesures correctives était une décision prise sans compétence et était donc entachée de nullité.

[26]           Le conseiller Shoan reconnaît franchement qu’aucune jurisprudence ne porte sur l’imposition de mesures correctives ou sur des enquêtes menées sur des personnes nommées par le GC; toutefois, il prétend qu’[traduction] « il existe un ensemble de règles de droit bien établies qui indiquent clairement qu’une personne nommée par le GC rend compte au GC, surtout lorsque, comme dans le cas du conseiller Shoan, la nomination est « à titre inamovible » ». À l’appui de cette opinion, il renvoie à l’ouvrage de Christopher Rootham, Labour and Employment Law in the Federal Public Service (Toronto : Irwin Law 2007), à la page 322, et à la décision Wedge c Canada (Procureur général), [1997] ACF no 872, 133 FTR 277 (CFPI). 

[27]           Selon moi, cette doctrine et cette jurisprudence n’étayent que la thèse particulièrement évidente que la personne qui a été nommée par le GC ne peut-être destituée que par le GC. Elles n’étayent pas le principe général invoqué par le conseiller Shoan selon lequel seul le GC peut prendre des mesures qui ont une incidence sur une personne nommée par le GC. Cela dit, je reconnais que la prise de mesures qui diminuent sensiblement la capacité d’une personne nommée par le GC de s’acquitter des tâches et des responsabilités prévues dans son mandat n’incombe à personne d’autre qu’au GC. Dans un contexte d’emploi, ces mesures seraient considérées comme étant un « congédiement déguisé » et des mesures qui équivalent à un congédiement déguisé d’une personne nommée par le GC ne peuvent être prises que par le GC, et ce, uniquement dans la mesure permise par la loi. Le conseiller Shoan n’a pas fait valoir que les mesures correctives imposées par le président constituaient une destitution déguisée de sa charge parce qu’elles l’empêchaient de faire le travail exigé par le poste auquel il a été nommé, et je ne vois rien au dossier qui étaierait cette prétention si elle avait été faite.

[28]           Mon point de vue selon lequel le conseiller Shoan n’est pas exonéré d’un examen de ses actes par le CRTC selon le principe reconnu depuis longtemps en matière de droits de la personne voulant qu’un employeur est tenu d’empêcher que ses employés soient victimes de  pratiques discriminatoires et d’actes de harcèlement de la part de clients, de fournisseurs, d’usagers, d’amis et de membres de la famille d’employés et d’autres personnes qui ne sont pas des employés qui visitent le lieu de travail ou qui sont liés au lieu de travail est étayé, notamment, par les décisions suivantes : voir, par exemple, Laskowska c Marineland of Canada Inc, 2005 HRTO 30, au paragraphe 57, [2005] OHRTD no 30 (OHRT); Clarendon Foundation c OPSEU, Local 593, (2000), 60 CLAS 129, 91 LAC (4th) 105, à la page 120 (Ont Arbitration); Lanteigne c Sam's Sports Bar Ltd, [1998] BCHRTD no 40, au paragraphe 15, 98 CLLC 230-045 (BCHRT); Jalbert c Moore, [1996] BCCHRD no 37, 1996 CarswellBC 2983, au paragraphe 39 (BC Human Rights Council); Milay c Athwal, 2004 BCHRT 132, au paragraphe 4, 50 CHRR D/386; Nixon c Greensides, 20 CHRR D/469, 1992 CarswellSask 766, au paragraphe 22 (Sask Human Rights Board of Inquiry); Garland and Tackaberry, Re, [2013] MHRBAD no 105, au paragraphe 9, 2013 CLLC 230-023, (Man Human Rights Commission).

[29]           Cette portée élargie ressort également clairement de la Directive sur le processus de traitement des plaintes de harcèlement émise par le SCT en vertu de la Politique du SCT, qui prévoit ce qui suit à l’article 2.4 :

Lorsqu’un employé dépose une plainte de harcèlement contre une personne qui n’est pas un employé au sens défini dans l’annexe A, les gestionnaires doivent suivre le processus de traitement des plaintes établi dans la présente directive dans toute la mesure du possible.

[30]           Le conseiller Shoan prétend que [traduction] « l’application de l’“esprit de la politique” n’accorde pas à un administrateur général le pouvoir de formuler des conclusions quant à une personne nommée par le GC. » Il prétend que le président aurait dû recevoir la plainte, puis la renvoyer au GC, qui [traduction] « nommerait un enquêteur, fixerait la portée de l’enquête, puis établirait si la personne nommée par le GC a violé le principe de la bonne conduite [sic], mettant ainsi fin à sa nomination  ». Aucun précédent n’a été cité à l’appui de la thèse qu’il s’agit de la seule option, de l’option appropriée ou de l’option privilégiée. 

[31]           En effet, selon moi, il est peu probable qu’elle soit considérée comme l’option privilégiée parce qu’elle ne peut donner qu’un seul des deux résultats suivants : la personne nommée par le GC est congédiée ou elle conserve son emploi. Elle fait peu pour régler le véritable problème de la relation entre la personne nommée par le GC et la victime alléguée de harcèlement. Par contre, en ayant recours à la Politique du SCT, comme ce fut le cas en l’espèce, la personne qui détient le pouvoir ultime sur le milieu de travail peut imposer des mesures dans le but de stabiliser le milieu de travail et d’éliminer le harcèlement. Le GC n’a pas compétence pour imposer des restrictions internes ou des obligations à des personnes autres que des personnes nommées par lui.

[32]           Pour ces motifs, je rejette l’argument du conseiller Shoan selon lequel, parce que le conseiller Shoan était une personne nommée par le GC, le président n’avait pas compétence pour enquêter sur la plainte et imposer des mesures (dans le champ d’application déjà énoncée) après avoir conclu que des actes de harcèlement avaient été commis.

3.                  Équité procédurale et justice naturelle

[33]           Le conseiller Shoan prétend qu’il a été porté atteinte à son droit à l’équité procédurale et à la justice naturelle, et ce, pour les raisons suivantes :

  1. L’engagement selon lequel il aurait son mot à dire dans le choix de l’enquêteur n’a pas été respecté;
  2. L’enquêteure, au cours de l’enquête, [traduction] « a fait preuve de partialité et a eu une attitude antagoniste envers le conseiller Shoan »;
  3. [traduction] « Le président a fait preuve de partialité, car il a participé à l’enquête à titre de témoin et que c’est lui qui était en fin de compte l’arbitre qui devait juger la plainte » et [traduction] « que, dans son témoignage. il s’est montré très critique et très hostile envers  » le conseiller Shoan;
  4. L’enquêteure a refusé d’examiner dans le cadre de l’enquête, comme le lui avait demandé le conseiller Shoan, le [traduction] « comportement de la plaignante en ce qui concerne les échanges de courriels »;
  5. L’enquête a été élargie par l’enquêteure au-delà de la portée de la plainte.

[34]           Selon moi, plusieurs de ces questions se recoupent, particulièrement celles qui ont trait aux allégations de partialité, à l’omission alléguée d’examiner le comportement de la plaignante et à la portée élargie de l’enquête. Les questions d’équité procédurale seront analysées sous deux titres : problèmes qui sont survenus avant l’enquête et problèmes qui sont survenus pendant l’enquête ou à la fin de l’enquête.

[35]           Le conseiller Shoan prétend, et je suis d’accord avec lui, qu’une enquête en matière de harcèlement a des conséquences importantes pour toutes les parties concernées, et, par conséquent, il faut faire preuve d’équité procédurale : Puccini c Canada (Directeur général, Services de l’administration corporative, Agriculture Canada), [1993] ACF no 619, [1993] 3 CF 557, au paragraphe 11, et Potvin c Canada (Procureur général), 2005 CF 391, au paragraphe 19, [2005] ACF no 547.

[36]           Le conseiller Shoan prétend en outre que lorsqu’on examine les facteurs énoncés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] ACF no 39, [1999] 2 RCS 817, aux paragraphes 23 à 28, la teneur de cette obligation augmente. Ces facteurs sont : (1) la nature de la décision recherchée et le processus suivi pour y parvenir; (2) la nature du régime législatif et les termes de la loi régissant l’organisme; (3) l’importance de la décision pour les personnes visées; (4) les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision; (5) les choix de procédure que l’organisme fait lui-même.

[37]           Je conviens que les répercussions graves et profondes possibles sur les réputations et les carrières de la plaignante et du conseiller Shoan suffisent en elles-mêmes à mettre les exigences de l’enquête en matière d’équité procédurale à l’échelon supérieur du barème de la souplesse et de la variabilité énoncée par la Cour suprême du Canada.

                             A.            Problèmes survenus avant l’enquête

[38]           Dans son affidavit, le conseiller Shoan déclare que dans le premier appel téléphonique l’avisant de la plainte, le secrétaire général l’a assuré que le processus serait impartial et déclare que : [traduction] « afin d’apaiser toute crainte possible, M. Traversy a affirmé que le Conseil lancerait une demande de proposition (DP) visant à obtenir les services d’un enquêteur afin d’aider au règlement de la plainte [et] qu’avant qu’un enquêteur soit choisi, M. Traversy m’a assuré que la plaignante et moi recevrions une liste de choix possibles et que nous aurions la possibilité de nous opposer aux choix de candidats qui ne nous plaisaient pas ».

[39]           Environ un mois plus tard, le conseiller Shoan a reçu un appel l’avisant qu’un enquêteur avait été choisi. Il se plaint qu’aucune explication n’a été donnée sur les raisons pour lesquelles le processus de sélection avait changé ou en fonction de quoi l’enquêteur avait été choisi.

[40]           Le ministère public a produit un affidavit émanant de madame Helen McIntosh, directrice générale des Ressources humaines au CRTC. Elle déclare que le secrétaire général l’a chargée d’effectuer des recherches en vue de trouver un enquêteur compétent. Elle affirme qu’ils auraient pu procéder par DP, mais qu’ils craignaient que cela retarde l’enquête de plusieurs mois et puisse avoir pour conséquence que des éléments de la plainte deviennent publics. Elle a plutôt consulté la liste d’offres à commandes de Travaux publics et Services gouvernementaux Canada afin de relever des choix possibles parmi les enquêteurs. Les personnes figurant sur la liste avaient déjà été embauchées à forfait, elles répondaient au profil des compétences et elles satisfaisaient à d’autres conditions, notamment aux exigences en matière de sécurité et de confidentialité.  Mme McIntosh affirme qu’elle a consulté des collègues dans la fonction publique au sujet de leurs expériences en matière de traitement de [traduction] « plaintes mettant en cause des avocats et des hauts fonctionnaires » et que, après avoir examiné la liste et les références fournies par des collègues, elle a retenu les noms de quatre personnes susceptibles d’agir comme enquêteur. Elle a communiqué avec chacune d’elles pour savoir si elles étaient disponibles et savoir de quelle façon elles procédaient à une enquête. Trois personnes ont répondu, mais une de celles-ci n’étaient pas disponibles avant janvier 2015. Mme McIntosh a eu des entretiens téléphoniques avec les deux autres, et, après s’être entretenue avec Mme Laurin et après avoir examiné ses titres de compétence, c’est elle qu’elle a choisi de recommander au secrétaire général. Elle déclare qu’elle était notamment [traduction] « convaincue que [Mme Laurin] répondait au profil des compétences, qu’elle possédait l’expérience requise pour traiter avec de hauts fonctionnaires et » comme le conseiller Shoan, « elle possédait une formation juridique, et qu’elle pouvait commencer à travailler immédiatement ». Le secrétaire général a accepté sa recommandation.

[41]           On ne dispose d’aucun élément de preuve concernant l’assurance donnée par le secrétaire général au conseiller Shoan et à la plaignante qu’ils pourraient « s’opposer à ce choix » ou quant à savoir pourquoi cette possibilité ne leur a pas été offerte. 

[42]           Compte tenu du dossier dont la Cour est saisie, notamment compte tenu de l’expérience et des compétences de Mme Laurin, je ne peux pas conclure qu’au moment où elle a été choisie elle ne semblait pas être une enquêteure impartiale. L’allégation selon laquelle son impartialité a été mise en doute au fur et à mesure que l’enquête avançait est une question distincte.

[43]           Je souligne de plus que le conseiller Shoan n’a pas dit que, au début du processus, il se serait opposé à ce qu’on la choisisse, et qu’il n’a pas non plus laissé entendre qu’il y avait sur lui ou sur l’enquête une incidence immédiate écoulant de l’omission de respecter la promesse qu’on lui avait faite. 

[44]           Si le conseiller Shoan n’a subi aucun préjudice et s’il n’y a eu aucune incidence défavorable sur l’enquête, rien ne justifie que la Cour accorde réparation quant au manquement à la promesse : voir Uniboard Surfaces Inc c Kronotex Fussboden GmbH et Co KG, 2006 CAF 398, aux paragraphes 24 et 25, [2007] 4 RCF 101. Par conséquent, bien que la promesse faite au conseiller n’ait pas été respectée, ce seul élément ne justifie pas que l’on modifie la décision.

                             B.            Problèmes survenus pendant l’enquête et à la fin de l’enquête

[45]           Le conseiller Shoan allègue que l’enquêteure était partiale. Il fonde son allégation sur l’expérience qu’il a eue avec elle et sur les commentaires qu’il a reçus de la part d’autres personnes qui ont été interrogées par elle.

[46]           Le conseiller Shoan a prétendu que l’enquêteure avait fait preuve de partialité, mais ce n’est pas le critère qui doit être utilisé lorsqu’il est question d’établir si une enquête a été menée  de façon régulière et de façon équitable sur le plan procédural. Il n’est pas nécessaire d’établir l’existence de la partialité. Le critère que la Cour a appliqué aux organismes d’enquête, comme l’enquêteure en l’espèce, est qu’ils ne doivent pas faire preuve de fermeture d’esprit. Le juge Richard dans Bell Canada c Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, [1997] ACF no 207, 1997 CarswellNat 347, au paragraphe 31(CFPI), a énoncé ce critère dans les termes suivants :

La norme de conduite qui s’applique à ceux qui remplissent des fonctions juridictionnelles est différente de celle qui s’applique à ceux qui remplissent des fonctions purement administratives ou des fonctions d’enquête. Dans le cas d’une fonction administrative ou d’enquête, la norme applicable consiste à se demander, non pas si l’on peut raisonnablement craindre que l’enquêteur ait fait preuve de partialité, mais bien si l’enquêteur a fait preuve d’ouverture d’esprit, c’est-à-dire si l’enquêteur n’a pas préjugé la question. [Non souligné dans l’original.]

[47]           Dans Société Radio-Canada c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne) [1993] ACF no 1334, 1993 CarswellNat 597, au paragraphe 47, (CFPI), la Cour a énoncé le même critère, mais en des termes légèrement différents :

Le critère ne repose donc pas sur le point de savoir si l’on peut raisonnablement discerner un parti pris, mais plutôt si l’on s’est tellement écarté de la norme de l’ouverture d’esprit qu’on pourrait avec raison affirmer qu’il y a eu préjugement de la question portée devant l’organisme d’enquête. [Non souligné dans l’original.]

[48]           Dans les affaires où il a été question de crainte de partialité ou de fermeture d’esprit, les motifs de crainte devaient être importants; de simples soupçons ne suffisaient pas. 

[49]           La Cour doit se poser la question suivante : « Une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique conclurait-elle que l’enquêteure a manqué d’ouverture d’esprit au point que la question de savoir si le conseiller Shoan a harcelé Mme Cliff a été préjugée par l’enquêteure? »

[50]           En plus de prétendre que l’enquêteure était partiale, le conseiller Shoan prétend également que le président était partial [traduction] « car il a participé comme témoin à l’enquête et comme ultime décideur quant à la question de savoir s’il y avait eu harcèlement ». Le président ne remplissait pas une fonction d’enquête mais une fonction décisionnelle, et, donc, la question qu’il faut se poser à cet égard est la suivante : « une personne raisonnable et bien renseignée craindrait-elle qu’il y ait eu partialité, consciente ou inconsciente, de la part du décideur? » Voir Bande indienne Wewaykum c Canada, 2003 CSC 45, au paragraphe 66, [2003] 2 RCS 259. L’opinion dissidente formulée par le juge de Grandpré dans l’arrêt Committee for Justice and Liberty et al c L’Office national de l’énergie, [1978] 1 RCS 369, 68 DLR (3d) 716, à la page 735, est devenue le critère universellement accepté au Canada en matière de crainte de partialité. Il a déclaré ce qui suit :

[…] la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d’une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. Selon les termes de la Cour d’appel, ce critère consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait-elle que, selon toute vraisemblance, M. Crowe, consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste? »

[51]           La meilleure preuve de fermeture d’esprit se trouve dans les déclarations faites par le décideur au cours de l’enquête : voir, par exemple, Pelletier c Canada (Procureur général), 2008 CF 803, [2008] ACF no 1006. Le plus souvent, une conclusion de fermeture d’esprit est déduite de la preuve relative au processus et à la décision elle-même. 

[52]           Il a été conclu à la fermeture d’esprit lorsqu’il y a eu inégalité de traitement entre un plaignant et un défendeur. Par exemple, dans Woolworth Canada Inc c Newfoundland (Human Rights Commission), [1995] NJ no 324, 35 Admin LR (2d) 264 (CA T-N), la cour a conclu que donner au plaignant accès au rapport de l’enquêteur et au mémoire préparé pour la Commission par son avocat, et demander et recevoir un long mémoire faisant valoir avec insistance à la Commission la position du plaignant, et ne pas faire la même chose pour le défendeur amènerait un [traduction] « observateur raisonnable à conclure que la décision de constituer une commission d’enquête était une conclusion inéluctable et n’était qu’une simple formalité à accomplir afin que [le plaignant] et la Commission puissent poursuivre la plainte contre [le défendeur] »

[53]           Il également été conclu à l’inégalité de traitement lorsque des renseignements pertinents importants n’ont pas été mentionnés dans le rapport d’enquête : Société Radio-Canada c Paul, [1998] ACF no 1823, [1999] 2 CF 3, (CFPI). La cour, dans cette affaire, a conclu que l’omission était d’une telle importance qu’elle constituait une preuve de partialité et rendait donc l’enquête inéquitable sur le plan de la procédure.

[54]           J’ai conclu qu’une  personne bien renseignée qui examine en profondeur l’enquête et le rapport de façon réaliste et pratique, conclurait que l’on s’est tellement écarté de la norme de l’ouverture d’esprit qu’on pourrait affirmer, selon la prépondérance des probabilités, que la question que devait juger l’enquêteure a été préjugée. Selon moi, le conseiller Shoan a été privé de son droit à l’équité procédurale et il y a eu manquement au principe de la justice naturelle. J’en arrive à cette décision en raison de l’effet cumulatif de plusieurs aspects du processus d’enquête et du rapport qui en est issu.

[55]           Le conseiller Shoan a déposé deux affidavits dans le cadre de la présente demande : le premier a été souscrit le 8 juin 2015, et le deuxième a été souscrit le 20 août 2015.

[56]           Dans son premier affidavit, le conseiller Shoan affirme que tout au long de son entrevue, [traduction] « les enquêteurs cherchaient la petite bête » et l’interrompaient. Il affirme que le [traduction] « langage corporel des enquêteurs indiquait qu’ils avaient un préjugé défavorable; ils hochaient souvent de la tête et arboraient une mine de désapprobation »

[57]           Bien que le comportement de l’enquêteure, tel que décrit, était inapproprié, on ne peut affirmer, sans disposer d’autres éléments, que cela est davantage que de la pure spéculation de la part du conseiller Shoan en ce qui concerne la partialité de l’enquêteure. Toutefois, et cela a une importance cruciale selon moi, d’autres témoins en sont arrivés individuellement à la même conclusion par suite de l’entrevue qu’ils ont eue avec l’enquêteure.

[58]           Le conseiller Shoan affirme que le vice-président Tom Pentefountas lui a dit que [traduction] « selon lui, il était manifeste que les enquêteurs avaient déjà décidé et qu’ils avaient « fait preuve d’une très grande partialité » contre [lui] ». Le conseiller Shoan poursuit en disant que le vice-président [traduction] « [l]avait prévenu que les “dés [étaient] pipés”»

[59]           Le conseiller Shoan parle également d’un échange de SMS [c.-à-d., des messages textes] qu’il a eu avec le vice-président Peter Menzies [traduction] « qui a exprimé des préoccupations semblables à la suite de son entrevue avec les enquêteurs, à savoir qu’ils avaient manifestement déjà pris leur décision et qu’il ne faisait aucun doute qu’ils concluraient qu’[il contrevenait] à la Politique »

[60]           Le conseiller Shoan affirme que le vice-président Menzies a également exprimé l’opinion que l’enquêteure semblait avoir été influencée par la réputation du président :

[traduction]

Plus tard, le vice-président Menzies a parlé en détail de l’expérience et a dit que les enquêteurs avaient dominé la discussion durant son entrevue et ont souligné à maintes reprises que le président était un cadre « très décoré » et « respecté » dans la fonction publique. Il a également dit que les enquêteurs semblaient lui donner des conseils en matière de carrière en lui disant qu’il était plus prudent pour lui de ne pas trop participer au processus de plainte, car, souvent, dans ces situations, le cadre en cause est discrètement congédié de son poste sans attiré l’attention du public. Selon le vice-président Menzies, l’enquêteure semblait démesurément porter son attention sur le président jusqu’à ce qu’il dise que la plainte était entre moi et Mme Cliff et les enquêteurs ont alors rapidement concentré à nouveau leur interrogatoire sur la plainte elle-même. Enfin, le vice-président Menzies a dit que les enquêteurs semblaient peu enclins à inclure dans sa déclaration son point de vue selon lequel il était manifeste que l’« atmosphère était déjà empoisonnée » au Conseil au moment où j’ai soulevé mes questions auprès du président et de la plaignante. [Remarque – à cet égard, je souligne que les enquêteurs ont supprimé cette partie du témoignage du vice-président Menzies.]

[61]           Dans son deuxième affidavit, le conseiller Shoan déclare que le vice-président Menzies lui a dit que le vice‑président Pentefountas lui avait dit en janvier 2015, concernant la plainte, que les [traduction] « dés [étaient] pipés » et que le conseiller Shoan était [traduction] « cuit ».

[62]           Le conseiller Shoan affirme qu’il a tenté de rétablir sa relation avec le conseiller Simpson, car celui-ci avait rendu un [traduction] « témoignage défavorable, lequel figure dans l’exposé préliminaire des faits ». Le conseiller Shoan affirme que, durant leur repas du midi, le conseiller Simpson [traduction] « lui a dit que le président avait exercé des pressions sur lui pour qu’il fasse, dans le cadre du processus de plainte, des déclarations qui lui seraient défavorables ». Il affirme que le conseiller Simpson a déclaré que [traduction] « les enquêteurs avaient posé des questions « très suggestives » durant l’entrevue afin d’obtenir les réponses qu’ils désiraient obtenir ».

[63]           Ces préoccupations concernant la partialité apparente de l’enquêteure ne datent pas d’hier. Certaines ont été soulevées par le conseiller Shoan auprès de l’enquêteure, le 13 mars 2015, dans sa réponse à l’exposé préliminaire des faits :

[traduction]

Lors de mon entrevue de décembre, il était manifeste que les enquêteurs avaient déjà décidé, avant le début de la rencontre, que j’étais « coupable » […] Tout au long de l’entrevue de trois heures, le langage corporel des enquêteurs indiquait qu’ils ne me croyaient pas. J’ai été interrompu tellement souvent par une enquêteure lorsque je parlais que l’autre enquêteure lui a demandé de ne plus faire cela. De plus, une enquêteure hochait de la tête lorsque je répondais aux questions ou désapprouvait de manière ostensible – des indices clairs qu’elle avait déjà décidé que j’étais coupable. En fait, après la fin de la première série d’entrevues, un conseiller a communiqué avec moi pour me dire qu’ils étaient consternés par le parti pris manifeste des enquêteurs et a dit que les « dés [étaient] pipés ».

[64]           L’enquêteure a répondu à ces préoccupations dans le rapport. En ce qui concerne le langage corporel, l’enquêteure écrit qu’elle [traduction] « ne fait aucun commentaire à ce sujet, car il s’agit de la perception du défendeur ». Elle poursuit en disant, en termes généraux, que les enquêteurs sont neutres et impartiaux, et elle n’a tiré aucune conclusion quant à la crédibilité du conseiller Shoan. En ce qui concerne le commentaire d’un conseiller selon lequel les « dés [étaient] pipés », elle répond qu’elle [traduction] « se demande comment ce conseiller a pu faire une telle remarque puisque les questions posées au témoin étaient fondées sur les courriels soumis » et sur d’autres événements.

[65]           Aucun affidavit de l’enquêteure n’a été déposé et je conclus que la réponse qui figure dans le rapport ne répond pas à la principale allégation du conseiller Shoan selon laquelle, selon son expérience, et celle de deux autres témoins, l’enquêteure avait pris sa décision avant que tous les éléments de preuve aient été soumis. 

[66]           La réponse de l’enquêteure selon laquelle aucune conclusion quant à la crédibilité n’a été tirée dans le rapport est insuffisante et ne répond pas du tout à la préoccupation selon laquelle l’entrevue du conseiller Shoan n’a pas été faite de façon impartiale et professionnelle. Dans la même veine, déclarer qu’elle « se demande comment ce conseiller a pu faire une telle remarque puisque les questions posées au témoin étaient fondées sur les courriels soumis » et sur d’autres événements ne fait rien pour dissiper leur impression à la suite de l’entrevue que les « dés [étaient] pipés ». À tout le moins, je me serais attendu à ce que l’enquêteure, ayant reçu ces renseignements, rencontre de nouveau ces témoins pour leur demander si c’était ce qu’ils croyaient et pourquoi ils avaient cette impression. Au lieu de cela, l’enquêteure a agi comme si ces déclarations étaient tout simplement erronées et que le témoin n’avait pas eu cette impression.

[67]           Les déclarations faites au conseiller Shoan par ses deux collègues ne prouvent pas que les enquêteurs avaient vraiment un parti pris ou que les dés étaient pipés, mais elles prouvent que ces déclarations ont été faites. Ces déclarations décrivent les impressions de deux témoins. Il s’agit de témoins qui ne participent pas directement à l’affaire relative à la plainte et n’ont aucun intérêt dans l’issue de l’affaire. Compte tenu qu’ils devaient continuer à travailler avec le conseiller Shoan, le président et la plaignante, je ne vois aucune raison pour laquelle l’un ou l’autre inventerait des choses ou exagérerait. Je ne peux que conclure que ces conseillers, à la suite de leurs entrevues avec l’enquêteure, ont estimé que celle-ci avait l’esprit fermé. 

[68]           Il n’y a aucun témoignage direct provenant de ces conseillers quant à savoir comment ou pourquoi ils ont tiré cette conclusion, mais je ne conclus pas que cela a une incidence sur l’argument du conseiller Shoan. Une personne raisonnable qui entendrait deux témoins impartiaux après leurs entrevues dirait-elle que l’issue a été décidée d’avance, ne conclurait‑elle pas que l’enquêteure avait l’esprit fermé? La réponse évidente pourrait être différente s’il existait des éléments de preuve permettant à la personne raisonnable ou à la Cour de conclure que rien dans ce qui a été dit ou arrivé lors des entrevues ne justifiait ces témoins de conclure que les dés étaient pipés. Il n’y a rien de ce genre en l’espèce.

[69]           La Cour n’est saisie d’aucun document émanant de l’enquêteure. La Cour a été avisée que les notes de l’enquêteure ont été détruites. Compte tenu de la possibilité que les conclusions du rapport fasse l’objet d’une demande de contrôle judiciaire, on s’attendrait raisonnablement à ce qu’une enquêteure expérimentée et impartiale conserve ses notes, sa correspondance et ses enregistrements audio longtemps après le délai fixé pour présenter une telle demande. Bien que la Cour ne soit pas disposée à tirer une conclusion défavorable du fait que ces dossiers ont été détruits, et il n’a pas été demandé d’en tirer une, il serait peut-être justifié, dans un autre cas, de tirer une telle conclusion.

[70]           Les commentaires formulés par l’enquêteure aux témoins au cours de l’enquête concernant la réputation et le statut du président sont très troublants et, selon moi, étayent la conclusion de fermeture d’esprit. Je ne vois pas pourquoi une telle déclaration aurait été faite et elle n’est pas mentionnée dans le rapport. Cela est préoccupant parce que, comme nous le verrons plus loin, l’enquête a dérivé de la plainte initiale; on s’est mis à chercher à savoir si le conseiller Shoan avait créé un environnement de travail empoisonné au CRTC – une opinion qui semble d’abord avoir été exprimée par le président à l’enquêteure, qui a ensuite conclu qu’il s’agissait d’un fait établi. 

[71]           Le commentaire étaye la conclusion de fermeture d’esprit parce qu’il véhicule le message que l’appréciation du président « très décoré » et « respecté » est juste. Il était connu au sein du CRTC que les relations entre le président et le conseiller Shoan étaient tendues, et les réponses données par le président à son entrevue, venant d’une personne aussi respectée, ne pouvaient franchement seulement être vues comme menant à une seule issue. Par ailleurs, il y a la déclaration faite par le conseiller Simpson au conseiller Shoan selon laquelle il s’était senti contraint par le président de faire une déclaration défavorable à l’égard du conseiller Shoan. 

[72]           Le conseiller Shoan se plaint que le président était partial, car il était à la fois témoin et décideur ultime, et que [traduction] « dans son témoignage, il s’était montré excessivement critique et hostile » envers lui. 

[73]           En particulier, il soutient que le président était en conflit d’intérêts parce qu’[traduction« il a été chargé des changements en matière de gouvernance et des décisions des subordonnés directs qui constituent le fondement des sept échanges de courriels contestés ». Je ne puis accepter cet argument de conflit d’intérêts. Le seul fait que les courriels en cause se rapportent aux décisions prises par le président n’est pas, selon moi, suffisant pour étayer qu’il était en conflit d’intérêts. 

[74]           Le conseiller Shoan soutient également que le président [traduction« avait un intérêt direct à discréditer le conseiller Shoan et à appuyer un collègue de longue date et ami proche ». Une fois encore, aucune preuve au dossier n’appuie l’allégation de toute relation – autre que professionnelle – entre le président et la plaignante.

[75]           Le double rôle du président est une autre question.

[76]           Le président, qui était témoin, a été interrogé par l’enquêteure. La portée de cette entrevue a dépassé la description des rôles et des responsabilités des conseillers et leur façon de fonctionner avec le personnel du CRTC. Le président a aussi été interrogé au-delà des « faits » liés aux courriels contestés ou à toute mesure qu’il a prise après en avoir été informé. L’occasion c’est alors présentée pour le président de s’exprimer sur la conduite et le comportement en général du conseiller Shoan.

[77]           Huit des paragraphes du rapport résumant le témoignage du président n’ont pas de lien avec la plaignante (paragraphes 7, 8, 10, 11, 12, 13, 15 et 17) et ne sont pas visés par la plainte. Seulement trois paragraphes (paragraphes 9, 14 et 16) se rapportent directement à la plainte. Les huit autres paragraphes contiennent des déclarations négatives du président au sujet du conseiller Shoan et teintent l’objectivité du président et de l’enquête.

[78]           Vu la destruction des dossiers par l’enquêteure, nous n’avons pas la chance de connaître les propos exacts du président, mais le rapport résume un certain nombre de ses opinions personnelles au sujet du conseiller qu’il a données pendant l’entrevue, dont les suivantes :

[traduction]

•    « Dès qu’il est arrivé, le conseiller Shoan a donné l’impression qu’il voulait accaparer de plus en plus l’attention. »

•    « Vu ses opinions et sa conduite, il est difficile de lui faire confiance. »

•    « Le président a conclu que la conduite et les observations du conseiller Shoan ont de sérieuses répercussions sur le personnel et l’organisation. »

•    « Il tente d’intimider et a compromis ses relations avec des personnes clés au sein du CRTC. »

•    « Il a rendu le milieu de travail toxique. »

[79]           Nulle part dans la plainte ne laisse-t-on entendre que le conseiller Shoan avait créé un milieu de travail toxique ce qui, notamment, était bien en dehors de la portée de l’enquête. Il est impossible de comprendre comment, compte tenu de ces opinions exprimées par le président et résumées dans le rapport, on pourrait affirmer qu’il pouvait, consciemment ou inconsciemment, trancher l’affaire équitablement.

[80]           En outre, étant donné les commentaires de l’enquêteure quant à la réputation du président, une personne raisonnable qui lit ces déclarations conclurait que les opinions du président ont probablement eu un poids considérable, sinon déterminant, lorsque l’enquêteure a dû décider si la plainte avait été établie.

[81]           Pour être clair, les opinions du président sont peut-être exactes; mais elles dépassent de loin ce qui devait être tranché. 

[82]           Même si l’enquêteure répète dans son rapport que les questions à trancher ne sont que celles énoncées dans la plainte, elle est allée bien au-delà de la portée de l’échange des sept échanges de courriels (32 courriels) faisant l’objet de la plainte. Elle reconnaît dans le rapport qu’elle a reçu 88 autres courriels pour la période de juin 2013 à janvier 2015. Aucun n’a été mentionné dans la plainte, et nombreux d’entre eux n’entraient pas dans la période visée par la plainte.

[83]           L’enquêteure soutient que tous ces courriels sont pertinents dans le contexte de la plainte :

[traduction] La soussignée estime que les 120 documents et courriels sont pertinents aux fins de la détermination de la présente plainte, même si les dates de huit courriels sont antérieures à février 2014 et 20 courriels ont été rédigés et envoyés après le dépôt de la plainte le 18 septembre 2014. Ces documents sont pertinents puisqu’ils se rapportent aux incidents allégués et sont conformes au ton des courriels qui sont mentionnés dans la plainte et au contexte. [Non souligné dans l’original.]

[84]           Ailleurs dans le rapport, en réponse à l’opposition du conseiller Shoan au sujet de la portée élargie de l’enquête, l’enquêteure fait observer que certains des courriels additionnels fournissent du contexte aux courriels qui figurent dans la plainte, et qu’ils sont donc directement pertinents. Elle ajoute qu’[traduction« [e]n outre, un enquêteur peut examiner d’autres éléments de preuve pertinents à titre de facteurs aggravants devant être pris en compte par l’administrateur général/gestionnaire dans sa décision d’imposer des mesures, p. ex. une mesure administrative ou disciplinaire pour corriger la situation ».

[85]           Je suis d’accord que l’enquêteure n’est pas restreint aux 32 messages courriels joints à la plainte et que d’autres courriels qui « se rapportent aux incidents allégués » peuvent être examinés. Cependant, l’enquêteure, et il semble que le président, aient examiné un certain nombre de courriels qui n’avaient rien à voir avec les incidents précisément allégués. En l’absence d’un lien direct avec les incidents visés par l’enquête, il est injuste et préjudiciable d’examiner d’autres courriels même s’ils « sont conformes au ton des courriels qui sont mentionnés dans la plainte »

[86]           De plus, l’explication selon laquelle « un enquêteur peut examiner d’autres éléments de preuve pertinents à titre de facteurs aggravants devant être pris en compte […] dans la décision d’imposer des mesures » ne justifie qu’en partie de les examiner après qu’une conclusion de harcèlement a été tirée, et non durant l’enquête, comme il peuvent l’être, et je suppose qu’ils ont en l’espèce influencé la conclusion. De toute façon, cette justification n’est pas valide puisque ta tâche de l’enquêteur ne consistait pas à examiner des facteurs aggravants.

[87]           La portée élargie de l’enquête est placée dans tout son contexte lorsque l’on tient compte de l’analyse de l’enquêteure dans son rapport des allégations présentées par la plaignante. Son analyse s’étend sur quatre pages et demie (du milieu de la page 42 à la fin de la page 46). À la suite de ces pages, on trouve son analyse d’[traduction« autres éléments de preuve présentés au sujet de la conduite du défendeur » qui s’étend sur six pages (de la fin de la page 47 à la fin de la page 52). Elle conclut ensuite avec une section d’une demi-page intitulée [traduction] « milieu toxique ». Aucune des dernières six pages et demie est pertinente quant au mandat confié à l’enquêteure. 

[88]           Le mandat de l’enquêteure est énoncé à la page 4 du rapport, comme suit :

[traduction] [La] soussignée a le mandat de se prononcer sur la question de savoir si les courriels du défendeur [à la plaignante] et son comportement [envers la plaignante depuis février 2014, tel que mentionné dans les courriels] constituent du harcèlement au sens de la Politique, des directives et des lignes directrices du CRTC. 

[89]           Dans son analyse, et en dehors de son mandat, l’enquêteure examine deux courriels écrits par le conseiller Shoan à M. Traversy, et elle conclut que, [traduction] « [s]uivant le critère relatif au harcèlement, la soussignée estime qu’une personne raisonnable considérerait ces deux courriels adressés à M. Traversy comme grossiers, offensants et inappropriés »

[90]           Comme élément de preuve aggravant additionnel, l’enquêteure se penche sur un incident survenu entre le conseiller Shoan et Paulette Leclair au party de Noël du CRTC en 2013, au cours duquel les deux collègues [traduction] « ont discuté… à propos d’un document qu’elle lui avait envoyé ». L’enquêteure donne son avis sur le contenu du document en litige et en déclarant que le conseiller Shoan a fait preuve d’un manque de jugement lors de la discussion sur le document et son insatisfaction à l’égard des services de Mme Leclair au party, l’enquêteure conclut : [traduction« La déclaration et les observations du défendeur concernant l’incident concordent avec son opinion quant à son statut prioritaire de personne nommée par le GC et son attitude envers le personnel du CRTC. »

[91]           L’enquêteure examine ensuite le comportement du conseiller Shoan au cours d’un souper avec le conseiller Simpson et un collègue de celui-ci et lors de réunions des employés, auxquelles, [traduction] « il avait l’habitude de jouer avec une balle antistress mais il semblait avoir délaissé cette habitude ».

[92]           Tout cela, même si c’était vrai, va au-delà du mandat susmentionné. Tout cela, même si c’était vrai, dénigre le conseiller Shoan au point où l’enquêteure conclut :

[traduction] Sa conduite n’est pas compatible avec son rôle en tant que conseiller du CRTC ni avec les intérêts du CRTC. Il n’est pas un bon membre d’équipe et, à ce stade, pourrait même risquer d’entacher la réputation du CRTC…

Aucune de ces conclusions n’entrent un tant soit peu dans le mandat de l’enquêteure ou ne sont suggérées dans l’objet de la plainte. Je souscris à l’affirmation suivante faite par le conseiller Shoan :

[traduction] Malgré le fait que la plainte de harcèlement se rapportait uniquement à sept (7) échanges de courriels entre le conseiller Shoan et la plaignante, l’enquêteure a considérablement élargi la portée de l’enquête au-delà de son mandat, au point de la rendre inéquitable sur le plan procédural. L’enquête s’est transportée en « chasse aux sorcières », au cours de laquelle l’enquêteure a examiné essentiellement tous les détails et interactions du conseiller Shoan avait le personnel du CRTC pour tenter de trouver une preuve de harcèlement, plutôt que d’examiner les plaintes elles-mêmes afin d’établir s’il y a eu harcèlement.

[93]           Non seulement élargir la portée de l’enquête était injuste du point de vue de la procédure pour le conseiller Shoan, mais appuie l’idée que l’enquêteure avait un esprit fermé; elle suivait les directives décrites par le président dans son témoignage et n’a pas examiné la plainte de façon objective et juste.

[94]           Tout au long de l’enquête, le conseiller Shoan a fait valoir que les courriels contestés portaient sur les travaux du CRTC et le sien. Il affirme qu’il a constaté des changements dans la structure de gouvernance du CRTC qui, selon lui, [traduction] « menaçaient la capacité des conseillers de travailler de façon indépendante et de desservir leurs régions ». Il soutient qu’un grand nombre des échanges de courriels contestés portent sur ces préoccupations et doivent être examinés sous cet angle. 

[95]           Je suis d’accord avec l’enquêteure lorsqu’elle mentionne que les éléments de preuve principaux à prendre en compte pour établir s’il y a eu harcèlement sont les mots utilisés dans les courriels contestés, mais je ne suis pas d’accord qu’elle a fondé sa décision seulement sur les mots utilisés par le conseiller Shoan :

[traduction] Il est également important de préciser que les éléments de preuve principaux pour statuer sur la plainte sont les documents (courriels). Dans cette plainte, la question de savoir s’il y a eu harcèlement et menaces repose sur les mots et les commentaires écrits du défendeur.

[96]           Le conseiller Shoan a dit à l’enquêteure que [traduction] « les courriels doivent être lus en contexte » et je suis d’accord. Le contexte comprend les questions de gouvernance qui préoccupaient le conseiller Shoan puisque bon nombre d’échanges y avaient leur origine et étaient influencés par ceux-ci, et le contexte est formé également des courriels envoyés au conseiller Shoan par la plaignante. 

[97]           Je suis d’accord avec l’enquêteure lorsqu’elle mentionne que [traduction] « la légitimité de ses questions et leur fondement juridique et politique ne sont pas pertinents pour établir si les courriels constituent du harcèlement, un abus et une menace ». Cela dit, rien n’indique que ces préoccupations étaient frivoles ou soulevées par le conseiller Shoan dans un but inapproprié. Dans le cas où les courriels du conseiller Shoan adressés à la plaignante avaient un certain fondement ou contexte de ce genre, ils devaient être lus dans ce contexte et soupesés en fonction du « dialogue » tenu entre les parties.

[98]           Je conclus que l’enquêteure n’a pas analysé de manière critique et impartiale certains sinon la plupart des échanges de courriels contestés, de sorte que son analyse entachée d’irrégularité étaye la conclusion qu’elle était fermée d’esprit. Je vais seulement donner quelques exemples où l’analyse de l’enquêteure est si lacunaire qu’elle vient appuyer cette conclusion.

[99]           Le premier exemple consiste en l’échange qui a eu lieu les 22-23 février 2014, concernant les noms utilisés dans le sondage sur le cahier de choix du CRTC [les courriels sur le cahier de choix]. Il s’agit du premier échange contesté par la plaignante.

[100]       Dans la soirée du 22 février 2014, le conseiller Shoan envoie un courriel à la plaignante (et à aucune autre personne) pour dire que [traduction] « certains amis » qui avaient participé au sondage sur le cahier de choix du CRTC avaient constaté que les noms utilisés, sauf un, étaient tous d’origine caucasienne et, de plus, qu’il n’y avait pas [traduction] « vraiment de noms d’origine ethnique » ni [traduction] « vraiment de noms francophones ». Il demande : [traduction] « Était-ce une stratégie réfléchie? J’aimerais mieux comprendre la justification à l’appui de ces choix de noms. »

[101]       La plaignante répond une heure et demie après en écrivant : [traduction] « Je n’apprécie pas recevoir ces propos sachant que vous en aviez été informé à l’avance et n’avez rien dit. Tout le monde travaille fort pour que tout fonctionne. »

[102]       Le conseiller Shoan répond dans le lendemain en soirée, expliquant pourquoi il n’avait pas fait cette constatation plus tôt, et répétant sa demande de justification pour le choix des noms :

[traduction] Je ne vise pas à vous attaquer personnellement, Amanda. À vrai dire, j’ai reçu ce message durant la semaine de l’audience à Vancouver et je l’ai lu rapidement; après avoir essayé à maintes reprises de discuter avec le personnel durant la phase 1 et avoir fourni des pages de commentaires sans obtenir aucun résultat, je suis très peu enthousiaste à exprimer mes préoccupations quant à ce processus puisque vous ne voulez clairement pas les entendre. Quoi qu’il en soit, quelle est la raison qui a justifié le choix de ces noms? J’aimerais être en mesure de dire aux gens qui communiquent avec moi sur cette question qu’un processus réfléchi et éclairé a été utilisé dans le choix de ces noms.

[103]       La plaignante répond en moins de 10 minutes : [traduction] « Êtes-vous sérieux? »

[104]       Le conseiller Shoan répond en quelques minutes :

[traduction] Je suis confus. Y a-t-il quelque chose de déplacé à demander une explication sur la justification qui a mené au choix de ces noms? Est-ce une question à laquelle vous ne pouvez pas répondre?

[105]       Le lendemain matin, la plaignante a transmis l’échange de courriels au secrétaire général, sans fournir d’explications. Elle n’a jamais répondu à la question du conseiller Shoan au sujet du processus utilisé pour choisir les noms ni à sa question quant à savoir s’il était déplacé de demander une explication sur la justification retenue.

[106]       Selon l’analyse de l’enquêteure, les courriels du conseiller Shoan constituent du harcèlement parce qu’ils étaient [traduction] « offensants » et que le conseiller Shoan [traduction] « aurait dû savoir qu’ils offusqueraient la plaignante et nuiraient à sa réputation ». L’enquêteure les a ensuite qualifiés de [traduction] « menaçants » puisqu’il a menacé [traduction] « de faire connaître publiquement la justification ayant mené au choix des noms ». Ensuite, elle conclut que le conseiller Shoan [traduction] « a également insinué que la plaignante n’était peut-être pas en mesure de donner une justification ».

[107]       Je remarque d’abord qu’en tirant ces conclusions, l’enquêteure accepte entièrement le témoignage de la plaignante et écarte celui du conseiller Shoan et, surtout, son observation selon laquelle sa réponse – [traduction] « Êtes-vous sérieux? » – était [traduction] « méprisante et inappropriée » et que son ton [traduction] « établit le ton des courriels entre les deux ». L’enquêteure ne tient pas compte des mots utilisés par la plaignante parce que le conseiller Shoan [traduction] « n’a pas porté cette question devant le président » et n’a pas fait de commentaire sur les mots qu’elle avait utilisés dans sa réponse. Je souligne qu’avant de présenter la plainte, la plaignante n’a pas non plus porté cette question devant le président ni n’a fait de commentaire sur les mots qu’il avait utilisés dans sa réponse, à l’exception de « Êtes-vous sérieux? »

[108]       Compte tenu de l’échange par l’enquêteure, j’estime que l’interprétation était manifestement déraisonnable. Elle interprète les mots d’une manière qui élargit leur sens ordinaire et ignore simplement que la plaignante [traduction] « lui rend la pareille » et ne répond pas en fait aux préoccupations valables du conseiller Shoan voulant que le sondage ait retenu seulement des noms caucasiens et ne représente pas la société canadienne. 

[109]       Il était déraisonnable que l’enquêteure conclue que les mots du conseiller Shoan « nuiraient à sa réputation » alors qu’ils ne s’adressaient qu’à elle et personne d’autre. C’était le choix de la plaignante de transmettre l’échange de courriels au secrétaire général.

[110]       Je suis également d’avis que la conclusion de l’enquêteure, selon laquelle le conseiller Shoan risquait d’informer des personnes du public et peut-être des intervenants qu’aucun [traduction« processus réfléchi et éclairé n’a été utilisé » dans le choix des noms et qu’une telle [traduction« possibilité entacherait sérieusement la crédibilité et l’intégrité du CRTC » est purement hypothétique. Rien n’indique que le conseiller Shoan agirait de la sorte; il cherchait plutôt à obtenir une réponse dans le cas où on communiquerait avec lui. De toute façon, il me semble qu’aucun processus réfléchi et éclairé n’ait été utilisé dans le choix des noms, de sorte que, s’il a fait une telle affirmation dans sa réponse, ce serait la vérité. Il est difficile de le blâmer pour cela.

[111]       L’enquêteure suppose que le conseiller Shoan a ou pourrait avoir des conversations inappropriées avec ses amis. Aucun fondement factuel n’appuie cette conclusion. Le conseiller Shoan a clairement indiqué que la question des noms utilisés avait été portée à son attention par des « amis » qui ont répondu au sondage. Il a porté de façon appropriée cette question à l’attention de la plaignante en tant que directrice des communications. Il n’y a rien de déplacé à recevoir un tel renseignement de la part d’un ami ou quiconque. J’aurais cru que la plaignante, dans son rôle de directrice des communications chargée de ces questions, aurait été la bonne personne pour entendre ces préoccupations et prendre des mesures afin de s’assurer que de tels choix non inclusifs ne se répètent pas.

[112]       L’enquêteure conclut que le courriel du conseiller Shoan est [traduction] « également inacceptable au sens où il insinue que la plaignante pourrait ne pas être en mesure de fournir une justification » [non souligné dans l’original]. En concluant ainsi, l’enquêteure a complètement ignoré que la plaignante n’a jamais en fait fournir une explication (même à l’enquêteure) sur la façon dont les noms ont été choisis ni n’a-t-elle admis l’évidence, c’est-à-dire qu’il était inapproprié de choisir uniquement des noms caucasiens. Je puis uniquement conclure qu’elle ne peut justifier le choix des noms autrement qu’en affirmant qu’il s’agissait d’une erreur commise par inadvertance. On peut difficilement qualifier d’« inacceptable » le fait que le conseiller Shoan insinue (et il est loin d’être clair pour moi qu’il le fait) qu’elle n’a aucune explication à donner lorsqu’elle n’en fournit aucune et qu’aucune n’est vraiment évidente.

[113]       Un autre échange de courriels concerne l’invitation de M. Shoan à prendre la parole au Colloque technique bisannuel de l’Université Ryerson [l’Université Ryerson].

[114]       Le conseiller Shoan avait été invité à faire une présentation à cette conférence. Par courriel daté du 8 mai 2014, Pierre-Marc Perrault du service des communications a informé le conseiller Shoan que les cadres supérieurs ne voyaient aucune occasion stratégique pour le CRTC à participer à cette conférence. Le conseiller Shoan a répondu le lendemain, avec copie conforme à Éric Rancourt du service des communications, pour l’informer qu’il avait quand même décidé d’y participer. Éric Rancourt a reçu copie puisque le message contenait l’affirmation suivante : [traduction] « Éric, ils m’ont demandé de faire une présentation le 12 juin; je vais communiquer avec eux pour leur demander s’ils veulent que je fasse une allocution principale ou simplement une présentation. »

[115]       Pierre-Marc Perrault a transféré l’échange de courriels à la plaignante qui a ensuite envoyé un courriel au conseiller Shoan, mettant en copie conforme deux autres personnes, affirmant qu’il n’y avait aucun problème à ce que le conseiller Shoan participe à la conférence et y fasse une présentation. Elle a ensuite fait allusion au dîner à huis clos de la RPC où l’on avait discuté des invitations à faire des présentations. Elle a écrit : [traduction] « Si cette conférence est considérée comme une occasion stratégique pour le CRTC et qu’on vous demande essentiellement de participer à celle-ci et d’y prendre la parole, le personnel vous fournira du soutien. Nous ferons parvenir un résumé de la discussion sous peu. »

[116]       Sa réponse allait dans le sens inverse de ce que le conseiller Shoan avait compris de la discussion antérieure et il a répondu en conséquence :

[traduction] Cela semble aller à l’encontre de ce que nous avions tous discuté à la RPC la semaine dernière; à savoir que [le service des communications] ne joue aucun rôle dans l’approbation ou le refus des invitations à faire des présentations des conseillers et que le soutien du personnel sera fourni si un préavis suffisant concernant les présentations est donné. Dans le présent cas, j’ai donné un mois de préavis. Pouvez-vous me confirmer que le personnel me fournira du soutien, s’il vous plaît?

[117]       La plaignante a répondu rapidement en mentionnant que le président avait [traduction] « conclu en affirmant que le personnel fournirait du soutien lorsque les conseillers étaient pour ainsi dire invités à prendre la parole lors d’un événement par opposition à divers autres événements où un conseiller peut également souhaiter prendre la parole ou faire une présentation ».

[118]       La différence marquante d’interprétation entre la plaignante et le conseiller Shoan se rapporte essentiellement à la question de savoir si un conseiller obtiendra du soutien de la part du personnel pour une présentation qui n’est pas considérée comme une occasion stratégique, mais pour laquelle un préavis suffisant a été donné. J’ajoute que le conseiller Shoan n’était pas le seul conseiller qui était d’avis que l’interprétation de la plaignante de la décision prise à la RPC ne concordait pas avec ce qu’ils se souvenaient.

[119]       Le conseiller Shoan a également répondu rapidement en affirmant qu’il ne croyait pas que [traduction] « le point que vous soulevez a été entièrement clair pour tous les conseillers présents ». Il ajoute : [traduction] « Il est possible, bien sûr, que la confusion soit de mon côté; je vais consulter mes collègues conseillers sur ce point et vous revenir là-dessus. »

[120]       Aucun de ces courriels n’a été contesté par la plaignante mais ils sont nécessaires pour comprendre ce qui a suivi.

[121]       À ce moment-là le conseiller Shoan a été informé que le personnel ne lui fournirait pas de soutien malgré un mois de préavis. Il estime que cela est contraire à ce qui avait été antérieurement discuté. Puisque le Colloque approchait, le conseiller Shoan a écrit un courriel à Éric Rancourt du service des communications le 28 mai 2014, évidemment en réponse d’un courriel de celui-ci au conseiller, dont l’objet était [traduction] « l’affichage des discours de l’ACER » et contenait ce qui suit :

[traduction] Merci beaucoup Éric. J’apprécie beaucoup.

J’ai commencé à rédiger le discours que je vais donner à Ryerson le 12 juin. Je sais qu’Amanda vous a interdit de m’aider, je ne vais donc pas vous demander de le faire. Quand avez-vous besoin du discours pour le faire traduire une fois l’ébauche finale terminée?

[122]       Éric Rancourt a remis le courriel à la plaignante et elle en a discuté avec le président [traduction] « et il a été décidé qu’elle y répondrait ». Le fait que le président a demandé à la plaignante de s’en occuper plutôt que de s’en occuper lui-même est conforme à l’observation qui suit du vice-président Menzies formulée dans le rapport : [traduction] « Le style de leadership du président [est] de voir à ce que le travail se fasse par l’entremise de son personnel. »

[123]        La plaignante a répondu au conseiller par un long courriel daté du 30 mai 2014, en écrivant que [traduction] « l’emploi du mot « interdit » est inapproprié ». Elle affirme qu’il a été discuté au dîner antérieur de la RPC que le CRTC possède des ressources limitées et que des choix s’imposent. Le Colloque à Ryerson n’était pas une priorité pour faire avancer le programme du CRTC, et ils ne fourniraient au conseiller Shoan aucune ressource pour la traduction et l’affichage de ses observations sur le site Web du CRTC. Elle a poursuivi sur l’essentiel de sa préoccupation :

[traduction] Deuxièmement, et ce qui me préoccupe sérieusement, votre emploi du mot “interdit” est très agressif, surtout venant d’un conseiller et adressé à une employée du CRTC.

Mon interprétation de votre courriel est que vous essayez de me discréditer et de dresser un mur entre Éric et moi. Ni un ni l’autre ne réussira.

Je suis pour un milieu de travail respectueux et je protège mon équipe contre le manque de respect – un langage et des sous-entendus agressifs et inappropriés dans le présent cas.

[124]       Deux jours plus tard, le conseiller Shoan répond et met en copie conforme Éric Rancourt [traduction] « pour lui permettre de constater qu’il n’avait aucune mauvaise intention ».

[125]       Le conseiller Shoan expose son examen des significations du mot [traduction] « interdit » et conclut que la [traduction] « définition consensuelle correspond à “non autorisé”… [ce qui] est exactement la signification que j’entends donner; Éric “n’est pas autorisé” à me fournir du soutien ». Il explique que son courriel ne contenait pas d’affirmation agressive et [traduction] « ne visait certainement pas à “discréditer” » la plaignante. Il s’excuse auprès d’Éric si cela l’a mis mal à l’aise. Il souligne à la plaignante que sa mention quant aux ressources limitées est nouvelle et que celle-ci n’était pas la justification invoquée antérieurement, lorsqu’il a été informé qu’aucune ressource en personnel ne lui serait accordée; l’explication était plutôt que cette invitation ne recevait pas d’appui. J’ajoute que son observation semble être exacte.

[126]       L’enquêteure accepte le témoignage de la plaignante voulant qu’Éric Rancourt et elle [traduction] « aient été offusqués par ce courriel » et qu’Éric Rancourt « était mal à l’aise avec le ton employé dans le courriel ». Cela est possible, cependant l’enquêteure n’a jamais interrogé M. Rancourt. Il s’agit d’un autre exemple qu’elle a accepté le témoignage de la plaignante sans questionnement. L’enquêteure souligne les excuses du conseiller Shoan adressées à Éric Rancourt, mais précise aussi qu’il n’a pas offert ses excuses à la plaignante :

[traduction] Il a nié l’avoir discréditée. Il a ajouté, « je n’entends pas discréditer mes collègues ». Il est intéressant de souligner que, dans ses observations, le défendeur a indiqué qu’il s’excusait auprès de M. Rancourt et qu’il le considérait comme un « collègue »; cependant, le défendeur ne s’est jamais excusé auprès de la plaignante et n’a jamais admis qu’elle pouvait également être considérée comme une « collègue » étant donné que les deux, la plaignante et M. Rancourt, sont des employés du CRTC. Le défendeur n’avait pas l’intention de s’excuser auprès de la plaignante compte tenu du ton de ses courriels et de sa conduite envers elle. 

[127]       Cette analyse est fondée sur une faille fondamentale dans la lecture par l’enquêteure de la réponse du conseiller Shoan qui ne peut être raisonnablement interprétée que comme une reconnaissance qu’il considère aussi la plaignante comme une collègue. Il écrit à la plaignante :

[traduction] Mon affirmation n’est pas agressive et ne vise certainement pas à vous « discréditer ». Je n’entends pas « discréditer » mes collègues. J’espère que vous n’avez pas laissé croire à d’autres personnes que je travaille activement à jeter le « discrédit » sur vous ou ces personnes.

En outre, l’enquêteure souligne ailleurs que le conseiller Shoan a affirmé qu’[traduction] « il considère que tout le monde, les conseillers et le personnel, font partie d’une même équipe ». Dans sa réponse à l’enquêteure sur le rapport préliminaire, il a affirmé qu’il « a utilisé le mot « collègue » dans son sens large » et qu’il considère « Éric Rancourt comme son collègue, ainsi que tous les autres employés du CRTC » [non souligné dans l’original].

[128]       Comme il est mentionné précédemment, le conseiller Shoan a contesté l’explication voulant que les ressources limitées du CRTC étaient une nouvelle explication pour justifier l’absence de soutien, alors qu’il pensait l’obtenir, puisqu’il avait donné un préavis. Une fois encore, il fait mention de la réunion à huis clos et de ses interprétations différentes de la conclusion tirée, mais il dit qu’il va les retirer. La conclusion de l’enquêteure concernant la conduite du conseiller Shoan ne tient pas compte du fait, à tort ou à raison, qu’il avait un point de vue différent de celui de la plaignante sur ce qui avait été convenu. L’enquêteure écrit : [traduction] « Ses courriels sont arrogants et il se sert de son statut de personne nommée par le GC pour justifier son droit à un service complet peu importe les explications sur les limites en ressources budgétaires ou humaines. » [Non souligné dans l’orignal.] Par cette affirmation, l’enquêteure omet de prendre en compte la mention du conseiller Shoan dans sa réponse au rapport proposé qui reconnaît que les ressources sont limitées :

[traduction] Le pouvoir discrétionnaire d’un cadre supérieur, en raison de ressources limitées, devrait toujours être exercé de manière transparente et équitable pour s’assurer qu’aucun membre de la Commission ne reçoit de traitement préférentiel conformément à la Loi sur le CRTC.

[129]       La plaignante a témoigné que l’affirmation du conseiller Shoan à Éric Rancourt [traduction] « pour me faire part de toute préoccupation en personne... nous sommes une équipe au CRTC et ma porte vous est toujours ouverte » constitue [traduction] « une autre tentative pour miner sa relation avec l’employé et un geste inapproprié de la part du conseiller » [non souligné dans l’original]. Malgré tous mes efforts, je suis incapable de comprendre comment on peut interpréter ces mots comme une attaque contre la plaignante plutôt que de les interpréter pour ce qu’ils sont vraiment – des propos aimables à l’égard d’un employé. L’acceptation du point de vue de la plaignante par l’enquêteure, sans poser de question, a donné lieu à des conclusions déraisonnables sur le contenu des courriels.

[130]       De la même façon, l’interprétation de l’enquêteure qui décrit le courriel du conseiller Shoan [traduction] comme « condescendant et menaçant » n’en est pas une que je partage, et je ne suis pas d’avis qu’il s’agit d’une interprétation raisonnable lorsque son courriel est examiné dans son propre contexte.

[131]       Je soulignerai que, dans un échange de courriels subséquent concernant l’affichage de l’allocution du conseiller Shoan sur le site Web et l’omission d’inclure sa mention sur les radiodiffuseurs canadiens qui se sont fait prendre par surprise par Netflix, la plaignante répond à sa préoccupation en donnant quelques détails et ensuite conclut en exprimant ce qui suit : [traduction] « Je n’ai pas mis en copie conforme tous les conseillers dans cette réponse parce que tout cela est tellement dommage. Mettez des écouteurs et écoutez la chanson de Brian Eno intitulée Just Another Day On Earth ». Je ne sais pas quelle était son intention en exprimant ce commentaire mais cela me paraît condescendant. Je constate également qu’à part noter que le conseiller a affirmé qu’il trouvait l’affirmation inappropriée, l’enquêteure n’en fait aucunement mention dans son rapport.

[132]       Une autre analyse raisonnable de l’enquêteure porte sur l’échange concernant la participation au projet « YouTube University » de Blue Ant Media et de Google.

[133]       Le projet a été qualifié par le conseiller Shoan de fascinant dans son courriel initial. [traduction] « C’est un moyen réellement innovateur d’intéresser la prochaine génération de radiodiffuseurs et de découvrir un modèle d’affaires en même temps. »  Il pensait que ce serait une bonne idée de partager l’expérience avec les membres du personnel et les conseillers du CRTC. Il a demandé à Pierre-Marc Perrault s’il était prêt à lui donner un coup de main. Il a répondu que la question serait traitée comme toutes les invitations et qu’elle serait examinée à la prochaine réunion des subordonnés directs. Le conseiller Shoan a répondu qu’il ne s’agissait pas d’une invitation mais d’une [traduction] « occasion/atelier d’apprentissage » qu’il proposait de créer dans l’intérêt des membres du personnel du CRTC, et il a ajouté que c’était une initiative du bureau régional du CRTC de Toronto.

[134]       Dans un courriel daté du 23 juillet 2014, M. Perrault écrit que l’initiative a été examinée à la réunion des subordonnés directs et qu’il [traduction] « a été décidé que l’intérêt était insuffisant pour justifier l’envoi de personnel ». Le conseiller Shoan a répondu : [traduction] « c’est une conclusion intéressante. Intérêt de qui? » La réponse a été : [traduction] « L’intérêt de la part des subordonnés directs. »  La réponse du conseiller Shoan, laquelle a été contestée : [traduction] « Et bien, il va sans dire que cette occasion aurait peu d’attrait pour des personnes âgées de 50 ou 60 ans et plus. Qu’en est-il des employés plus jeunes de la Commission? A-t-on pensé recueillir leur opinion? »  La plaignante a reçu copie conforme de cette correspondance.

[135]       Le rapport résume le témoignage de la plaignante :

[traduction] La plaignante a trouvé ce courriel insultant et irrespectueux et l’a interprété comme la visant directement ainsi que les autres chefs de secteur et le président. Deux des employés de la plaignante ont reçu copie de ce courriel, dont son adjoint administratif qui a été traumatisé par celui-ci et par l’escalade évidente des courriels inappropriés et agressifs du défendeur adressés à la plaignante.

La plaignante a discuté de ce courriel avec le président et les Ressources humaines, et ils ont jugé qu’il avait dépassé largement tout ce qu’elle pouvait endurer. Selon la plaignante, le président a écrit au défendeur à propos de la nature de ce courriel.

[136]       Lorsqu’il a été interrogé, le conseiller Shoan a expliqué que les subordonnés directs sont des employés âgés et que, selon la démographie de Google pour YouTube, [traduction] « seulement 2,9 % de l’ensemble des utilisateurs de YouTube sont âgés de 50 ans et plus, ce qui était donc sa réponse à la plaignante ».

[137]       L’enquêteure qualifie cette réponse de « réflexion après coup » et affirme que le conseiller Shoan, connaissant le groupe d’âge des subordonnés directs, savait ou aurait dû savoir que cette remarque insulterait la plaignante (et d’autres membres des subordonnés directs).

[138]       Premièrement, il semble s’agir d’une conclusion quant à la crédibilité relativement à l’explication du conseiller Shoan, même si l’enquêteure affirme qu’elle n’en a pas tirée. Deuxièmement, je n’arrive pas à comprendre comment quiconque en lisant ce courriel pourrait en être « traumatisé » et pourtant l’enquêteure n’interroge jamais l’employé ni ne remet en question le témoignage de la plaignante. Une fois encore, elle accepte le témoignage de la plaignante de toutes pièces sans faire aucun examen critique. 

[139]       La conclusion de l’enquêteure mentionne que [traduction] « M. Perrault a trouvé ce courriel terriblement insultant et atroce » [non souligné dans l’original], pourtant le résumé de son témoignage indique seulement qu’il trouve le courriel [traduction] « très insultant » et « offensant ». Cet embellissement non nécessaire de son témoignage dénote une fois encore une étroitesse d’esprit de la part de l’enquêteure.

[140]       De toute façon, comme toute personne dans mon groupe d’âge des 50 ou 60 ans et plus, je ne comprends pas comment quiconque de ce groupe pourrait être offusqué par le courriel lorsque lu en contexte et examiné dans son intégralité. Il se lit ainsi :

Et bien, il va sans dire que cette occasion aurait peu d’attrait pour des personnes âgées de 50 ou 60 ans et plus. Qu’en est-il des employés plus jeunes de la Commission? A-t-on pensé recueillir leur opinion?  

[141]       À mon avis, il n’y a qu’une seule interprétation raisonnable à donner à cette affirmation; c’est-à-dire que l’intérêt pour certaines choses varie selon les différents groupes d’âge et que le projet dont il est question est peu susceptible d’intéresser les personnes chargées de prendre la décision en raison de leur âge, mais pourrait bien intéresser les membres plus jeunes du personnel. J’aurai pensé que les responsables au CRTC et l’enquêteure apprécieraient que les personnes de différents groupes d’âge aient des intérêts différents. Les radiodiffuseurs et d’autres orientent leurs programmes vers des groupes d’âge différents et il n’est pas discriminatoire de constater par exemple que la plupart des adultes plus âgés ne sont pas intéressés par les bandes dessinées du samedi matin ou Sesame Street, et que la plupart les personnes plus jeunes ne sont pas intéressées par Dancing with the Stars ou Coronation Street. 

[142]       J’estime également que la remarque de l’enquêteure selon laquelle l’affirmation du conseiller Shoan [traduction] « est peut-être également discriminatoire aux termes de la Loi canadienne sur les droits de la personne » est sans fondement et conjecturale. Elle dépasse le mandat de la plaignante, présente le conseeiller sous un jour défavorable et est donc une preuve que l’enquêteure avait un esprit fermé.

4.                  Caractère raisonnable des conclusions et des mesures correctives

[143]       Compte tenu du déni d’équité procédurale et de justice naturelle, la demande doit être accueillie. Ainsi, il n’est pas nécessaire d’amorcer une discussion détaillée sur la question du caractère raisonnable. 

[144]       J’ai mentionné précédemment certains aspects des conclusions du rapport que j’estime déraisonnables. Il ne faut pas en conclure, après interprétation, qu’il n’y a aucun problème avec les courriels du conseiller Shoan. Il a tendance à employer un langage direct et souvent conflictuel. Son analyse détaillée des courriels de la plaignante à l’occasion et ces envois en copie conforme à d’autres conseillers ne seraient probablement pas bien reçus par personne; cependant, il n’appartient pas à la Cour d’établir s’ils constituent du harcèlement à l’endroit de la plaignante. 

[145]       Le dernier message courriel à Mme Cliff selon lequel il était d’avis qu’il avait des motifs pour déposer une plainte auprès du Commissariat à l’intégrité de la fonction publique la concernant et terminant avec [traduction] « veuillez agir en conséquence » serait raisonnablement considéré comme une menace. En effet, le dernier segment était couramment utilisé par les avocats il y a plus de 30 ans (mais est heureusement tombé en désuétude) et avait justement ce but.

[146]       Il ne revient pas à la Cour de faire des suppositions quant à ce que le résultat aurait été si l’enquêteure avait fait ce qu’elle a dit et ne s’attarder que sur les mots employés dans les courriels contestés en gardant un esprit ouvert. De la même façon, compte tenu de l’opinion du président sur le conseiller Shoan comme il les a exprimés à l’enquêteure, son implication dans la décision finale est inéquitable sur le plan de la procédure. L’absence d’équité procédurale par l’enquêteure et le président rend tout le rapport et les mesures correctives douteux et peu fiables.

Confidentialité

[147]       Tôt dans la présente demande, le défendeur a sollicité une ordonnance de confidentialité en vertu des articles 151 et 152 des Règles des Cours fédérales. La Cour a en fin de compte délivré, sur consentement, le 11 août 201, une ordonnance de confidentialité. L’ordonnance ne s’appliquait qu’aux documents déposés et non à l’audience relative à la présente demande. Conformément à l’ordonnance de confidentialité, les noms, titres et éléments permettant d’identifier le sexe des personnes mentionnées dans le rapport ont été caviardés. 

[148]       Après avoir fait un examen complet des documents non expurgés qui ont été déposés, j’ai conclu que les documents ne devraient pas être traités de façon confidentielle. 

[149]       La Cour sait que les lignes directrices du CRTC insistent sur la nécessité de préserver la confidentialité lorsqu’on a affaire à des plaintes de harcèlement; toutefois, même elle reconnaît que la confidentialité est soumise aux dispositions de la Loi sur la protection des renseignements personnels et de la Loi sur l’accès à l’information. Si l’affaire n’avait concerné que le CRTC, celui-ci aurait été maître de sa propre procédure. Lorsque la décision est devenue susceptible de contrôle, la Cour contrôle sa propre procédure et l’intérêt du public dans la publicité des débats judiciaires doit être la considération principale. Il y aura sans doute des cas où la nécessité de préserver la confidentialité l’emporte sur cet intérêt. Une allégation d’inconduite sexuelle est une exception possible. Je ne vois rien dans l’affaire dont je suis saisi qui donne à penser que les identités de la plaignante, du harceleur allégué, ou des témoins, justifient la délivrance d’une telle ordonnance. J’ai mentionné à l’audience que l’ordonnance de confidentialité était annulée et l’audience s’est déroulée en tenant compte de cette indication.

[150]       J’ajouterais que la présence dans la salle d’audience de représentants de la presse témoigne de l’intérêt du public envers la demande, l’audience et le processus.

Mesure

[151]       Lorsqu’il a été jugé que le processus menant au prononcé d’une décision s’est déroulé d’une manière qui contrevient aux principes de justice naturelle et d’équité procédurale, la décision doit être annulée. Lorsqu’une décision est annulée, la Cour peut renvoyer l’affaire à une autre personne pour qu’elle soit jugée de façon appropriée. En l’espèce, je ne vois aucun intérêt à rendre une telle ordonnance, car la Cour est consciente que la nomination du conseiller Shoan a été annulée par le GC quelques jours après l’audition de sa demande.

[152]       Le conseiller Shoan a droit à ses dépens. Des observations écrites ont été reçues de la part de chacune des parties après l’audience. Le défendeur a réclamé des dépens de 7 140 $, plus ses débours, en conformité avec la colonne III du tarif B. Ensuite, le défendeur a souligné qu’il avait inclus par erreur un certain nombre de requêtes préalables à l’audience à l’égard desquelles les dépens avaient déjà été fixés. Le conseil Shoan a sollicité l’adjudication de dépens sur une base avocat-client, subsidiairement sur une base d’indemnisation partielle, et, en dernier recours, il a sollicité l’adjudication d’un montant de 24 933,08 $ représentant une indemnisation fondée sur le  milieu de la fourchette de la colonne IV du tarif B. 

[153]       La Cour accepte l’observation du défendeur selon laquelle un certain nombre des éléments inclus dans le mémoire de frais du demandeur avaient déjà fait l’objet d’une décision, en l’occurrence deux requêtes préalables à l’audience. 

[154]       Selon la Cour, il n’y a en l’espèce aucune circonstance extraordinaire qui justifierait l’adjudication de dépens payables sur la base avocat-client. Le juge présidant l’audience dispose d’un pouvoir discrétionnaire lorsqu’il procède à l’adjudication de dépens. Selon moi, étant donné la complexité des affaires en litige, la quantité de documents à examiner et l’importance de la demande pour les deux parties, il convient d’adjuger au demandeur des dépens de 30 000 $, y compris les débours.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que l’ordonnance de confidentialité datée du 11 août 2015 est annulée, la demande est accueillie, le rapport sur la plainte de harcèlement contre le demandeur et la décision du CRTC d’imposer des mesures correctives à son égard sont annulés et des dépens de 30 000 $, incluant les débours et les taxes, sont adjugés au demandeur.

« Russel W. Zinn »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-668-15

INTITULÉ :

BALRAJ SHOAN c ATTORNEY GENERAL OF CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 juin 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ZINN

DATE DES MOTIFS :

LE 2 septembre 2016

COMPARUTIONS :

Craig Stehr

pour le demandeur

Gail Sinclair

Carolyn Tinsky

pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gowling WLG (Canada) LLP

Avocats

Ottawa, Ontario

pour le demandeur

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto, Ontario

pour le défendeur

 

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