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Date : 20161125


Dossier : IMM-2400-16

Référence : 2016 CF 1311

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 25 novembre 2016

En présence de madame la juge Roussel

ENTRE :

TIRUEDEL DESALEGN

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La demanderesse, Mme Tiruedel Desalegn, est citoyenne de l’Éthiopie. Elle est également une musicienne qui a composé des chansons utilisées à la fois pour le divertissement et pour véhiculer des messages politiques, notamment la chanson « One Day », laquelle est associée à la protestation contre le régime actuellement en vigueur en Éthiopie. En juin 2013, Mme Desalegn a demandé l’asile au Canada affirmant avoir peur d’être persécutée pour ses opinions politiques en raison de son appartenance passée et de son soutien public des partis de l’opposition en Éthiopie. La Section de la protection des réfugiés (SPR) a rejeté sa demande dans une décision rendue le 15 juillet 2014, concluant qu’elle manquait de crédibilité et qu’elle n’avait pas présenté une preuve corroborante objective suffisante pour justifier sa demande.

[2]               Mme Desalegn a par la suite interjeté appel de la décision négative de la SPR à la Section d’appel des réfugiés (SAR) et en appui à son appel, elle a voulu présenter des éléments de preuve supplémentaires conformément au paragraphe 110(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27. Deux (2) motifs ont été invoqués dans l’appel : premièrement, que la SPR a commis une erreur dans son évaluation de sa crédibilité en adoptant une approche microscopique et zélée des éléments de preuve; deuxièmement, que la SPR a omis de tenir compte d’éléments de preuve pertinents et crédibles pouvant corroborer le profil de risque de Mme Desalegn.

[3]               Dans une décision datée du 28 janvier 2015, la SAR a accepté deux nouveaux éléments de preuve, substitué sa propre détermination (à celle de la SPR) que Mme Desalegn est à risque en Éthiopie en raison de son opinion politique et ensuite accueilli son appel. Le défendeur, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (ministre) a soumis une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de la SAR. Le 7 janvier 2016, notre Cour a accueilli la demande de contrôle judiciaire du ministre, concluant que la SAR a commis une erreur en acceptant les nouveaux éléments de preuve proposés par Mme Desalegn et que la SAR avait substitué de façon déraisonnable sa détermination de la crédibilité de Mme Desalegn sans faire preuve de déférence envers les conclusions en matière de crédibilité tirées par la SPR. L’affaire est renvoyée devant la SAR pour réexamen par un tribunal constitué différemment. Mme Desalegn a présenté d’autres observations et éléments de preuve à la SAR pour un nouvel examen. Dans une décision datée du 18 mai 2016, la SAR a refusé d’admettre tous les nouveaux éléments de preuve, à l’exception des documents mis à jour sur les conditions dans le pays, et a rejeté l’appel de Mme Desalegn, confirmant ainsi la décision de la SPR. Elle cherche maintenant à obtenir un contrôle judiciaire de cette deuxième décision de la SAR.

[4]               Mme Desalegn soulève les quatre (4) questions suivantes après le contrôle judiciaire :

a)                  L’évaluation par la SAR des nouveaux éléments de preuve de la demanderesse n’est pas raisonnable.

b)                  La SAR a omis de tenir compte de son motif de risque sur place;

c)                  L’évaluation par la SAR des conclusions de la SPR en matière de crédibilité est déraisonnable;

d)                 La SAR a ignoré, mal interprété et rejeté de façon déraisonnable des éléments de preuve documentaires crédibles, pertinents et substantiels qui avaient été présentés à la SPR.

[5]               À mon avis, la question déterminante dans cette demande de contrôle judiciaire est l’omission de la SAR de tenir compte et d’aborder le motif de risque sur place de Mme Desalegn.

[6]               Dans d’autres observations déposées devant la SAR lors du nouvel examen, Mme Desalegn a soulevé l’argument qu’elle est confrontée à un risque sur place en raison de son appui récent et continu du mouvement d’opposition depuis son arrivée au Canada. À l’appui de son argument selon lequel il est dangereux pour elle de retourner en Éthiopie, elle s’est appuyée sur un rapport de juillet 2014 d’Amnistie internationale (voir le dossier certifié du tribunal, p. 247 [DCT]), confirmant qu’un contact présumé avec le parti Ginbot 7 ou le service médiatique éthiopien d’opposition, la télévision par satellite éthiopienne (ESAT), est utilisé par les autorités pour justifier l’emprisonnement sur de fausses allégations de terrorisme. Elle a fait valoir que les nouveaux éléments de preuve qu’elle souhaitait produire devant la SAR et qui portaient une date ultérieure à la décision de la SPR, étaient suffisants pour assurer une demande sur place (voir le DCT, p. 663-664, aux paragraphes 15 et 17).

[7]               Le fondement probatoire sur lequel ses allégations sur place étaient fondées incluait, entre autres, des photographies d’elle rencontrant en privé à Toronto le président du parti Ginbot 7 (DCT, p. 239), une lettre d’un autre membre important du comité de direction du parti Ginbot 7 confirmant sa participation active à des manifestations de protestation et à des rencontres publiques organisées à Toronto contre le régime actuel en Éthiopie (DCT, p. 685-686), des lettres de l’ESAT confirmant qu’elle a exécuté sa chanson de protestation lors d’une collecte de fonds à Toronto (DCT, p. 236) et exprimant sa gratitude pour son soutien continu de l’organisation (DCT, p. 681).

[8]               La SAR n’examine ni ne tient compte des observations de Mme Desalegn concernant la demande sur place. Sa décision ne fait aucune mention de cette question.

[9]               Le ministre soutient que la SAR n’a pas omis d’examiner la demande sur place, soutenant plutôt que le rejet des nouveaux éléments de preuve de Mme Desalegn était déterminant pour la question sur place. Puisque la SAR n’a pas admis les nouveaux éléments de preuve proposés, le fondement probant n’était pas suffisant pour examiner la question et par conséquent, la SAR n’avait aucune obligation de tenir compte de son risque sur place. Le ministre fait aussi valoir que les conclusions de la SAR aux paragraphes 59 et 60 de sa décision étayaient la conclusion que la SAR a tenu compte de la demande sur place. La SAR a conclu que les éléments de preuve divulgués lors des audiences devant la SPR n’ont pas réussi à convaincre que Mme Desalegn possédait le profil politique pour en faire une personne d’intérêt pour les autorités du gouvernement éthiopien advenant son retour en Éthiopie. Elle a également conclu qu’il y avait une absence de preuve objective pour corroborer son allégation d’arrestation et de risque futur.

[10]           Je suis en désaccord avec l’interprétation de la décision de la SAR que fait le ministre. Puisque la question de la demande sur place a été explicitement soulevée dans les autres observations de Mme Desalegn pour un nouvel examen par la SAR et que les nouveaux éléments de preuve qu’elle souhaitait présenter appuyaient son engagement politique continu et son opposition au régime éthiopien depuis son arrivée au Canada, la SAR aurait dû expressément examiner la demande. Puisqu’elle ne l’a pas fait, il est impossible de déduire à partir du dossier et de la décision si la demande sur place a été examinée. Ainsi, peu importe la norme de contrôle, la décision ne peut être maintenue.

[11]           Même si cette erreur est suffisante pour régler la demande, j’ai également des préoccupations supplémentaires au sujet de la décision, une de ces préoccupations étant l’omission par la SAR d’analyser et de tenir compte d’un affidavit de l’oncle de Mme Desalegn qui a été présenté comme nouvel élément de preuve. L’oncle de Mme Desalegn est un musicien très estimé et un militant éminent de l’opposition éthiopienne aux États-Unis. Son affidavit confirme que Mme Desalegn est politiquement active à l’heure actuelle. Lors de la discussion au sujet de l’admissibilité des nouveaux éléments de preuve, la SAR ne mentionne ni n’aborde l’affidavit.

[12]           Bien qu’un tribunal est réputé avoir pris en considération tous les éléments de preuve présentés, il convient de mentionner que la SAR indique explicitement et aborde dix (10) des éléments présentés, mais le 11e, le nouveau document, est absent de l’énumération et de l’analyse. Ceci est important puisque l’une des erreurs identifiées par Mme Desalegn la première fois devant la SAR était l’omission de la SPR de tenir compte d’un affidavit précédent du même oncle.

[13]           De même, dans Teklewariat c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1026 [Teklewariat], l’agent d’examen des risques avant renvoi a attentivement passé en revue 11 séries de documents, mais a ignoré un document clé corroborant l’allégation de risque de la demanderesse et contredisant la conclusion de la SPR en matière de crédibilité. Madame la juge Tremblay-Lamer a conclu que l’absence de toute mention de ce document était suspecte et a accueilli la demande de contrôle judiciaire. Elle a indiqué que le document n’aurait peut-être pas été suffisant pour réfuter les conclusions négatives en matière de crédibilité, toutefois [traduction] « [l]e dossier n’est pas suffisant pour permettre à la Cour d’extrapoler ce que le raisonnement de l’agent aurait été […] et le fait que seul ce document était exclu de son analyse semble indiquer une erreur de sa part, plutôt qu’un choix conscient des éléments de preuve à analyser dans ses motifs » (Teklewariat, au paragraphe 19).

[14]           Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie et l’affaire doit être renvoyée à un tribunal de la SAR différemment constitué pour réexamen.

[15]           Les parties n’ont proposé aucune question certifiée au cours de la présente procédure.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.         La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée pour réexamen par un tribunal de la Section d’appel des réfugiés constitué différemment.

2.         Aucune question n’est certifiée aux fins d’appel.

« Sylvie E. Roussel »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2400-16

INTITULÉ :

TIRUEDEL DESALEGN c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 23 novembre 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ROUSSEL

DATE DES MOTIFS :

Le 25 novembre 2016

COMPARUTIONS :

Benjamin Liston

Pour la demanderesse

Neeta Logsetty

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bureau du droit des réfugiés

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour la demanderesse

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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