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Date : 20161214


Dossier : IMM-2594-16

Référence : 2016 CF 1371

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 14 décembre 2016

En présence de monsieur le juge Gleeson

ENTRE :

GJIN VUKAJ

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               M. Vukaj est un citoyen de l’Albanie. Il a demandé l’asile au motif qu’il court un risque en raison d’une vendetta qui perdure entre sa famille et une puissante et influente famille albanaise.

[2]               La Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (SPR) a rejeté la demande de M. Vukaj au motif qu’il n’avait pas établi une crainte subjective ni que la vendetta alléguée perdurait. La décision de la SPR a été maintenue par la Section d’appel des réfugiés (SAR). La décision de la SAR a par la suite été annulée par notre Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire au motif que la SAR avait fait erreur dans la détermination et l’application de la norme de contrôle à laquelle était assujettie la décision de la SPR.

[3]               Lors du réexamen, la SAR a de nouveau rejeté l’appel et confirmé la décision de la SPR. En cours d’instance, elle a admis en preuve deux nouveaux éléments de preuve documentaire et elle a tenu une audience. Elle a conclu que la question déterminante était celle de savoir si les allégations de risque étaient crédibles. Compte tenu des témoignages entendus lors de l’audience, la SAR n’a pas cru que M. Vukaj et les membres de sa famille étaient à cette époque les victimes d’une vendetta. M. Vukaj soutient que la SAR a commis une erreur en tirant cette conclusion et il demande à la Cour d’annuler la décision de la SAR et de renvoyer l’affaire à un tribunal de la SAR différemment constitué pour qu’il procède à un autre réexamen.  

[4]               M. Vukaj fait valoir que bien que la SAR ait correctement déterminé la norme de contrôle applicable à l’examen de la décision de la SPR, elle a commis une erreur en l’appliquant. De plus, il fait valoir que les conclusions de la SAR quant à la crédibilité sont problématiques, que la SAR a commis une erreur en refusant d’admettre des preuves documentaires et qu’elle n’a pas tenu compte du fait que ses frères avaient obtenu l’asile par suite de demandes reposant sur les mêmes allégations concernant la vendetta dont sa famille était la victime.

[5]               J’ai examiné les observations que les parties ont présentées à la Cour verbalement et par écrit ainsi que l’ensemble du dossier. Ce faisant, je n’ai pas été en mesure de déterminer ce sur quoi se fonde la SAR pour conclure « qu’il n’est pas nécessaire pour moi de procéder à une analyse exhaustive des motifs de la décision de la SPR ». Cette question est déterminante et la seule sur laquelle je dois me prononcer. La demande est accueillie pour les motifs exposés ci‑dessous.

II.                Norme de contrôle

[6]               Il n’y a pas de désaccord entre les parties en ce qui concerne la norme de contrôle à laquelle est assujettie la décision de la SAR : la Cour doit appliquer la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 [Huruglica], au par. 35).

[7]               La cour chargée de contrôler une décision fera preuve de déférence envers le décideur appelé à interpréter sa loi constitutive (Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c Canada (Procureur général), 2014 CSC 40, au par. 55). Dans le contexte d’un contrôle judiciaire, la norme de la décision raisonnable s’attache à la justification, la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel et à la question de savoir si la décision appartient aux  issues raisonnables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au par. 47). 

III.             Analyse

[8]               Le défendeur fait valoir que la SAR 1) a relevé les principales préoccupations de la SPR 2) a raisonnablement déterminé qu’il convenait de tenir une audience par suite de sa décision d’admettre, comme preuve nouvelle, une lettre écrite par l’épouse de M. Vukaj. Le défendeur ajoute qu’il était raisonnable que la SAR conclue qu’en raison des témoignages livrés par M. Vukaj et son épouse lors de l’audience il y avait des problèmes de crédibilité insurmontables ayant amené le commissaire à ne pas ajouter foi à l’allégation de M. Vukaj selon laquelle une vendetta à laquelle prenait part une influente famille albanaise perdurait. Les arguments du défendeur ne me convainquent pas.

[9]               Dans sa décision de maintenir la décision de la SPR, il ressort à l’évidence que la SAR s’est appuyée sur ses propres conclusions en matière de crédibilité découlant des témoignages de vive voix de M. Vukaj et de son épouse. Le demandeur soutient qu’il s’agit là du seul motif sur lequel se fonde la décision de la SAR et, invoquant l’arrêt Huruglica de la Cour d’appel fédérale, il soutient que cela est contraire à l’obligation de la SAR d’examiner la décision de la SPR en vue de déterminer si cette dernière a commis une erreur de droit, de fait ou mixte de droit et de fait. À cet égard, le demandeur n’a pas fait valoir que la SAR a l’obligation de tenir une audience de novo, comme l’a compris le défendeur, mais plutôt que la SAR était tenue d’examiner et de se prononcer sur les erreurs que M. Vukaj attribue à la SPR dans ses observations.

[10]           Le défendeur fait valoir que la décision de SAR montre que cette dernière était consciente des préoccupations de la SPR, et que l’aperçu factuel que donne la SAR permet de connaître les raisons qui justifient la décision de la SPR. Je relève également qu’au début de son analyse la SAR a indiqué qu’elle procédait à « un examen indépendant du dossier » ainsi qu’à l’examen des preuves nouvelles admissibles et des témoignages entendus.

[11]           Il est évident que la SAR s’est employée à comparer les nouveaux éléments de preuve proposés et ceux dont disposait la SPR. Cela peut raisonnablement mener à la conclusion, comme le soumet l’avocat du défendeur, que la SPR avait une bonne compréhension du dossier. Toutefois, il n’en demeure pas moins qu’une lecture des motifs ne nous permet pas de conclure que les questions soulevées par M. Vukaj en appel ont effectivement été examinées. Parmi celles‑ci, il y a avait l’allégation que la SPR avait amalgamé crainte subjective et crédibilité, que des éléments de preuve indépendants dont disposait la SPR n’ont pas été examinés et que des erreurs de traduction, susceptibles d’avoir eu une incidence sur la compréhension de la SPR, ont été commises, ce qui a ensuite mené à des conclusions défavorables déraisonnables en matière de crédibilité.

[12]           La SAR a fort bien pu, comme l’a fait valoir le défendeur, examiner chacune des erreurs relevées par M. Vukaj lors de l’examen des faits et au moment de considérer les nouveaux éléments de preuve, mais cela n’est pas reflété dans la décision ou le dossier. La SAR a plutôt conclu qu’au vu des conclusions négatives en matière de crédibilité « il n’est pas nécessaire pour moi de procéder à une analyse exhaustive des motifs de la décision de la SPR ».

[13]           La question de savoir si la SAR a ou non examiné les questions soulevées en appel demeurent sans réponse faute d’analyse exhaustive par elle de la décision de la SPR. La décision de la SAR est de nature à étayer diverses conclusions : 1) aucune erreur n’a été commise par la SPR ou 2) toute erreur commise n’était pas suffisante pour l’emporter sur les conclusions défavorables de la SAR en matière de crédibilité. Toutefois, on pourrait aussi conclure que la SAR s’est prononcée sans autre analyse et qu’elle s’est appuyée sur ses conclusions en matière de crédibilité à l’exclusion de tous les autres éléments de preuve parce que ses « propres conclusions découlant de [son] analyse de la crédibilité de l’appelant lors de la tenue de cette audience, confirment la décision de la SPR de rejeter [la] demande d’asile ». Selon moi, cette dernière possibilité n’est pas compatible avec le rôle de la SAR qui consiste à effectuer sa « propre analyse du dossier afin de décider si la SPR a bel et bien commis l’erreur alléguée par l’appelant » (Huruglica, au par. 103). Le fait de ne pas examiner ces questions en appel mine la transparence de la décision de la SAR, de sorte qu’elle est déraisonnable.

[14]           Je suis conscient du fait qu’« [i]l se peut que les motifs ne fassent pas référence à tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire, mais cela ne met pas en doute leur validité ni celle du résultat au terme de l’analyse du caractère raisonnable de la décision » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au par. 16). Toutefois, lorsque les motifs ne permettent pas de suivre le raisonnement du décideur alors qu’il a pu emprunter différentes voies et qu’au moins l’une d’entre elles ouvre la porte à une issue potentiellement différente, le caractère raisonnable de la décision est mis en doute et la Cour peut intervenir.

[15]           En l’espèce, il n’est pas évident que la SAR a examiné ses conclusions en matière de crédibilité dans le contexte plus large des erreurs qu’aurait commises la SPR. Cela mine le caractère justifiable, la transparence et l’intelligibilité de la décision de la SAR et la rend déraisonnable.

IV.             Conclusion

[16]           La demande est accueillie. Les parties n’ont pas proposé de questions de portée générale, et aucune n’est soulevée en l’espèce.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE CE QUI SUIT : la demande est accueillie, la décision de la SAR est annulée et l’affaire renvoyée pour nouvel examen par un autre commissaire. Aucune question n’est certifiée.

« Patrick Gleeson »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2594-16

 

INTITULÉ :

GJIN VUKAJ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

CALGARY (ALBERTA)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 5 DÉCEMBRE 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GLEESON

 

DATE :

LE 14 DÉCEMBRE 2016

 

COMPARUTIONS :

Bjorna Shkurti

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Stephen A. McLauchlin

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Shkurti Law

Avocats

Calgary (Alberta)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Calgary (Alberta)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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