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Date : 20161021


Dossier : IMM-1757-16

Référence : 2016 CF 1175

Ottawa (Ontario), le 21 octobre 2016

En présence de monsieur le juge Shore

ENTRE :

ALY TOURE

partie demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

partie défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Au préalable

Quand un récit dans son ensemble manque une logique inhérente et ne possède aucune harmonie en soi, le démorcèlement du nœud de l’histoire même, mène vers une conclusion du manque de crédibilité; et, l’espoir de rassemblage du récit devient qu’une illusion du demandeur accompagnée par une cacophonie des refrains prononcés par le demandeur lui-même.

(Villanueva c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 52 au para 1)

II.                Nature de l’affaire

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], à l’encontre de la décision d’une commissaire de la Section d’appel des réfugiés [SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. Le 4 avril 2016, la SAR a rejeté l’appel du demandeur, confirmant la décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] selon laquelle le demandeur n’aurait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger selon les articles 96 et 97 de la LIPR.

III.             Faits

[2]               Le demandeur, âgé de 30 ans, est citoyen de la Guinée. Il est d’origine ethnique malinkée. Après avoir fui la Guinée pour la Côte d’Ivoire, il s’est rendu au Canada le 11 février 2015 et a demandé l’asile le 4 mars 2015. L’épouse du demandeur et leurs enfants ne l’accompagnent pas, ils sont demeurés à Abidjan, en Côte d’Ivoire.

[3]               Le demandeur est originaire du village de Zogota, dans la préfecture de Nzérékoré, et a fait ses études dans la capitale guinéenne de Conakry. Il est par la suite retourné s’établir dans son village natal, où il pratiquait le commerce du riz et de l’huile de palme de 2010 à 2012.

[4]               Le demandeur a rencontré son épouse dans la région de Nzérékoré et s’est marié en 2009. De cette union sont nées trois filles en 2008, 2012 et 2014. Le frère aîné du demandeur est décédé. Pour cette raison, son épouse et lui ont adopté son fils, né en 2008. Les parents du demandeur sont également décédés. Le demandeur a une sœur établie au Nigéria et deux frères en Sierra Leone.

[5]               Au moment des incidents allégués, dans le village de Zogota situé en Guinée forestière, la société minière brésilienne Vale faisait de la prospection et exploitait une colline. La présence de cette société minière causait des tensions au sein de la population, notamment chez les autochtones de Zogota qui réclamaient des emplois et de meilleures infrastructures. Dans la nuit du 31 juillet 2012, des manifestations violentes menées par la population autochtone se sont conclues par le saccage des installations minières et par des attaques dirigées vers les villageois de Zogota. Dans la nuit du 3 août 2012, les forces de sécurité guinéennes sont intervenues et ont riposté par le massacre de la population autochtone, qui s’est soldé par la mort violente de cinq personnes. Le 7 août 2012, devant le tollé général et l’intervention du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme ainsi que d’ONG, le gouvernement guinéen a officiellement ouvert une enquête sur ces événements.

[6]               Selon son récit, le 31 juillet 2012, le demandeur aurait été témoin de ce qu’il qualifie de massacre, perpétré par des membres de la communauté autochtone de Zogota. Le 1er août 2012, il aurait collaboré avec les forces de l’ordre et dénoncé les instigateurs de ces émeutes. Par la suite, le demandeur aurait été victime de représailles : dans la nuit du 3 au 4 août 2012, des gens armés auraient forcé sa demeure dans l’intention de les tuer, lui et sa famille. Avec sa famille, il aurait fui à Conakry pour échapper aux menaces persistantes qu’il recevait, en vain. Toujours pourchassé par les leaders autochtones voulant se venger de sa dénonciation, il serait déménagé chez sa belle-famille à Abidjan en 2014, puis serait retourné brièvement en Guinée. Tant les autorités guinéennes qu’ivoiriennes auraient échoué à sa protection.

[7]               Le 11 février 2015, le demandeur aurait quitté la Côte d’Ivoire pour le Maroc et se serait rendu au Canada avec de faux documents. Il a présenté une demande d’asile le 4 mars 2015. Cette demande a été entendue par la SPR le 4 mai 2015 et rejetée le 13 mai 2015.

IV.             Décisions

A.                Décision de la SPR du 13 mai 2015

[8]               La demande d’asile du demandeur a été rejetée par la SPR pour manque de crédibilité. Le demandeur a rendu un témoignage évasif et n’a pu fournir qu’un récit cousu de généralités devant la SPR, qui ne l’a pas cru. La SPR a déduit qu’il n’avait pas été témoin, comme il le prétendait, des événements du 31 juillet 2012. Elle a conclu que le demandeur ne s’était pas déchargé de son fardeau d’établir la possibilité sérieuse d’être persécuté s’il retournait en Guinée, ni qu’il serait probablement exposé à la torture, à un risque pour sa vie ou à des peines et traitements cruels. Par conséquent, la SPR a conclu que le demandeur ne remplissait pas les critères des articles 96 et 97 de la LIPR.

B.                 Décision de la SAR du 4 avril 2016

[9]               La décision devant notre Cour est celle de la SAR, rejetant l’appel du demandeur, confirmant la décision de la SPR et concluant qu’il n’a pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger en vertu des articles 96 et 97 de la LIPR.

[10]           La SAR a accepté de nouveaux éléments de preuve établissant que le demandeur résidait vraisemblablement à Zogota au moment des événements au cœur de sa demande d’asile, estimant néanmoins que ce fait était secondaire dans l’évaluation de sa crédibilité et ne changeait pas l’issue de sa demande. Elle a rejeté certains autres nouveaux éléments de preuve, au motif qu’ils n’étaient pas pertinents quant à l’issue de l’appel.

[11]           La SAR a tenu compte des erreurs de la SPR quant aux faits à la base du récit du demandeur : la SPR a confondu les incidents et les protagonistes des affrontements des 31 juillet et 3 août 2012. La SAR a tout de même conclu que ces erreurs n’étaient pas fatales à la décision rendue, puisqu’elles ne touchaient pas le fondement de la demande d’asile, c’est-à-dire ce dont le demandeur a été témoin le 31 juillet 2012, ce qu’il a dénoncé aux autorités policières le lendemain et les menaces dont il a fait l’objet par la suite.

[12]           Selon la SAR, l’essence de la décision de la SPR reposait sur le manque de crédibilité du demandeur en raison de son témoignage vague, évasif et général. Après étude du dossier et écoute de l’enregistrement de l’audience, la SAR a constaté que le demandeur ne répondait pas aux questions, qu’il n’avait pas été en mesure de décrire ce qu’il avait vu le 31 juillet 2012, d’expliquer comment ses dénonciations aux forces de l’ordre auraient pu entraîner des représailles de la part de la communauté autochtone, puis pourquoi il aurait été pourchassé et menacé jusqu’à Conakry et Abidjan. La SAR a donc conclu qu’il n’avait pas réussi à établir le fondement des allégations de sa crainte.

[13]           Par conséquent, la SAR a rejeté l’appel du demandeur et a maintenu la décision de la SPR, qui n’avait pas erré et avait rendu la bonne décision.

V.                Questions en litige

[14]           Les questions litigieuses soulevées dans la présente cause sont les suivantes :

1)      La SAR a-t-elle erré en refusant certains nouveaux éléments de preuve?

2)      La SAR a-t-elle erré dans son appréciation de la crédibilité du demandeur?

[15]           La première question en litige, portant sur l’interprétation faite par la SAR des dispositions de la LIPR quant à l’admissibilité de nouveaux éléments de preuve, est soumise à la norme de la décision raisonnable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2016 CAF 96 [Singh]).

[16]           La seconde question en litige en est une de fait, également soumise à la norme de la décision raisonnable. Comme l’a rappelé le soussigné dans la décision Cortes c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1325, la Cour doit faire preuve d’une grande déférence au moment de déterminer le caractère raisonnable des conclusions de la SAR quant à la crédibilité (Ling Du c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1094 au para 55; Elhassan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1247). Seules les conclusions imprécises, floues et non motivées justifieront l’intervention de la Cour (Rahal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 319 au para 46).

VI.             Dispositions pertinentes

[17]           La question de l’admissibilité de la preuve devant la SAR est régie par le paragraphe 110(4) de la LIPR.

Éléments de preuve admissibles

Evidence that may be presented

110 (4) Dans le cadre de l’appel, la personne en cause ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet de sa demande ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’elle n’aurait pas normalement présentés, dans les circonstances, au moment du rejet.

110 (4) On appeal, the person who is the subject of the appeal may present only evidence that arose after the rejection of their claim or that was not reasonably available, or that the person could not reasonably have been expected in the circumstances to have presented, at the time of the rejection.

VII.          Observations des parties

A.                Observations du demandeur

[18]           De l’avis du demandeur, la SAR a erré en rejetant certains des nouveaux éléments de preuve, jugés inadmissibles parce qu’ils n’auraient pas de pertinence quant à l’issue de l’appel. Dans son mémoire, le demandeur ne précise toutefois pas quels éléments de la nouvelle preuve ont été erronément exclus ni n’explique comment ceux-ci sont pertinents pour l’issue de l’appel. Le demandeur se contente d’affirmer que la nouvelle preuve appuie sa crédibilité et a pour effet d’annuler les conclusions de la SPR.

[19]           Quant à l’appréciation de sa crédibilité par la SAR, le demandeur estime que la décision est basée sur des conclusions de fait déraisonnables. Son récit serait logique. Il résidait à Zogota et a été témoin des émeutes du 31 juillet 2012. Il était connu au village et appartenait à l’ethnie malinkée. La dénonciation faite aux forces de l’ordre l’a rendu, aux yeux des leaders autochtones, responsable des représailles qui ont suivi son témoignage quelques jours plus tard. C’est ce qui explique qu’il soit encore persécuté. Selon le demandeur, son récit ne serait pas vague, comme on le lui reproche. Au contraire, l’identité des policiers à qui il a rapporté les incidents est secondaire à son récit, tout comme l’est celle des autochtones qu’il aurait dénoncés.

B.                 Observations du défendeur

[20]           Le défendeur estime que la décision de la SAR de rejeter les nouveaux éléments de preuve du demandeur est conforme au paragraphe 110(4) de la LIPR ainsi qu’aux enseignements de la Cour d’appel fédérale dans Singh, ci-dessus. Il souligne que le demandeur n’a pas convaincu la SAR qu’il n’avait pas pu déposer en preuve le rapport d’Avocat sans Frontières (pièce P-8) devant la SPR, alors que ce document a été publié le 4 août 2012. Par ailleurs, les informations qu’il contenait n’étaient pas de nature à modifier l’appréciation globale de la SAR de la décision de la SPR. Ensuite, les deux certificats (pièces P-9 et P-10) n’ont pas été acceptés puisqu’ils n’étaient tout simplement pas pertinents.

[21]           Le défendeur soutient en outre que la décision de la SAR confirmant celle de la SPR est raisonnable, en ce que le demandeur n’a pas offert un récit crédible. Bien qu’elle ait relevé les erreurs de la SPR, la SAR a conclu qu’elles n’étaient pas déterminantes, ni de nature à vicier la décision de la SPR. Dans son analyse indépendante de la preuve présentée, la SAR s’est rangée à la décision de la SPR en raison du témoignage hésitant et général du demandeur, de sa difficulté à répondre aux questions, de son incapacité à détailler ce dont il aurait été témoin et de l’absence de documents pour corroborer ses dires. Il était raisonnable que la SAR conclue que le demandeur n’était pas crédible et qu’elle rejette l’appel.

VIII.       Analyse

[22]           La Cour a pris connaissance du dossier, y compris l’enregistrement de l’audition tenue devant la SPR le 4 mai 2015.

A.                Admissibilité de nouveaux éléments de preuve

[23]           Le paragraphe 110(4) a fait l’objet de la récente décision Singh, ci-dessus, de la Cour d’appel fédérale, qui nuance la portée de la décision Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385 en matière de preuve nouvelle :

[…] Dans le contexte d’un ERAR, l’exigence que la nouvelle preuve soit d’une telle importance qu’elle aurait permis de conclure différemment de la SPR peut s’expliquer dans la mesure où l’agent d’ERAR doit faire preuve de déférence eu égard à la décision négative rendue par la SPR et ne peut y déroger que sur la base d’une situation différente ou d’un risque nouveau. La SAR, en revanche, a un mandat beaucoup plus étendu et peut intervenir pour corriger toute erreur de fait, de droit ou mixte. Par conséquent, il se peut que la preuve nouvelle ne soit pas déterminante en soi, mais puisse influer sur l’appréciation globale que fera la SAR de la décision rendue par la SPR. [La Cour souligne.]

(Singh, ci-dessus, au para 47)

[24]           En l’espèce, la Cour est d’avis que la SAR a raisonnablement décidé de ne pas admettre les trois nouveaux éléments de preuve soumis par le demandeur. Il était raisonnable que la SAR n’admette pas en preuve un rapport conjoint d’Avocat sans Frontières datant du 4 août 2012. Le demandeur n’a pas démontré que ce rapport lui était inaccessible en temps utile. De surcroît, l’admission en preuve de ce rapport n’aurait été d’aucune utilité pour le demandeur; il ne contient pas d’informations susceptibles d’éclairer davantage la SAR sur ce dont le demandeur aurait été témoin. À l’audience, par plaidoirie, malgré les précisions qui ont été soumises, le récit du demandeur n’est pas plus éclairé à l’égard du péril personnel qu’il craint.

[25]           Les deux autres pièces soumises n’étaient pas pertinentes, car elles ne portaient pas sur les faits à la base de la demande d’asile.

B.                 Crédibilité

[26]           À la lumière des coupures de presse et rapports soumis en preuve, la Cour comprend et résume comme suit la trame des événements. La population autochtone de Zogota a manifesté son mécontentement contre les pratiques en matière d’emploi de Vale, en saccageant les installations de la société minière, ce qui a tourné à l’émeute et fait des blessés le 31 juillet 2012. Le demandeur – et peut-être d’autres témoins – aurait identifié des membres de la population autochtone comme auteurs de ces méfaits auprès des autorités. Les forces de l’ordre ont répliqué violemment le 3 août 2012, faisant cinq morts parmi la population autochtone. Le gouvernement a ouvert une enquête afin d’éclaircir les circonstances de ces décès, dans le but d’en punir les auteurs.

[27]           Bien que la Cour concède qu’un plaignant ou un témoin puisse ne pas se souvenir de l’identité de l’agent qui aurait recueilli son témoignage et bien que la Cour convienne aussi que l’identité des leaders autochtones n’est pas essentielle au récit du demandeur, force est de constater que son témoignage était incohérent et vague. Le demandeur a été incapable de témoigner de ce qu’il aurait vu la nuit du 31 juillet 2012 ou de ce qu’il aurait pu dire aux autorités à ce sujet. Les généralités qu’il a relatées n’étaient pas de nature à convaincre.

[28]           Ces failles ont, avec raison, grandement nui à la crédibilité du demandeur. Par conséquent, la SAR, après son évaluation indépendante de la preuve, est arrivée à la même conclusion que la SPR. La Cour estime que la SAR n’a pas erré dans ses conclusions et que sa décision est raisonnable.

IX.             Conclusion

[29]           Pour les motifs mentionnés ci-dessus, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée. Il n’y a aucune question d’importance à certifier.

« Michel M.J. Shore »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1757-16

 

INTITULÉ :

ALY TOURE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 octobre 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 21 octobre 2016

 

COMPARUTIONS :

Stéphanie Valois

 

Pour la partie demanderesse

 

Suzanne Trudel

 

Pour la partie défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Stéphanie Valois

Montréal (Québec)

 

Pour la partie demanderesse

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour la partie défenderesse

 

 

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