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Date : 20161108


Dossier : IMM-1823-16

Référence : 2016 CF 1242

Ottawa (Ontario), le 8 novembre 2016

En présence de monsieur le juge Martineau

ENTRE :

MARIE SANDRA CADET

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La demanderesse d’origine haïtienne est âgée de 47 ans et mère monoparentale de trois adolescents qui sont demeurés en Haïti.

[2]               Le 20 mai 2015, la demanderesse a présenté une demande de résidence permanente au Canada pour des considérations d’ordre humanitaire [demande de CH] en vertu du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [Loi] sous trois chefs : (1) le degré élevé de son établissement au Canada; (2) les risques et conditions défavorables en Haïti; et (3) l’intérêt supérieur de ses enfants. Le 13 avril 2016, une agente d’immigration principale [l’agente] a rejeté sa demande de CH, d’où la présente demande de contrôle judiciaire.

[3]               Rappelons d’abord que, munie d’un visa de résidence temporaire, la demanderesse est arrivée au Canada le 21 mai 2014. Le mois suivant elle a présenté une demande d’asile, alléguant que si elle devait retourner en Haïti, elle serait victime de discrimination en raison de son sexe et elle risquerait de faire l’objet d’extorsion. En août 2014, la Section de la protection des réfugiés [SPR] a déterminé que la demanderesse avait une possibilité de refuge interne en Haïti et que sa situation personnelle n’était pas comparable à celle des femmes vulnérables vivant en Haïti, qui se retrouvent, en raison de circonstances spécifiques qui leur sont propres, à risque d’être persécutées en raison de leur sexe. En avril 2015, la Section d’appel des réfugiés [SAR] a confirmé la décision de la SPR, notant au passage que la demanderesse était volontairement retournée en Haïti après des voyages antérieurs au Canada – démontrant par ce comportement qu’elle n’avait pas de crainte objective de persécution pour le motif de son appartenance au groupe social particulier des femmes. Cette dernière décision n’a pas été contestée devant la Cour fédérale.

[4]               De façon préliminaire, le défendeur s’oppose à la production au dossier de la Cour de documents postérieurs à la décision sous étude ou de preuves nouvelles qui n’ont pas été considérées par l’agente. L’objection du défendeur est accueillie. Les documents postérieurs à la décision et les preuves additionnelles invoquées par la demanderesse dans son affidavit ne rentrent pas dans l’une des exceptions reconnues par la jurisprudence, soit un affidavit : (1) contenant des informations générales susceptibles d’aider la Cour à comprendre les questions qui se rapportent au contrôle judiciaire; (2) soulevant des vices de procédure qu’on ne peut déceler dans le dossier certifié; et/ou (3) démontrant l’absence totale de preuve dont disposait l’instance lorsqu’elle a tiré une conclusion déterminée (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, [2012] ACF no 93 au para 20).

[5]               Lorsque des questions d’équité procédurale sont soulevées, la norme de la décision correcte s’applique (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 699 (CSC), [1999] 2 RCS 817 au para 20 [Baker]). Autrement, dans la mesure où la décision contestée appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, la Cour n’interviendra pas (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [2008] SCJ no 9 au para 47). En effet, il n’appartient pas à la Cour de réévaluer le poids qui doit être accordé à la preuve, mais bien de s’assurer que tous les éléments pertinents ont été pris en considération par le décideur administratif (Baker aux paras 54-56, 68, 73‑75; Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 RCS 3 aux paras 34 à 38; Mpula c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2007 CF 456, [2007] ACF n618 au para 26 [Mpula]).

[6]               La présente demande doit être rejetée.

[7]               Premièrement, la demanderesse ne m’a pas convaincu que l’agente a manqué à un principe d’équité procédurale en ne vérifiant pas auprès de son employeur actuel au Canada si elle occupait un emploi permanent ou temporaire. L’agente n’a pas non plus commis d’erreur révisable en lui accordant « le bénéfice du doute à l’effet qu’elle occupe toujours cet emploi ». Dans son mémoire écrit, la demanderesse prétend que l’agente a autrement violé l’équité procédurale en n’accordant pas suffisamment de poids à ses circonstances personnelles, tandis qu’à l’audience, son avocate a prétendu que l’agente n’avait pas un esprit ouvert. En l’espèce, les propos ou remarques que l’on retrouve dans la décision contestée ne soulèvent aucune crainte raisonnable de partialité. Le fait que l’agente ne soit pas arrivée à la conclusion souhaitée par la demanderesse ne signifie pas pour autant qu’il y ait eu un manquement à l’équité procédurale.

[8]               Deuxièmement, la décision contestée est claire et transparente. Les motifs qui sous-tendent le refus d’accorder une dispense pour les motifs humanitaires sont clairement articulés; ils ne sont pas non plus irrationnels ou arbitraires. L’approche générale de l’agente n’est pas sujette à critique comme le prétend la demanderesse. Au contraire, l’agente débute sa décision en rappelant qu’une des pierres angulaires de la Loi et de son règlement d’application est, qu’avant leur arrivée au Canada, les personnes qui souhaitent y résider en permanence, doivent présenter une demande à l’extérieur des frontières du Canada, en plus d’être éligible aux différentes conditions de la Loi. Il s’agit, en effet, de la règle générale à laquelle une exception s’applique pour les gens capables d’établir l’existence de motifs d’ordre humanitaire. C’est dans ce contexte que l’agente a étudié la situation personnelle de la demanderesse, et ce, à la lumière notamment des enseignements récents la Cour suprême du Canada dans l’affaire Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] SCJ no 61. Je n’y vois là aucun motif d’intervention.

[9]               Troisièmement, la demanderesse prétend que l’agente a erré en se concentrant uniquement sur la durée de son séjour au Canada et ce, en faisant fi de tous les éléments subjectifs de son établissement. Ce reproche est injustifié en l’espèce. L’agente a effectivement considéré les facteurs positifs, qu’il s’agisse de l’intégration de la demanderesse au marché du travail, des bonnes références de ses supérieurs, des lettres d’appui écrites par ses pairs témoignant de son implication au sein de sa communauté, et enfin, de son bon dossier civil, exempt de toute accusation ou intervention policière. Il n’empêche qu’après un séjour d’un peu moins de deux ans, l’agent pouvait raisonnablement se demander si cela était suffisant dans les circonstances. La jurisprudence et la Loi n’établissent pas à priori de règles précises à ce sujet. Je ne crois pas qu’il soit déraisonnable de conclure qu’un séjour d’un peu moins de deux ans au Canada, ne rencontre pas la notion pour le moins vague d’« établissement » au sens de la jurisprudence – d’autant plus que la durée du séjour au Canada ne suffit pas en soi, pour justifier la dispense pour considérations d’ordre humanitaire (Mpula aux paras 30 et 31).

[10]           Quatrièmement, s’agissant de l’analyse faite par l’agente au sujet des conditions défavorables en Haïti, la demanderesse soutient que cette dernière n’a pas donné assez d’importance aux différents fléaux qui frappent le pays, notamment le manque d’indépendance du système judiciaire, le choléra, la crise économique et alimentaire sévère, la situation sanitaire épidémique et enfin la discrimination et la violence faites aux femmes. Une fois encore, je dois rejeter les prétentions de la demanderesse. L’agente a effectivement examiné les conditions défavorables prévalant à l’époque en Haïti, et ce, à la lumière de la preuve documentaire et de la situation personnelle de la demanderesse. L’agente a conclu que les différents problèmes qui découlent de l’instabilité générale du pays affectent indistinctement la majorité de la population et ne sont pas personnels à la demanderesse. De plus, la preuve au dossier ne démontrait pas de façon satisfaisante que la demanderesse ou les membres de sa famille étaient affectés par les conditions sanitaires déplorables du pays ou étaient propices à développer différentes maladies comme le choléra. Étant donné son parcours professionnel varié et ses études postsecondaires, la demanderesse n’a pas démontré qu’elle ne serait plus en mesure de retourner vivre au même endroit, ni qu’elle ne pourrait réintégrer le marché du travail. Même en tenant compte de la situation des femmes – qui est peu reluisante en Haïti – l’agente pouvait raisonnablement conclure que la preuve au dossier était insuffisante pour justifier une dispense en se fondant sur ce dernier motif d’ordre humanitaire.

[11]           Cinquièmement, concernant le meilleur intérêt des enfants, la demanderesse soumet que l’agente n’a pas accordé suffisamment de poids aux valeurs du système d’immigration, ainsi qu’aux principes de la Convention relative aux droits de l’enfant, tandis que la décision contestée porte irrémédiablement préjudice à son projet de réunification familial, puisque son ainé vient d’avoir 18 ans et qu’il lui sera dorénavant impossible de le parrainer. Cette prétention m’apparaît non fondée. Il n’existe pas à priori de formule magique qu’un agent doit utiliser pour évaluer l’intérêt supérieur des enfants (Hawthorne c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2002 CAF 475, [2003] 2 RCF 555 au para 7). L’agent examinera le degré probable de préjudice qui serait causé aux enfants par le renvoi de leurs parents et le bénéfice qu'ils pourront tirer si leurs parents restent au Canada. Mais encore faut-il que la preuve soumise au niveau de la demande de CH permette de faire ces déterminations (Kisana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2009 ACF 189, [2009] FCJ no 713 aux paras 34-35). En l’espèce, les enfants de la demanderesse sont demeurés en Haïti. L’agente a d’ailleurs noté la faiblesse de la preuve soumise par la demanderesse sur la situation actuelle de ses enfants, leur dépendance envers elle, les transferts de fonds, de même que le manque flagrant d’explications concernant la personne qui en a la garde en Haïti (ou même le rôle et le soutien du père qui est comptable de profession et demeure apparemment aux États-Unis). L’agente a conclu que bien qu’elle était réceptive, attentive et sensible à l’intérêt supérieur des trois fils de la demanderesse, et que ce facteur demeurait un élément important auquel elle apportait un certain poids, cela n’était pas en soi suffisant pour accorder la dispense demandée. Cette conclusion m’apparaît également raisonnable. Malgré la situation générale d’Haïti, la preuve au dossier ne permettait pas à l’agente de voir que la situation des enfants s’était particulièrement fragilisée au moment du départ de la demanderesse ni que leur bien-être serait compromis dans l’éventualité de son retour.

[12]           Pour résumer, l’agente n’a commis aucune erreur révisable. L’agente pouvait raisonnablement conclure que la demanderesse n’avait pas produit suffisamment d’éléments de preuve démontrant que sa situation personnelle répond aux critères humanitaires de la Loi afin de lui permettre de faire exception à la règle générale. Il ne fait aucun doute qu’il sera difficile pour la demanderesse de quitter le Canada et de retourner en Haïti – surtout que s’ajoutent maintenant les effets dévastateurs de l’ouragan Matthew et les risques accrus de contracter le choléra. S’agissant d’exécuter la mesure de renvoi qui est aujourd’hui exécutoire, il reviendra, le cas échéant, à un agent d’exécution de la Loi de déterminer si, à la lumière des nouveaux événements survenus en Haïti après la décision sous étude, une suspension temporaire du renvoi devrait être accordée à la demanderesse. Au demeurant, la décision négative de l’agente d’accorder une dispense humanitaire ne prive pas la demanderesse de son droit de présenter une demande d’établissement de l’extérieur du Canada, conformément à l’exigence habituelle prévue dans la législation canadienne en matière d’immigration.

[13]           La demande de contrôle judiciaire de la demanderesse est rejetée. Aucune question d’importance générale ne se soulève en l’espèce.


JUGEMENT

LA COUR ADJUGE ET ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée. Aucune question n’est certifiée.

« Luc Martineau »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1823-16

 

INTITULÉ :

MARIE SANDRA CADET c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 31 octobre 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DES MOTIFS :

LE 8 novembre 2016

 

COMPARUTIONS :

Me Susan Ramirez

 

Pour la demanderesse

Me Thi My Dung Tran

 

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Susan Ramirez

Montréal (Québec)

 

Pour la demanderesse

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

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