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Date : 20161219


Dossiers : IMM-881-14

IMM-3760-14

Référence : 2016 CF 1389

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 19 décembre 2016

En présence de monsieur le juge Boswell

Dossier : IMM-881-14

ENTRE :

HAMALRAJ HANDASAMY

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

Dossier : IMM-3760-14

ET ENTRE :

HAMALRAJ HANDASAMY

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Le demandeur, Hamalraj Handasamy, est un citoyen du Sri Lanka âgé de 45 ans. Cet homme, en compagnie de 75 autres personnes, est arrivé au large de la Colombie-Britannique en octobre 2009 à bord du navire à moteur Ocean Lady. M. Handasamy et toutes les autres personnes se trouvant à bord de ce navire ont demandé l’asile. Sa demande a toutefois échoué parce qu’après que la Section de l’immigration [SI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [CISR] eut déterminé, le 22 janvier 2014, que M. Handasamy était interdit de territoire au Canada, un agent d’immigration [l’agent] a décidé de délivrer un avis qui a mis fin à l’étude de sa demande d’asile.

[2]               M. Handasamy a maintenant déposé une demande de contrôle judiciaire visant ces deux décisions distinctes, mais liées. Dans la première de ces décisions (dossier IMM‑881‑14), la SI a conclu qu’en vertu de l’alinéa 37(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, c. 27 [LIPR], M. Handasamy était interdit de territoire au Canada pour cause de criminalité organisée. Dans la seconde (dossier IMM‑3760‑14), l’agent a donné, en vertu du paragraphe 104(1) de la LIPR, un avis daté du 7 avril 2014 informant la Section de la protection des réfugiés [SPR] de la CISR et M. Handasamy que la demande d’asile de ce dernier était irrecevable pour cause d’interdiction de territoire et que, de ce fait, on mettait fin à l’étude de sa demande en application du paragraphe 104(2).

I.                   Contexte

[3]               Le demandeur a quitté le Sri Lanka pour la Malaisie en janvier 2007 à cause de démêlés avec des groupes paramilitaires liés aux Forces de sécurité sri-lankaises. Il n’avait aucun statut juridique en Malaisie, qui n’est pas signataire de la Convention relative au statut des réfugiés, 189 UNTS 150. En février 2009, son employeur l’a informé qu’il y avait un navire en partance pour le Canada et qu’il pourrait se rendre au Canada s’il acceptait d’y travailler comme membre d’équipage. En échange de ce travail, il paierait un prix réduit pour le voyage; il a accepté de payer la somme de 20 000 $.

[4]               En mai 2009, le demandeur a été transporté depuis la Malaisie jusqu’en Indonésie et, vers le 1er juin 2009, il est monté à bord de l’Ocean Lady en tant que premier passager ou membre d’équipage. Il a reçu des instructions de deux personnes ayant les titres de « capitaine » et de « premier mécanicien » sur la manière de faire fonctionner le moteur et le système de navigation GPS du navire. Après quelques semaines à bord, ces personnes l’ont informé qu’une autre personne, qui devait s’occuper de manœuvrer le navire jusqu’au Canada, ne viendrait pas le faire; ils ont ensuite imposé cette responsabilité au demandeur ainsi qu’à quelques autres membres d’équipage. Quand le demandeur a refusé d’assumer cette responsabilité supplémentaire, le capitaine lui a fait des menaces et lui a donné des coups de pied. Le demandeur et trois autres personnes ont pris en charge la manœuvre du navire en août 2009, après le départ du capitaine et du premier mécanicien.

[5]               Dans le cadre des fonctions qu’il devait remplir pour assurer le succès du voyage, l’équipe de navigation ou l’équipage devait appeler les organisateurs du voyage plusieurs fois par jour, au moyen d’un téléphone satellitaire programmé à l’avance, afin de les informer de l’état du navire et de ses activités, et aussi d’obtenir des instructions sur ce qu’il fallait faire. L’équipage a été prévenu que le navire serait probablement intercepté par les autorités canadiennes et qu’il devait faire couler le navire dès son interception. À la fin du mois d’août 2009, l’Ocean Lady a levé l’ancre en direction de la Thaïlande. Là, deux embarcations chargées de passagers sont venues le rejoindre. Au début du mois septembre 2009, le groupe a quitté la Thaïlande en direction du Canada, où toutes les personnes à bord du navire avaient l’intention de demander l’asile.

[6]               Le demandeur a aidé à manœuvrer le navire jusqu’au Canada. Il savait qu’aucune des personnes présentes à bord de l’Ocean Lady ne détenait les documents qu’il fallait pour entrer au Canada. Le 15 octobre 2009, soit deux jours avant que le navire arrive en eaux canadiennes au large de la côte de l’île de Vancouver, un avion de Pêches Canada est entré en contact radio avec l’une des personnes à bord, qui a informé les agents présents dans l’appareil que le navire comptait 76 personnes qui avaient l’intention de demander l’asile au Canada. Ces agents ont donné instruction au navire de maintenir le cap jusqu’au Canada. Le lendemain, un navire de la marine canadienne est entré en contact avec l’Ocean Lady et l’a guidé dans les eaux canadiennes.

[7]               À son arrivée au Canada, le demandeur a présenté une demande d’asile, comme il prévoyait le faire au départ. Après de nombreux entretiens avec des fonctionnaires canadiens, il a fait l’objet d’un rapport indiquant qu’il était interdit de territoire au Canada pour cause de criminalité organisée en application des alinéas 37(1)a) et 37(1)b) de la LIPR. Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration a renvoyé les rapports d’interdiction de territoire à la SI en vue de la tenue d’une enquête, conformément au paragraphe 44(2) de la LIPR.

[8]               Avant la tenue de l’enquête, l’avocat du demandeur a déposé deux demandes : l’une pour la production de précisions pour les besoins de l’allégation fondée sur l’alinéa 37(1)a), et l’autre en vue de faire exclure des parties de la preuve du ministre de façon à se conformer aux droits de M. Handasamy en matière de justice naturelle et de justice fondamentale que garantit l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés [la Charte]. La SI a rejeté la demande du demandeur concernant l’exclusion d’une partie de la preuve du ministre. L’enquête a débuté le 29 avril 2013, date à laquelle le ministre a retiré l’allégation d’interdiction de territoire du demandeur fondée sur l’alinéa 37(1)a) de la LIPR. L’enquête a donc été axée sur la question de savoir si le demandeur était interdit de territoire en vertu de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR.

II.                Décision de la Section de l’immigration

[9]               Dans une décision datée du 22 janvier 2014, la SI a conclu que le demandeur était interdit de territoire au Canada pour cause de criminalité parce qu’il s’était livré, dans le cadre de la criminalité transnationale, à l’activité que constitue le passage de clandestins visée à l’alinéa 37(1)b) de la LIPR, rédigé comme suit :

37 (1) Emportent interdiction de territoire pour criminalité organisée les faits suivants :

37 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of organized criminality for

[…]

b) se livrer, dans le cadre de la criminalité transnationale, à des activités telles le passage de clandestins, le trafic de personnes ou le recyclage des produits de la criminalité.

(b) engaging, in the context of transnational crime, in activities such as people smuggling, trafficking in persons or laundering of money or other proceeds of crime.

[10]           La SI a commencé son analyse de la question de l’interdiction de territoire du demandeur en signalant que la norme de preuve qui permet d’établir une allégation fondée sur l’alinéa 37(1)b) est celle de savoir s’il y a des « motifs raisonnables de croire » que les faits justifiant l’interdiction de territoire ont eu lieu, ont lieu ou peuvent avoir lieu, et aussi qu’il incombe au  demandeur d’établir qu’il n’est pas interdit de territoire. Elle a de plus signalé qu’une allégation fondée sur l’alinéa 37(1)b) exige que l’on établisse, sur le fondement de motifs raisonnables, trois éléments essentiels : 1) que la personne en cause est un résident permanent ou un étranger, 2) que la personne s’est livrée au passage de clandestins et 3) que le passage de clandestins a eu lieu dans le cadre de la criminalité transnationale.

[11]           Pour ce qui est du premier de ces éléments, la SI a conclu que le demandeur n’était ni citoyen canadien ni résident permanent et elle a donc considéré qu’il était un étranger au sens du paragraphe 2(1) de la LIPR. Elle a ensuite examiné la question de savoir si le demandeur s’était livré au « passage de clandestins », faisant remarquer que cette expression n’est pas définie dans la LIPR et que certaines décisions judiciaires s’appuient sur des instruments internationaux pour interpréter cette expression, tandis que d’autres se tournent vers l’infraction appelée « entrée illégale » visée au paragraphe 117(1) de la LIPR. Pour interpréter l’expression « passage de clandestins », la SI s’est reportée à l’arrêt Canada (Sécurité publique et Protection civile) c J.P., 2013 CAF 262, [2014] 4 RCF 371 [J.P.], dans laquelle la Cour d’appel fédérale a conclu :

[79]      La décision de la Commission d’interpréter l’alinéa 37(1)b) de la LIPR en lien avec le paragraphe 117(1) de la loi, tel qu’il était alors libellé, n’est pas seulement raisonnable, mais aussi, à mon avis, correcte.

[80]      Premièrement, cette interprétation est tout à fait conforme à la règle moderne d’interprétation légale qui exige qu’une disposition soit interprétée en tenant compte de l’ensemble de la loi dont elle fait partie, ce qui en l’espèce comprend le paragraphe 117(1), tel qu’il était alors libellé, en raison du lien étroit entre les deux dispositions : Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601, au paragraphe 10; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559, au paragraphe 27.

[81]      Deuxièmement, le Protocole sur le trafic de migrants ne restreint pas le droit du Canada de prendre des mesures contre les personnes dont les actes constituent une infraction selon ses propres lois. Par conséquent, la mention dans le Protocole d’« un avantage financier ou autre avantage matériel » n’empêche pas le Canada d’adopter une définition plus large du transfert de clandestins qui ne renvoie pas à un avantage financier ou matériel.

[12]           La SI a rejeté l’argument du demandeur selon lequel, pour pouvoir établir l’infraction que constitue le passage de clandestins, il faut que le passeur en tire un élément de profit ou d’avantage matériel, et qu’il n’avait pas tiré profit du transport des 75 autres personnes jusqu’au Canada et n’avait pas reçu d’avantage matériel. La SI a décidé, au vu des décisions rendues par la Cour d’appel fédérale dans les affaires J.P. (au paragraphe 78) et B010 c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 87, aux paragraphes 7 et 8, [2014] 4 RCF 326 [B010 (CAF)], que « le passage de clandestins n’exige pas que le présumé passeur ait retiré un avantage matériel quelconque ». En conséquence, la SI n’a pas examiné si le demandeur s’était livré au passage de clandestins dans le but d’en tirer un profit ou un avantage matériel.

[13]           La SI a également rejeté l’argument du demandeur selon lequel l’expression « passage de clandestins » requiert une conduite clandestine, subreptice ou frauduleuse, un élément de secret ou une intention d’éviter frauduleusement les contrôles frontaliers, et que le demandeur et les 75 autres migrants s’étaient présentés ouvertement à leur arrivée au Canada et avaient été interrogés. Elle a rejeté cet argument sur le fondement de la décision B010 c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 569, [2014] 1 RCF 95 [B010 (CF)], où la Cour a déclaré :

[61]      [...] Bien que le demandeur ait cherché à ajouter un élément de secret ou de clandestinité, le tribunal a souligné à juste titre que, lorsqu’un migrant clandestin se présentait à un point d’entrée pour demander l’asile, la personne qui l’avait aidé à entrer au Canada pouvait quand même être reconnue coupable de l’infraction prévue à l’article 117 (Godoy, précité, au paragraphe 35, et Mossavat, précité aux paragraphes 1 et 2). Le ministre a également signalé à juste titre devant notre Cour que l’on ne pouvait conclure à l’existence d’un tel critère à la lecture de l’alinéa 37(1)b), de l’article 117 ou même du Protocole et ce, peu importe que l’on considère la version anglaise ou la version française. Le ministre a également renvoyé notre Cour à l’article 159 de la Loi sur les douanes, LRC 1985, c 1 (2e suppl), qui définit comme suit la contrebande (« smuggling » dans la version anglaise) : « constitue une infraction le fait d’introduire ou de tenter d’introduire en fraude au Canada, par contrebande ou non clandestinement, des marchandises passibles de droits ou dont l’importation est prohibée, contrôlée ou réglementée en vertu de la présente loi ou de toute autre loi fédérale » [Non souligné dans l’original]. Je suis d’accord avec le ministre pour dire que les paragraphes 37(1) et 117(1) n’exigent aucun élément de « secret ou de clandestinité », mais qu’ils ne visent que l’« organisation d’entrée illégale au Canada », et ce, que la personne qui entre au Canada se présente ou non à un point d’entrée, dès lors que cette personne n’est pas munie « des documents – passeport, visa ou autre – requis par la présente loi » (paragraphe 117(1) de la LIPR). La preuve soumise à la SI démontrait que la majorité des passagers se trouvant à bord du MV Sun Sea n’étaient effectivement pas munis des passeports et des visas requis par la LIPR. [Souligné dans l’original.]

[14]           La SI a donc conclu que l’alinéa 37(1)b) n’exige pas qu’il y ait un élément secret ou clandestin. Toutefois, elle a ensuite déterminé que même s’il fallait, pour établir le passage de clandestins, qu’un des éléments requis soit une opération clandestine, les activités et les opérations de l’équipage et de la cargaison humaine de l’Ocean Lady étaient telles que l’on pouvait présumer de l’existence d’une opération clandestine. À cet égard, elle a fait remarquer :

[77]      Le nom sous lequel le navire est arrivé au Canada – le navire à moteur Ocean Lady – et le numéro qui lui a été attribué par l’Organisation maritime internationale (OMI) – soit le 7732348 –, étaient tous deux invalides. Il a plus tard été déterminé que le nom du navire était plutôt le MV Princess Easwary, portant le numéro 8840224 de l’OMI. En raison de cette supercherie, il est possible de conclure à la perpétration d’une activité clandestine. En outre, le navire à moteur Ocean Lady était un navire servant au transport de marchandises; il n’était pas destiné à transporter des passagers. […]

[78]      Le motif derrière l’usurpation de la véritable identité du navire, la prestation de faux renseignements d’identité et l’utilisation inadéquate d’un navire conçu pour le transport de marchandises, mais qui transportait plutôt des passagers, aurait été d’éviter de faire l’objet d’une surveillance et de voir découvert le véritable dessein du navire. Cela constitue, de l’avis du tribunal, un élément clandestin dans l’ensemble de l’entreprise consistant à faire venir des migrants au Canada.

[15]           La SI a de plus signalé que le demandeur avait eu pour instruction de faire couler le navire et de jeter le téléphone satellitaire par-dessus bord avant d’être intercepté. Le demandeur n’a pas fait couler le navire, mais la SI a conclu que le fait de s’être débarrassé du téléphone satellitaire montrait également les efforts qu’il avait faits pour éviter d’être repéré. Elle a donc conclu que l’opération tout entière était de nature clandestine, de façon à éviter toute mesure d’exécution de la loi et toute mesure éventuelle de surveillance ou de suivi des personnes qui pouvaient avoir orchestré, coordonné ou organisé le voyage et contribué au succès de l’opération.

[16]           La SI a ensuite examiné l’argument du demandeur selon lequel le fait de recourir à l’article 117 de la LIPR pour définir le passage de clandestins à l’alinéa 37(1)b) mènerait à une interprétation exagérément large et porterait atteinte aux droits garantis par l’article 7 de la Charte. Après avoir examiné la jurisprudence, la SI a conclu que l’infraction créée par le paragraphe 117(1) exigeait que l’on établisse quatre éléments : 1) une ou plusieurs personnes allaient entrer au Canada, 2) ces personnes allaient entrer au Canada en contravention de la LIPR, 3) la personne visée par l’instance avait organisé l’entrée au Canada de la ou des personnes en question ou les avait incitées, aidées ou encouragées à y entrer, et 4) elle l’avait fait en sachant que leur entrée était ou serait en contravention de la LIPR ou en ne se souciant pas de ce fait.

[17]           Après avoir énuméré ces quatre éléments, la SI a entrepris de les analyser séparément. Pour ce qui était du premier élément, le demandeur a fait valoir que l’interception des migrants illégaux avant leur arrivée dans les eaux territoriales canadiennes et le fait qu’ils avaient annoncé aux autorités qu’ils entendaient demander l’asile au Canada signifiaient qu’ils n’étaient pas véritablement des personnes entrant au Canada. La SI a rejeté cet argument, disant que « l’aide et l’escorte des autorités canadiennes pendant la dernière étape du parcours ne doivent pas être perçues comme une situation factuelle qui doit changer l’issue ou la définition de l’expression “entrer au Canada” ». Elle a conclu de ce fait que le premier élément du paragraphe 117(1) était respecté, c’est-à-dire qu’une ou plusieurs personnes allaient entrer au Canada.

[18]           La SI a également conclu que le deuxième élément du paragraphe 117(1) était établi puisque toutes les personnes présentes à bord de l’Ocean Lady allaient entrer au Canada sans détenir les documents appropriés. Le demandeur savait que les autres passagers et lui n’avaient pas les documents requis pour entrer légalement au Canada; il voulait seulement demander l’asile au pays et croyait qu’il pouvait le faire légitimement. La SI a toutefois déclaré que ce que le demandeur et les autres passagers croyaient au sujet de leur entrée, et ce qu’ils voulaient faire, n’avait rien à voir avec l’évaluation de leur contravention de la LIPR.

[19]           Quant à la question de savoir si le demandeur avait organisé l’entrée au Canada d’une ou de plusieurs personnes ou les avait incitées, aidées ou encouragées à y entrer, la SI a conclu que le demandeur avait assisté de son plein gré l’opération du passage de clandestins. La SI a dit qu’elle n’était pas convaincue que le demandeur avait « agi sous la contrainte ou la force en acceptant de transporter des migrants illégaux au Canada ». De l’avis de la SI, le demandeur « était motivé à accepter l’offre qui lui avait été faite de travailler sur le navire en échange de sa venue au Canada en raison de son très grand désir de venir au Canada » et que ses actes avaient aussi été influencés par la réduction de prix qu’il avait obtenue parce qu’il travaillerait à bord du navire. Après avoir examiné comment le demandeur avait appris que le navire se rendait au Canada ainsi que la nature et la portée de ses fonctions et de ses obligations à bord de l’Ocean Lady, la SI a conclu qu’il avait « contribué de manière significative » au fonctionnement et aux manœuvres de l’Ocean Lady et qu’il avait« facilité le transport illégal de plusieurs migrants, aidant et encourageant l’arrivée au Canada d’un important groupe de personnes ».

[20]           Quant au quatrième élément du paragraphe 117(1), la SI a conclu que le demandeur savait que le fait d’entrer au Canada avec les 75 autres personnes contrevenait à la LIPR. À cet égard, elle s’est fondée sur la décision B010 (CF), dans laquelle la Cour a déclaré (au paragraphe 69) : « l’article 117 n’exige pas que l’intéressé soit conscient du fait qu’il commet un acte illégal; l’article 117 exige simplement qu’il sache qu’il se livre à l’acte en question ». La SI a conclu qu’il y avait « des motifs raisonnables de croire » que le demandeur savait que le fait d’entrer au Canada avec 75 autres personnes à bord de l’Ocean Lady contrevenait à la LIPR. En fin de compte, a-t-elle écrit :

[182]    […] il existe des motifs raisonnables de croire que M. Handasamy satisfait à tous les critères de la mens rea requis aux termes de l’article 117. Il a aidé ou encouragé plusieurs personnes à venir au Canada en sachant que leur entrée est ou serait en contravention avec la LIPR. Même si cette analyse n’est pas valable, il aurait fait preuve d’ignorance volontaire quant au fait que leur entrée est ou serait en contravention avec la LIPR, car il savait qu’il était nécessaire de s’informer pour savoir si les personnes qui voyageaient à bord du navire à moteur Ocean Lady étaient munies de visas ou de passeports pour entrer au Canada, mais il a délibérément choisi de ne pas le faire. Il ne s’est pas non plus soucié de savoir si leur entrée est ou serait en contravention avec la LIPR, et a poursuivi le voyage jusqu’au Canada, et ce, en dépit des graves dangers et risques encourus.

[21]           Après avoir évalué les quatre éléments du paragraphe 117(1), la SI a ensuite cherché à savoir si le passage clandestin des personnes présentes à bord de l’Ocean Lady constituait un crime transnational. Elle a fait remarquer que l’expression « crime transnational » n’est pas définie dans la LIPR et elle s’est donc tournée vers la définition d’« infraction de nature transnationale » que l’on trouve au paragraphe 3(2) de la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée, 2225 RTNU 209 [CNUCTO]; aux termes de cette disposition, une infraction est de nature transnationale si elle est commise dans plus d’un État et si elle a des effets substantiels dans un autre État. La SI a fait remarquer que le voyage de l’Ocean Lady comportait le fait « de transporter des personnes d’un État à un autre » et aurait rapporté « des profits importants pour les organisateurs du voyage ». Elle a par ailleurs signalé que cette « entreprise de passage de clandestins » avait eu « des répercussions importantes au Canada ». Elle a donc conclu que le passage de clandestins, au moyen de l’Ocean Lady, pouvait être considéré comme une opération de nature transnationale, au sens de la CNUCTO, et que cela satisfaisait au dernier élément requis pour établir l’allégation fondée sur l’alinéa 37(1)b) de la LIPR.

III.             La décision de l’agent

[22]           Le demandeur a présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision de la SI le 13 février 2014. Il a également sollicité une exemption en vertu de l’article 42.1 de la LIPR le 27 février 2014, en vue d’obtenir du ministre qu’il déclare qu’il n’était pas interdit de territoire pour cause de criminalité organisée, malgré la décision contraire de la SI. Pendant que ces demandes étaient en instance, l’agent a donné l’avis suivant, en date du 7 avril 2014, à la SPR et au demandeur :

[traduction] La Section de la protection des réfugiés est avisée par la présente, CONFORMÉMENT À l’article 104 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, QU’il a été conclu que votre demande d’asile ne peut être EXAMINÉE par la Section de la protection des réfugiés, et ce, pour les raisons suivantes :

Conformément à l’alinéa 101(1)f), la Section de l’immigration a statué qu’il a été conclu que vous ÊTES interdit de territoire pour cause de criminalité organisée, décritE à l’article 37 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

Par conséquent, en application de l’article 104, le présent avis met fin à l’étude de votre demande d’asile.

IV.             Les questions en litige

[23]           Le demandeur soulève plusieurs questions au sujet des décisions de la SI et de l’agent. Quant au défendeur, il fait valoir que la Cour a le pouvoir discrétionnaire de confirmer la décision de la SI, même si des erreurs ont été commises.

[24]           À mon avis, les questions qui suivent requièrent l’attention de la Cour :

1.                  Quelle est la norme de contrôle applicable?

2.                  La décision de la SI est-elle raisonnable?

3.                  La décision de l’agent de mettre fin à l’étude de la demande d’asile du demandeur est-elle raisonnable?

4.                  Faut-il adjuger des dépens au demandeur?

5.                  Faut-il certifier une question en vertu de l’alinéa 74d) de la LIPR?

V.                Analyse

A.                La norme de contrôle applicable

[25]           Le demandeur cite la décision Hernandez c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CF 1417, au paragraphe 31, 422 FTR 159 [Hernandez], dans laquelle la Cour a conclu : « […] la norme de contrôle de la décision correcte est celle qui s’applique à […] l’interprétation de l’expression “passage de clandestins” figurant à l’alinéa 37(1)b) de la Loi ». Cependant, cette conclusion a été infirmée par la Cour d’appel fédérale quand celle-ci a répondu à la question certifiée qui figurait dans la décision Hernandez dans le contexte de l’audition de deux autres appels, dont l’un était J.P. La Cour d’appel a conclu dans J.P. (au paragraphe 144) que « [l]’interprétation de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR par la Commission est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable ».

[26]           Dans l’arrêt B010 c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 58, [2015] 3 RCS 704 [B010 (CSC)], la Cour suprême du Canada n’a pas traité directement de la norme de contrôle à appliquer pour l’interprétation de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR. À cet égard, elle a déclaré :

[23]      La norme de contrôle peut se rapporter à deux enjeux : (1) l’interprétation de l’al. 37(1)b) de la LIPR; (2) l’application de cet alinéa par la Commission. C’est l’interprétation de la disposition qui est déterminante en l’espèce.

[24]      La jurisprudence récente de la Cour d’appel fédérale est partagée quant au point de savoir si les questions d’interprétation législative impliquant la prise en compte d’instruments internationaux doivent être examinées selon la norme de la décision correcte ou celle de la décision raisonnable. Dans Hernandez Febles c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CAF 324, [2014] 2 R.C.F. 224, par. 22‑25, la Cour d’appel a appliqué la norme de la décision correcte tandis que dans B010, une affaire dont nous sommes maintenant saisis, elle a conclu que la norme de la décision raisonnable devait s’appliquer.

[25]      Puisque la LIPR est la loi constitutive du tribunal et des ministres, on présume que la norme de contrôle est la décision raisonnable : Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654, par. 34. Il s’agit de savoir si cette présomption a été écartée en l’espèce devant nous.

[26]      Nous estimons inutile de statuer sur cette question dans les présents pourvois. À notre avis, pour les motifs exposés ci‑après, l’interprétation donnée à l’al. 37(1)b) de la LIPR par la Commission avec l’appui des ministres ne faisait pas partie des interprétations raisonnables.

[27]           La Cour suprême a infirmé les arrêts J.P. et B010 (CAF) rendus par la Cour d’appel, mais elle n’a pas mis en doute la conclusion de la Cour d’appel selon laquelle l’interprétation, par la SI, de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR est susceptible de contrôle selon la norme de la raisonnabilité. Par conséquent, c’est selon cette norme que doit être contrôlée l’interprétation que fait la SI de l’alinéa 37(1)b) en l’espèce.

[28]           De plus, la décision de la SI dans son ensemble doit elle aussi être contrôlée selon la norme de la raisonnabilité (voir l’arrêt B010 (CAF), aux paragraphes 58 à 72). Ainsi, bien que la Cour puisse intervenir « si le décideur a ignoré des éléments de preuve importants ou pris en compte des éléments qui sont inexacts ou dénués d’importance » (James c Canada (Procureur général), 2015 CF 965, au paragraphe 86, 257 ACWS (3d) 113), elle ne devrait pas le faire si la décision de la SI est intelligible, transparente, justifiable et défendable au regard des faits et du droit : Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190. On répond à ces critères si « les motifs […] permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » : Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16, [2011] 3 RCS 708.

[29]           Quant à la décision de l’agent, les normes de contrôle applicables ont été énoncées comme suit dans la décision Tjiueza c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CF 1247, [2010] 4 RCF 523 :

[11]      Il ressort clairement de la jurisprudence que la question que soulève le demandeur est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte. La question de savoir si l’agent avait le pouvoir discrétionnaire de donner l’avis requiert une interprétation de la loi et il s’agit donc d’une question de droit. Si l’agent avait le pouvoir discrétionnaire de donner l’avis, la question de savoir s’il a omis d’exercer ce pouvoir est soit une question de droit soit une question d’équité procédurale, lesquelles sont toutes deux susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte. Enfin, s’il est conclu que l’agent avait le pouvoir discrétionnaire en question et qu’il l’a bel et bien exercé, la question de savoir s’il a exercé ce pouvoir d’une manière convenable est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable.

B.                 La décision de la SI est-elle raisonnable?

[30]           Le demandeur fait valoir que la SI a commis une erreur en se fondant sur les arrêts de la Cour d’appel fédérale B010 (CAF) et J.P., que la Cour suprême du Canada a par la suite infirmés. Il ajoute que la décision de la SI doit être annulée car elle ne concorde pas avec les règles de droit découlant de l’arrêt B010 (CSC). Selon lui, la SI n’a jamais analysé la question de savoir s’il avait agi de manière à tirer, directement ou indirectement, un profit ou un autre avantage matériel, et elle a plutôt conclu que cet élément du critère n’était pas pertinent. Par ailleurs, la SI a également omis d’examiner ou d’analyser s’il avait agi de manière à aider la fuite collective d’autres réfugiés qui souhaitaient demander l’asile au Canada. Le demandeur dit aussi que la Cour ne devrait pas confirmer la décision de la SI, même si elle contient une erreur de droit, et il l’exhorte à ne pas suivre la décision Appulonappar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 914, [2016] ACF No 969 [Appulonappar].

[31]           Selon le défendeur, la décision de la SI va dans le même sens que l’arrêt B010 (CSC) parce que le demandeur a obtenu une réduction de prix pour faire le voyage à bord du navire et que, à bord de ce dernier, il bénéficiait de meilleures conditions de vie que d’autres personnes. D’après le défendeur, le demandeur peut se prévaloir de l’exception, fondée sur l’assistance mutuelle, à l’alinéa 37(1)b) énoncée dans l’arrêt B010 (CSC), car : sa participation n’était pas simplement ou uniquement fondée sur des actes d’assistance mutuelle entre demandeurs d’asile non apparentés car il fournissait une aide dans le cadre d’activités de criminalité transnationale organisée, il ne fuyait pas un risque pour sa sécurité quand il a convenu d’aider les passeurs et il n’avait pas véritablement pris part à une fuite collective avec les autres personnes présentes à bord du navire parce qu’il avait déclaré qu’avant de monter à bord, il n’était pas au courant de la situation des autres migrants. Le défendeur ajoute que si la Cour venait à conclure que la SI a commis une erreur de droit, elle devrait exercer son pouvoir discrétionnaire et confirmer la décision car la SI serait arrivée à la même conclusion malgré toute erreur de droit.

[32]           Une décision judiciaire qui change les règles de droit par rapport à ce qu’elles étaient, croyait-on, antérieurement, comme c’était le cas pour l’arrêt B010 (CSC) de la Cour suprême, a un effet à la fois rétrospectif et prospectif; elle a un effet rétrospectif dans la mesure où les parties en l’espèce sont visées (voir Colombie-Britannique c Imperial Tobacco Canada Ltée, 2005 CSC 49, au paragraphe 72, [2005] 2 RCS 473).

[33]           L’arrêt B010 (CSC) a eu pour effet de modifier fondamentalement le droit canadien en matière de passage de clandestins. Dans ce jugement unanime, la juge en chef McLachlin a écrit :

[5]        Je conclus que l’al. 37(1)b) de la LIPR s’applique uniquement aux personnes qui agissent pour faire entrer illégalement des demandeurs d’asile afin d’en tirer, directement ou indirectement, un avantage financier ou un autre avantage matériel dans le cadre de la criminalité organisée transnationale. En arrivant à cette conclusion, je décris en quoi consiste la conduite qui peut emporter interdiction de territoire au Canada et exclusion du processus de détermination du statut de réfugié pour criminalité organisée. Conformément à mes motifs dans l’arrêt connexe R. c. Appulonappar, 2015 CSC 59, [2015] 3 R.C.S. 754, je conclus que des actes d’aide humanitaire et d’assistance mutuelle (y compris d’entraide familiale) ne constituent pas du passage de clandestins au sens de la LIPR.

[…]

[72]      Le libellé de l’al. 37(1)b), son contexte législatif et international ainsi que les indices externes de l’intention du législateur mènent tous à la conclusion que cette disposition vise le fait d’assurer l’entrée illégale dans un pays afin d’en tirer, directement ou indirectement, un avantage financier ou un autre avantage matériel dans le cadre de la criminalité transnationale organisée. Pour justifier leur conclusion d’interdiction de territoire à l’encontre des appelants pour passage de clandestins au titre de l’al. 37(1)b), les ministres doivent établir devant la Commission que les appelants sont des passeurs de clandestins en ce sens. Les appelants peuvent échapper à l’interdiction de territoire prévue à l’al. 37(1)b) s’ils ont simplement aidé d’autres réfugiés ou demandeurs d’asile à entrer illégalement au pays alors qu’ils tentaient collectivement d’y trouver refuge.

[34]           Dans la présente affaire, la SI s’est fondée de manière claire et explicite sur les arrêts B010 (CAF) et J.P. de la Cour d’appel fédérale à l’appui de la thèse selon laquelle l’expression « passage de clandestins » n’exige pas qu’il y ait un élément de profit. Cette thèse est aujourd’hui rejetée par l’arrêt B010 (CSC) car l’alinéa 37(1)b) de la LIPR ne s’applique qu’« aux personnes qui se livrent à des activités d’entrée illégale des demandeurs d’asile afin de tirer, directement ou indirectement, un avantage financier ou tout autre avantage matériel dans le cadre de la criminalité transnationale organisée ».

[35]           En l’espèce, la manière dont la SI interprète et applique l’alinéa 37(1)b) ne peut se justifier à la lumière de l’arrêt B010 (CSC) et, de ce fait, sa décision est déraisonnable.

[36]           Sans le bénéfice de l’arrêt B010 (CSC), la SI n’a traité ni directement ni indirectement de la question cruciale de savoir si le demandeur a agi « pour faire entrer illégalement des demandeurs d’asile afin d’en tirer, directement ou indirectement, un avantage financier ou un autre avantage matériel dans le cadre de la criminalité organisée transnationale ». Bien que la SI ait conclu que le demandeur avait payé un prix réduit pour son voyage jusqu’au Canada, elle a aussi fait remarquer que ce prix était « une somme d’argent exorbitante pour venir au Canada ».

[37]           Je ne suis pas d’accord avec le défendeur que la conclusion de la SI selon laquelle le demandeur a payé un prix réduit équivaut à conclure qu’il a agi de manière à obtenir un avantage matériel. La présente affaire se distingue de l’affaire Appulonappar sur ce point, car, dans celle‑ci, la SI, contrairement à la SI en l’espèce, a explicitement conclu que M. Appulonappar avait [traduction« bénéficié d’un avantage matériel en échange de son accord pour agir comme membre d’équipage à bord de l’Ocean Lady, soit une réduction du prix de son voyage au Canada » (paragraphe 14). Elle se distingue également de l’affaire Appulonappar en ce sens que la SI a procédé à une analyse subsidiaire et a conclu que [traduction« même si la définition du “passage de clandestins” exigeait un élément d’avantage matériel, M. Appulonappar satisferait à cette définition puisqu’il a agi “en vue d’obtenir un avantage matériel” et que “la réduction du prix demandé pour se rendre au Canada [pouvait être considérée comme] un avantage financier ou matériel” » (paragraphe 34). Dans la décision Appulonappar, la SI a également conclu que [traduction« M. Appulonappar n’avait “encore aucun objectif humanitaire” quand il a accepté de travailler comme membre d’équipage » (paragraphe 36).

[38]           Dans la présente affaire, la SI n’a pas évalué ou examiné si le demandeur avait agi afin de tirer un avantage matériel ou financier. Les mots « afin de tirer » dénotent que les actes d’un demandeur doivent être motivés par un avantage financier ou matériel. Cela n’écarte pas non plus la possibilité qu’un demandeur puisse tirer un avantage matériel même si ses actes ne sont pas motivés par cet avantage. Comme la SI n’a pas pris cet élément en compte ni tiré une conclusion de fait qui puisse faire la lumière sur la manière de régler cet élément, il y a lieu d’infirmer sa décision et de lui renvoyer l’affaire pour qu’elle statue à nouveau sur celle‑ci.

[39]           Contrairement à ce qu’a déclaré la Cour dans la décision Vashakidze c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1144, au paragraphe 24, [2016] ACF No 1183 (une affaire dans laquelle une décision d’interdiction de territoire pour cause de passage de clandestins a été renvoyée à la SI en vue d’une nouvelle décision, mais sous certaines conditions,  dans la foulée de l’arrêt B010 (CSC)), il n’y a pas lieu selon moi de restreindre ou de prescrire la manière dont le nouvel examen de la présente affaire sera fait. Cependant, au vu des motifs que je viens d’énoncer, le nouvel examen doit porter à tout le moins sur deux questions essentielles ou cruciales : premièrement, si le demandeur a agi de manière à « assurer l’entrée illégale de demandeurs d’asile dans un pays afin d’en tirer, directement ou indirectement, un avantage financier ou un autre avantage matériel dans le cadre de la criminalité transnationale organisée » et, deuxièmement, si les actes du demandeur constituaient des « actes d’aide humanitaire et d’assistance mutuelle » s’il avait « simplement aidé d’autres réfugiés ou demandeurs d’asile à entrer illégalement au pays alors qu’ils tentaient collectivement d’y trouver refuge ». Les faits de l’espèce, tels que révélés dans le dossier, sont de nature telle que l’on peut également se demander si le demandeur s’est livré à un acte de « criminalité transnationale » puisque cette expression, selon la Cour suprême, « ne saurait être considérée comme englobant des activités de criminalité individuelle non organisée » (B010 (CSC), au paragraphe 35).

[40]           Hormis l’omission de la SI d’évaluer l’interdiction de territoire du demandeur sur le fondement des principes découlant de l’arrêt B010 (CSC), il n’était ni justifiable ni raisonnable de conclure que le demandeur avait le fardeau d’établir qu’il n’était pas interdit de territoire. Le fardeau à cet égard incombe au ministre. Comme l’a signalé la Cour suprême dans l’arrêt B010 (CSC) : « […] les ministres doivent établir devant la Commission que les appelants sont des passeurs de clandestins […] » (paragraphe 72). Voir aussi Gechuashvili c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 365, au paragraphe 23, [2016] ACF No 331.

[41]           Enfin, en ce qui concerne cette question, je rejette la demande du défendeur, qui voudrait que la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire et confirme la décision de la SI malgré les erreurs susmentionnées. À ce sujet, le défendeur invoque la décision Appulonappar, dans laquelle la Cour a déclaré :

[26]      Il est permis à un juge d’ignorer une erreur de droit quand elle n’est pas déterminante ou quand il est satisfait que si le tribunal avait adopté le bon critère, il en serait venu à la même conclusion (Cartier c. Canada (Procureur général), 202 CAF 384, paragraphe 33 [Cartier]). Il est futile de casser la décision d’un tribunal pour cause d’erreur de droit et de lui retourner l’affaire pour nouvelle détermination, puisque le tribunal « en arriverait alors, inéluctablement, à la même conclusion, mais cette fois pour de bons motifs » (Cartier, au paragraphe 35). Toutefois, une décision fondée sur une compréhension erronée de la loi ne peut être maintenue que dans « les cas les plus évidents » (Cartier, au paragraphe 34, citant Rafuse c. Canada (Ministre du Développement des ressources humaines), 2002 CAF 31.

[42]           En l’espèce, je ne suis pas convaincu que la SI, après un nouvel examen, arriverait inéluctablement ou inévitablement à la même conclusion à propos de l’interdiction de territoire du demandeur. Au vu de la jurisprudence qui était en vigueur à l’époque où elle a rendu sa décision, la SI n’a pas évalué pleinement la preuve dont elle disposait au regard des principes découlant de l’arrêt B010 (CSC). Compte tenu de cet arrêt, la décision de la SI est dénuée de l’analyse que l’on exige aujourd’hui.

C.                 La décision de l’agent de mettre fin à l’étude de la demande d’asile du demandeur est‑elle raisonnable?

[43]           La décision de l’agent de donner l’avis et de mettre fin à la demande d’asile du demandeur en application de l’article 104 de la LIPR ne peut se justifier et elle est donc déraisonnable parce qu’elle repose sur une conclusion d’interdiction de territoire erronée et déraisonnable de la part de la SI. Il est inutile de traiter des arguments des parties au sujet de l’étendue du pouvoir discrétionnaire qu’accorde à l’agent l’article 104 de la LIPR, ou de la question de savoir si l’agent aurait dû attendre l’issue des demandes de contrôle judiciaire et d’exemption ministérielle avant de mettre fin à la demande d’asile du demandeur.

[44]           La décision de l’agent est donc infirmée et la demande d’asile du demandeur peut maintenant se poursuivre.

D.                Faut-il adjuger des dépens au demandeur?

[45]           L’article 22 des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés DORS/93-22, empêche d’octroyer des dépens en l’absence de « raisons spéciales ».

[46]           Le demandeur soutient qu’il a droit à des dépens pour la partie post-autorisation de la présente demande parce qu’il existe des raisons spéciales, et il invoque l’arrêt Ndungu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CAF 208, au paragraphe 7, 204 ACWS (3d) 31, où la Cour d’appel fédérale a jugé qu’il est possible de conclure à l’existence de raisons spéciales justifiant l’octroi de dépens à l’encontre du défendeur si [traduction] « le ministre s’est opposé de façon déraisonnable à une demande de contrôle judiciaire manifestement fondée ». Le défendeur dit que, en l’espèce, aucune raison spéciale ne justifie cette adjudication de dépens.

[47]           Je conviens avec le défendeur que les circonstances de l’espèce ne justifient pas l’adjudication de dépens au demandeur.

E.                 Faut-il certifier une question en vertu de l’alinéa 74d) de la LIPR?

[48]           Après l’audition de la présente affaire, le demandeur et le défendeur ont tous deux produit des observations écrites au sujet de la certification de questions : le demandeur en lien avec la décision de l’agent, le défendeur en lien avec la décision de la SI.

[49]           Dans l’arrêt Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 168, [2014] 4 RCF 290, la Cour d’appel fédérale a écrit :

[9]        Il est de droit constant que, pour être certifiée, une question doit i) être déterminante quant à l’issue de l’appel, ii) transcender les intérêts des parties au litige et porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale. En corollaire, la question doit avoir été soulevée et examinée dans la décision de la cour d’instance inférieure, et elle doit découler de l’affaire, et non des motifs du juge […]. [Renvois omis]

[50]           Après avoir passé en revue et examiné les observations des parties à ce sujet, je considère qu’il n’y a pas lieu de certifier une question dans le dossier IMM‑3760‑14 parce que le fondement de la décision de l’agent est écarté par ma conclusion que la décision de la SI sur l’admissibilité du demandeur est déraisonnable. Il ne serait pas approprié non plus de certifier une question dans le dossier IMM‑881‑14 parce que la SI doit encore appliquer aux faits de l’espèce les règles de droit découlant de l’arrêt B010 (CSC) et que toute question de droit ou question mixte de fait et de droit non encore réglée devrait être tranchée par la SI, et non par la Cour.

VI.             Conclusion

[51]           La décision de la SI (IMM‑881‑14) est déraisonnable car elle ne tient pas compte des changements apportés en droit découlant de l’arrêt B010 (CSC). En conséquence, la décision de l’agent de mettre fin à la demande d’asile du demandeur (IMM‑3760‑14) doit être infirmée elle aussi, car elle repose sur la décision déraisonnable de la SI.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE : la demande de contrôle judiciaire est accueillie dans chacun des deux dossiers IMM-881-14 et IMM-3760-14; la décision de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, datée du 22 janvier 2014, est infirmée et l’affaire est renvoyée à la SI pour qu’un membre différent de la Section de l’immigration statue à nouveau sur l’affaire conformément aux motifs du présent jugement; l’avis daté du 7 avril 2014 par lequel l’agent d’immigration a mis fin à la demande d’asile du demandeur est infirmé et cette demande peut maintenant se poursuivre; aucune question de portée générale n’est certifiée; une copie du présent jugement et motifs sera versée dans chacun des dossiers IMM‑881-14 et IMM‑3760-14.

« Keith M. Boswell »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIERS :

IMM-881-14 ET imm-3760-14

 

INTITULÉ :

HAMALRAJ HANDASAMY c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 OctobrE 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 19 dÉcembrE 2016

 

COMPARUTIONS :

Jared Will

Joshua Blum

 

POUR LE demandeur

 

Gregory G. George

Laoura Christodoulides

 

POUR LE défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIERS :

Jared Will & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

pour LE demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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