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Date : 20161101


Dossier : IMM-1513-16

Référence : 2016 CF 1212

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 1er novembre 2016

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

HETTY SUTHERLAND

CORNEISHA SUTHERLAND

CORNEICE SUTHERLAND

MICHAEL SUTHERLAND

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               Les demandeurs, Mme Hetty Sutherland et ses trois enfants mineurs Corneisha, Corneice et Michael Sutherland, sont des citoyens de la Grenade et de Saint-Vincent-et-les Grenadines (Saint-Vincent). Mme Sutherland est mère de sept enfants, dont quatre vivent avec elle au Canada, y compris les trois demandeurs mineurs en l’espèce et son plus jeune enfant, Jaydon, qui est né au Canada et a un père canadien.

[2]               En 2009 et 2010, Mme Sutherland et ses enfants ont déposé des demandes d’asile au Canada. À l’appui de leur demande, Mme Sutherland a allégué avoir été victime de violence familiale et d’agression sexuelle de la part des deux pères de ses enfants nés à Saint-Vincent. La Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a rejeté les demandes d’asile et les demandes d’autorisation et de contrôle judiciaire des décisions défavorables de la SPR ont été rejetées par notre Cour. Ensuite, Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) a rendu des décisions défavorables quant aux examens des risques avant renvoi (ERAR) de Mme Sutherland et de ses enfants en octobre 2013 et en mai 2015, et la Cour a également rejeté le contrôle judiciaire du deuxième ERAR en janvier 2016.

[3]               En mai 2015, Mme Sutherland et ses enfants ont déposé une demande en vertu du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), en indiquant que leur situation personnelle justifiait l’octroi du statut de résident permanent pour des motifs d’ordre humanitaire. Mme Sutherland a fondé sa demande de résidence permanente sur plusieurs facteurs, y compris les difficultés auxquelles elle et ses enfants seraient confrontés en cas de retour à la Grenade ou à Saint-Vincent en raison de son état psychologique. En mars 2016, une agente d’immigration de CIC (l’agente) a rejeté leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. L’agente n’était pas convaincue que les conditions à la Grenade et à Saint-Vincent, l’établissement limité de Mme Sutherland et de ses enfants au Canada, l’intérêt supérieur des enfants de Mme Sutherland et son état de santé mentale étaient tels qu’une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire devait être accordée.

[4]               Mme Sutherland et ses enfants ont présenté à notre Cour une demande de contrôle judiciaire de la décision de l’agente. Ils soutiennent que la décision est déraisonnable parce que l’agente a commis une erreur dans son évaluation des rapports d’experts concernant la santé mentale de Mme Sutherland et dans son analyse de l’intérêt supérieur des enfants de Mme Sutherland. Ils demandent à notre Cour d’annuler la décision de l’agente et de demander à un autre agent d’immigration de réexaminer leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[5]               Je conviens que la décision de l’agente était déraisonnable puisqu’elle n’a pas analysé et évalué l’incidence qu’aurait le renvoi du Canada sur la santé mentale de Mme Sutherland. Cela suffit pour que la décision de la SAR tombe en dehors des issues possibles acceptables et pour que l’intervention de notre Cour soit justifiée. Par conséquent, je dois accueillir la présente demande de contrôle judiciaire et renvoyer l’affaire aux fins d’un nouvel examen.

[6]               Bien que Mme Sutherland et ses enfants aient présenté d’autres questions, le traitement par l’agente de l’expertise psychologique soumise en preuve concernant la santé mentale de Mme Sutherland est déterminant et c’est la seule question que je dois trancher dans le cadre de l’examen de la présente demande.

II.                Contexte

A.                Décision de l’agent

[7]               Dans sa décision, l’agente a retenu les « conditions défavorables » à la Grenade et à Saint-Vincent, l’« établissement », l’« intérêt supérieur des enfants » et d’« autres questions » liées à l’état de santé de Mme Sutherland comme facteurs à prendre en considération dans son analyse. L’agente a également réitéré qu’une décision favorable au regard d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est exceptionnelle et qu’il incombe aux demandeurs de prouver que leur situation personnelle est telle qu’elle justifie l’accueil de la demande. Les motifs de l’agente à l’appui de sa décision sont exhaustifs et détaillés.

[8]               Dans son analyse des « autres questions », l’agente a examiné deux rapports, l’un d’une psychothérapeute (Mme Riback) et l’autre d’un psychologue (le Dr Devins), tous deux indiquant que Mme Sutherland avait des problèmes de santé mentale résultant de la violence et des agressions sexuelles qu’elle avait subies à la Grenade et à Saint-Vincent. Le rapport de la psychothérapeute mentionnait que [traduction] « si Mme Sutherland restait au Canada, un plan de soins médicaux et thérapeutiques pourrait être mis en œuvre ». Bien que l’agente ait admis l’opinion clinique de Mme Riback, elle a fait remarquer qu’aucune preuve n’avait été fournie pour indiquer qu’un plan de soins médicaux ou thérapeutiques avait été mis en œuvre tel que recommandé. En ce qui concerne la preuve psychologique soumise par le Dr Devins, l’agente a noté que ce rapport confirmait le diagnostic de trouble dépressif majeur de gravité modérée et de troubles liés au stress d’une durée prolongée nécessitant un traitement de santé mentale. Le rapport de ce psychologue mentionnait en outre que [traduction] « si la permission de demeurer au Canada était refusée, l’état (de Mme Sutherland) se détériorerait ». Là encore, l’agente a admis l’opinion médicale du Dr Devins, mais elle a conclu que, comme pour le rapport de Mme Riback, aucune preuve n’avait été fournie pour démontrer que Mme Sutherland ne pourrait recevoir les soins médicaux ou thérapeutiques dont elle avait besoin à la Grenade ou à Saint-Vincent, si elle décidait de demander à bénéficier de tels soins.

[9]               L’agente a ensuite analysé l’état des soins de santé mentale à la Grenade et à Saint-Vincent et a déterminé que Mme Sutherland serait en mesure de recevoir un traitement pour son état psychologique dans ces deux pays si elle en avait besoin.

[10]           L’agente a conclu que le retour de Mme Sutherland et de ses enfants à la Grenade ou à Saint-Vincent était possible. L’agente a conclu que [traduction] « bien qu’il y ait inévitablement des difficultés liées à l’obligation de quitter le Canada, le fait que les demandeurs considèrent le Canada comme un lieu de résidence plus souhaitable que leur pays de retour n’est pas déterminant pour une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire ». L’agente a ajouté que le critère utilisé dans les demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire [traduction] « ne consiste pas à déterminer si les demandeurs apporteraient ou apportent vraiment une contribution positive à la collectivité canadienne » et qu’il « ne vise pas à éliminer toutes les difficultés » qu’une personne pourrait avoir. Par conséquent, la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaires a été rejetée.

B.                 La norme de contrôle

[11]           Il est bien établi que le but des demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire présentées en vertu de l’article 25 de la LIPR consiste à demander une exemption de l’application des lois canadiennes en matière d’immigration qui sont autrement appliquées de façon universelle (Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 3, au paragraphe 57; Paramanayagam c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1417, au paragraphe 12). Ce recours n’appartient pas aux catégories d’immigration normales, ou à ce qui est décrit comme « l’asile », par lesquelles les étrangers peuvent venir au Canada de façon permanente, et il n’est donc disponible que pour des cas exceptionnels.

[12]           Les décisions prises à l’égard des demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire en vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR sont hautement discrétionnaires et la norme de contrôle applicable à ces décisions est celle de la décision raisonnable (Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy], au paragraphe 44; Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration) c. Legault, 2002 CAF 125, au paragraphe 15). Plus précisément, l’analyse des opinions cliniques et des rapports psychologiques dans les demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire doit être examinée selon la norme de la décision raisonnable (Sitnikova v. Canada (Citizenship and Immigration), 2016 FC 464 [Sitnikova], aux paragraphes 17 et 37).

[13]           Cela signifie que la Cour devrait faire preuve de retenue, à moins que la décision de l’agent ne soit pas justifiable, transparente et intelligible dans le contexte du processus décisionnel. La décision de l’agent ne devrait pas être modifiée dès lors qu’elle « appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], au paragraphe 47). Lorsqu’elle effectue un examen selon la norme de la raisonnabilité de conclusions de fait, la Cour n’a pas pour mission d’apprécier de nouveau les éléments de preuve ou l’importance relative accordée par le décideur à tout facteur pertinent (Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 113, au paragraphe 99).

III.             Analyse : L’évaluation par l’agente des éléments de preuve concernant la santé mentale de Mme Sutherland était-elle déraisonnable?

[14]           Mme Sutherland soutient que l’agente a commis une erreur dans son évaluation des rapports d’experts au sujet de son état mental, car elle n’a pas correctement pris en considération les répercussions que son renvoi du Canada aurait sur sa santé mentale, comme l’exige la Cour suprême dans l’arrêt Kanthasamy.

[15]           Mme Sutherland allègue que la question dont était saisie l’agente n’était pas de savoir si elle avait demandé à recevoir des soins au Canada ou si elle pouvait en recevoir dans son pays d’origine, mais si son état mental se détériorait si elle était renvoyée à la Grenade ou à Saint-Vincent. Mme Sutherland plaide que les rapports de Mme Riback et du Dr Devins affirment que sa santé mentale s’aggraverait si elle avait été renvoyée et que l’agente, à tort, n’a pas tenu compte de ce facteur. Mme Sutherland se plaint du fait que si la question a été mentionnée, l’agente ne s’est pas intéressée à ces déclarations, et elle n’a pas non plus fourni sa propre analyse des conséquences d’un renvoi potentiel sur la santé mentale de Mme Sutherland.

[16]           Je suis d’accord avec Mme Sutherland, et je constate que le fait que l’agente n’a pas abordé adéquatement cette question suffit à rendre la décision déraisonnable. Les deux rapports psychologiques indiquaient expressément que Mme Sutherland avait besoin d’un traitement de santé mentale et ils ont signalé l’effet négatif que le renvoi aurait sur l’état de santé mentale de Mme Sutherland et sur ses enfants. Il s’agit d’une composante évidente de toute analyse des difficultés dans le cadre d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et l’agente l’a négligée.

[17]           Je reconnais que l’agente n’a pas commis d’erreur en concluant que Mme Sutherland n’avait pas cherché à bénéficier de soins au Canada et en déterminant que les soins dont elle avait besoin pourraient être offerts à la Grenade ou à Saint-Vincent. Cependant, cela ne suffisait pas. Lorsque des rapports psychologiques sont disponibles, indiquant que la santé mentale des demandeurs s’aggraverait s’ils devaient être renvoyés du Canada, un agent doit analyser les difficultés auxquelles les demandeurs seraient confrontés s’ils retournaient dans leur pays d’origine. Un agent ne peut pas limiter l’analyse à la question de savoir si des soins de santé mentale sont offerts dans le pays de renvoi (Kanthasamy, au paragraphe 48; Ashraf c. Canada (Citoyenneté et immigration), 2013 CF 1160, au paragraphe 5; Davis c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 97 [Davis], au paragraphe 19).

[18]           L’approche adoptée par l’agente en l’espèce contredit nettement les enseignements de la Cour suprême dans l’arrêt Kanthasamy. Il convient de reproduire les paragraphes 47 et 48 de cette décision. Ils sont libellés comme suit :

[47] On comprend mal que, après avoir fait droit au diagnostic psychologique, l’agente exige quand même de Jeyakannan Kanthasamy une preuve supplémentaire quant à savoir s’il a ou non cherché à obtenir des soins ou si de tels soins étaient même offerts, ou quant aux soins qui existaient ou non au Sri Lanka. Une fois reconnu qu’il souffre d’un trouble de stress post‑traumatique, d’un trouble d’adaptation et de dépression en raison de ce qu’il a vécu au Sri Lanka, exiger en sus la preuve de l’existence de soins au Canada ou au Sri Lanka met à mal le diagnostic et a l’effet discutable d’en faire un facteur conditionnel plutôt qu’important.

[48] De plus, en s’attachant uniquement à la possibilité que Jeyakannan Kanthasamy soit traité au Sri Lanka, l’agente passe sous silence les répercussions de son renvoi du Canada sur sa santé mentale.  Comme l’indiquent les Lignes directrices, les facteurs relatifs à la santé, de même que l’impossibilité d’obtenir des soins médicaux dans le pays d’origine, peuvent se révéler pertinents (Traitement des demandes au Canada, section 5.11). Par conséquent, le fait même que Jeyakannan Kanthasamy verrait, selon toute vraisemblance, sa santé mentale se détériorer s’il était renvoyé au Sri Lanka constitue une considération pertinente qui doit être retenue puis soupesée, peu importe la possibilité d’obtenir au Sri Lanka des soins susceptibles d’améliorer son état (Davis c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 97; Martinez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1295).  Rappelons que Jeyakannan Kanthasamy a été arrêté, détenu et battu par la police sri‑lankaise, ce qui lui a laissé des séquelles psychologiques.  Pourtant, malgré la preuve claire et non contredite de ce préjudice dans le rapport d’évaluation psychologique, lorsqu’elle applique le critère des « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » au facteur individuel de l’accessibilité de soins médicaux au Sri Lanka — et conclut que requérir de tels soins ne satisferait pas à ce critère —, l’agente minimise les problèmes de santé de Jeyakannan Kanthasamy.

(Non souligné dans l’original.)

[19]           Dans l’affaire Kanthasamy, il était question d’un jeune Tamoul du Sri Lanka qui souffrait de stress post-traumatique et de dépression à la suite des expériences qu’il avait vécues au Sri Lanka, pays où il avait été détenu et torturé. En évaluant la demande de M. Kanthasamy, une agente d’immigration avait accepté le diagnostic des médecins, mais avait néanmoins conclu que M. Kanthasamy n’avait fourni aucune preuve suffisante pour démontrer qu’il ne pourrait pas obtenir de soins médicaux au Sri Lanka. Toutefois, l’agente d’immigration n’a pas tenu compte de la preuve médicale indiquant que l’état de M. Kanthasamy se détériorait s’il était contraint de retourner au Sri Lanka, où il avait été maltraité. Comme l’a expressément indiqué la Cour suprême, le fait même que la santé mentale de M. Kanthasamy s’aggraverait vraisemblablement s’il était renvoyé au Sri Lanka constituait une considération pertinente qui devait être retenue puis soupesée, peu importe la possibilité d’obtenir des soins dans son pays d’origine. En outre, les lignes directrices administratives de CIC régissant le traitement des demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire prévoient que les facteurs relatifs à la santé, de même que l’impossibilité d’obtenir des soins médicaux dans le pays d’origine, peuvent se révéler pertinents pour une décision concernant une demande pour considération d’ordre humanitaire (Kanthasamy, au paragraphe 48).

[20]           En l’espèce, la preuve psychologique non contredite présentée à l’agente démontrait que, tout comme dans l’affaire Kanthasamy, le retour de Mme Sutherland à la Grenade ou à Saint-Vincent aggraverait ses problèmes de santé mentale et que son état de santé mentale empirerait si elle était renvoyée du Canada. Les rapports expliquaient expressément pourquoi l’état de Mme Sutherland se détériorerait si elle devait être renvoyée du Canada, et l’agente a admis les deux diagnostics médicaux. Dans de telles circonstances, il ne suffisait pas à l’agente de se pencher simplement sur la disponibilité des soins de santé mentale à la Grenade ou à Saint-Vincent. L’agente devait prendre expressément en considération « les répercussions de son renvoi du Canada sur sa santé mentale » (Kanthasamy, au paragraphe 48).

[21]           L’avocat du ministre a habilement essayé de faire valoir que cette affaire se distinguait par le fait que, contrairement à l’agente dans l’affaire Kanthasamy, l’agente en l’espèce n’avait pas « accepté » le diagnostic psychologique de Mme Sutherland. L’agente a plutôt indiqué qu’elle [traduction] « admettait l’avis médical du Dr Devins » au sujet des problèmes de santé mentale de Mme Sutherland. Elle a également déclaré, après avoir examiné le rapport de Mme Riback, qu’elle [traduction] « admettait cet avis clinique ». Interrogé sur ce point, l’avocat du ministre a soutenu lors de l’audience devant notre Cour qu’il y avait une différence entre accepter un diagnostic et simplement l’admettre. Je ne suis pas de cet avis.

[22]           Je conclus plutôt qu’« admettre » et « accepter » un rapport d’expert ont le même sens dans le contexte actuel, et que cette affaire déclenche sans aucun doute l’application de l’arrêt Kanthasamy. Dans le dictionnaire Oxford English Dictionary, 2e édition, le verbe « admettre » est notamment défini comme suit [traduction] : « avoir connaissance de; avouer, reconnaître ou admettre comme vrai », et « considérer comme étant authentique, ou de force légale ou valide; reconnaître, souligner, ou accepter, sous une forme juridique (un acte, un document, etc.) pour lui donner validité ». Dans le dictionnaire Oxford’s Compact Thesaurus, les synonymes suivants ont été fournis pour le verbe « admettre » dans le contexte de l’exemple [traduction] « le gouvernement a admis la nécessité d’entamer des pourparlers » : admettre, accepter, accorder, permettre, concéder, confesser, reconnaître.

[23]           Par conséquent, je ne vois pas en quoi le fait « d’admettre » un avis médical ou clinique, comme l’a fait l’agente en l’espèce, peut être sensiblement différent du fait de « l’accepter » et ne pas être aussi favorable à une telle opinion. Il ne s’agit pas d’une situation où l’agente a critiqué ou n’a pas accepté les rapports psychologiques et les diagnostics qui lui ont été présentés. Le raisonnement de la Cour suprême dans l’arrêt Kanthasamy doit donc s’appliquer.

[24]           Évidemment, un agent d’immigration n’a pas à être d’accord avec les rapports psychologiques soumis avec une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et il peut décider de leur accorder peu de poids, tant que l’agent fournit des explications claires et bien fondées. Par exemple, dans la décision Sitnikova, décision postérieure à Kanthasamy, la Cour a conclu que cette affaire était distincte, l’agente n’ayant pas semblé avoir accepté le diagnostic psychologique (Sitnikova, aux paragraphes 35 à 37). Or, ce n’est clairement pas le cas en l’espèce.

[25]           Il est également vrai que la décision Kanthasamy concernait un enfant mineur. Cependant, je suis d’avis que ses prescriptions sur le traitement des questions de santé dans les demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire s’étendent également aux situations où le demandeur n’est pas un enfant, mais un adulte. En effet, dans des décisions récentes, notre Cour a appliqué l’arrêt Kanthasamy sans faire de distinction fondée sur l’âge du demandeur (Sitnikova, au paragraphe 1, Tabatadze c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 24, au paragraphe 10). En effet, dans l’arrêt Kanthasamy, dans le volet de la décision portant sur les problèmes de santé mentale et l’évaluation des rapports psychologiques, la Cour suprême a invoqué des décisions antérieures de notre Cour touchant des demandeurs adultes, notamment Davis et Lara Martinez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1295.

[26]           L’avocat du ministre a également fait un effort courageux pour trouver dans la décision de l’agente un passage qui suggérait que l’effet du renvoi de Mme Sutherland avait été pris en considération de façon indirecte par l’agente dans sa « conclusion », même si les mots « santé mentale » et « état mental » n’apparaissent nulle part dans cette section. Dans ces conclusions, où elle a résumé son examen des divers facteurs d’ordre humanitaire en jeu, l’agente a souligné que son exercice du pouvoir discrétionnaire pour des motifs d’ordre humanitaire [traduction] « devait être différent ce qui est inhérent au renvoi après qu’une personne a été établie un certain temps ». [Non souligné dans l’original.] L’avocat du ministre me demande de voir dans ce passage une expression de l’examen et de l’évaluation par l’agente de la répercussion du renvoi de Mme Sutherland sur ses problèmes de santé mentale.

[27]           Je ne partage pas l’interprétation du ministre et je n’accepte pas l’invitation de l’avocat à adopter une telle lecture créative de la décision de l’agente. Je ne parviens pas à trouver ne serait-ce qu’un lien distant avec la santé mentale de Mme Sutherland dans cette déclaration de l’agente. En effet, dans la phrase qui suit, l’agente souligne que le fait qu’une personne [traduction] « laisse derrière elle des amis, peut-être sa famille, son emploi ou sa résidence ne suffit pas nécessairement à justifier l’exercice du pouvoir discrétionnaire ». À mon avis, il s’agit là de quelque chose qui est « inhérent au renvoi » et auquel l’agente voulait se référer dans la phrase choisie par le ministre. Le passage choisi par le ministre ne fait clairement pas état des problèmes de santé mentale de Mme Sutherland.

[28]           En fait, il n’y a aucune mention dans la section « Conclusion » de la décision de l’agente, directement ou indirectement, de l’état de santé mentale de Mme Sutherland.

[29]           Enfin, je ne souscris pas à la suggestion du ministre selon laquelle l’erreur de l’agente ne modifie qu’un seul aspect des nombreux facteurs qu’elle a pondérés dans son appréciation des motifs d’ordre humanitaire et selon laquelle, en considérant la décision dans son ensemble, ce seul facteur ne changerait pas le résultat final.

[30]           Il est vrai que, conformément au paragraphe 18.1(3) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, notre Cour exerce un pouvoir discrétionnaire sur les demandes de contrôle judiciaire telles que celle-ci et « peut » « a) ordonner à l’office fédéral en cause d’accomplir tout acte qu’il a illégalement omis ou refusé d’accomplir ou dont il a retardé l’exécution de manière déraisonnable; déclarer nul ou illégal, ou annuler, ou infirmer et renvoyer pour jugement conformément aux instructions qu’elle estime appropriées, ou prohiber ou encore restreindre toute décision, ordonnance, procédure ou tout autre acte de l’office fédéral ».

[31]           La Cour suprême a déclaré dans l’arrêt Mines Alerte Canada c. Canada (Pêches et Océans), 2010 CSC 2 [Mines Alerte] que « le fait qu’un appelant ait droit à une réparation ne change rien au fait que le tribunal peut exercer son pouvoir discrétionnaire de ne pas accorder une telle réparation, ou du moins de ne pas accorder la totalité de la réparation demandée », dans le cas où l’erreur n’aurait rien changé au résultat (Mines Alerte, au paragraphe 52). Même lorsqu’une erreur importante est constatée, lorsque celle-ci n’aurait pu faire aucune différence dans la décision, la Cour peut décider de refuser de l’annuler (Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration) c. Patel, 2002 CAF 55, au paragraphe 13). Toutefois, le pouvoir discrétionnaire de la Cour doit être « exercé avec la plus grande diligence » et les « considérations relatives à la prépondérance des inconvénients » doivent être prises en compte dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire (Mines Alerte, au paragraphe 52).

[32]           Je ne pense pas qu’il s’agisse d’une situation dans laquelle je devrais exercer mon pouvoir discrétionnaire pour refuser de renvoyer l’affaire à un autre agent pour nouvel examen. En l’espèce, l’agente a analysé divers facteurs dans la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire de Mme Sutherland, à savoir les conditions défavorables à la Grenade et à Saint-Vincent, son établissement, l’intérêt supérieur de ses enfants et sa santé mentale. Une erreur a été commise à l’égard de l’un de ces quatre facteurs, à savoir l’analyse de la santé mentale de Mme Sutherland, et je constate que, dans la pondération des facteurs dans sa « Conclusion », l’agente a complètement passé sous silence les répercussions de cet élément.

[33]           Il m’est donc impossible de déterminer si, lorsque les répercussions du renvoi sur la santé mentale de Mme Sutherland seront dûment examinées par CIC, l’exercice de pondération et l’examen donneront lieu à une conclusion différente sur la demande pour motifs d’ordre humanitaire présentée par Mme Sutherland et ses enfants. Je suis conscient qu’en renvoyant l’affaire à CIC, le résultat sera peut-être le même après qu’un nouvel examen aura été effectué à la lumière de ma décision. Cependant, il s’agit d’un examen que CIC, et non notre Cour, doit effectuer, et auquel Mme Sutherland et ses enfants ont droit dans le traitement de leur demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Il est possible qu’en étant éclairé par les motifs de l’erreur commise par l’agente et par l’évaluation qui aurait dû être effectuée relativement aux difficultés pour Mme Sutherland et ses enfants, un autre agent d’immigration puisse néanmoins en venir à une conclusion similaire. Toutefois, cet autre agent pourrait aussi parvenir à une autre conclusion. Je ne saurais affirmer que le dossier va tellement à l’encontre de l’accueil de la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par Mme Sutherland qu’il ne servirait à rien de renvoyer l’affaire devant CIC (Lemus c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CFA 114, au paragraphe 38).

IV.             Conclusion

[34]           L’agente a écarté à tort la preuve psychologique présentée par Mme Sutherland et elle n’a pas examiné la question conformément à la décision Kanthasamy. Par conséquent, la conclusion de l’agente représentait une issue pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Par conséquent, je dois accueillir la présente demande de contrôle judiciaire et demander à un autre agent de réexaminer la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par Mme Sutherland et ses enfants.

[35]           Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale aux fins de certification. Je conviens qu’il n’y a pas de question de cette nature.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.      La demande de contrôle judiciaire est accueillie, sans dépens.

2.      La décision rendue le 22 mars 2016 par l’agente d’immigration L. Zucarelli est annulée.

3.      L’affaire est renvoyée à Citoyenneté et Immigration Canada pour un nouvel examen par un autre agent d’immigration.

4.      Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Denis Gascon »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1513-16

INTITULÉ :

HETTY SUTHERLAND, CORNEISHA SUTHERLAND, CORNEICE SUTHERLAND ET MICHAEL SUTHERLAND c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 27 octobre 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

DATE DES MOTIFS :

Le 1er novembre 2016

COMPARUTIONS :

Ryan Hardy

Pour les demandeurs

Kevin Doyle

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Flemingdon Community Legal Services

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour les demandeurs

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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