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Date : 20161207


Dossier : IMM-4824-15

Référence : 2016 CF 1347

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 7 décembre 2016

En présence de madame la juge Roussel

ENTRE :

KHALID SAFI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision datée du 30 septembre 2015 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la SPR) a conclu qu’il n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au titre des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR).

[2]               Pour les motifs exposés ci‑dessous, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

I.                   Le contexte

[3]               Le demandeur est un citoyen de l’Afghanistan qui est arrivé au Canada le 20 octobre 2012 et a demandé l’asile parce qu’il disait craindre avec raison d’être persécuté pour les trois (3) motifs suivants : (1) la notoriété de son défunt père, qui était un général très connu et tenu en haute estime en Afghanistan où il s’est battu contre l’invasion russe; (2) le fait qu’il a travaillé comme interprète pour les Forces spéciales des États-Unis à la base aérienne de Bagram, en Afghanistan; (3) le fait qu’il a reçu un diagnostic de schizophrénie et qu’il souffre d’hallucinations auditives et d’idées délirantes selon lesquelles il est poursuivi par l’Agence centrale de renseignement américaine (CIA).

[4]               Le demandeur déclare qu’il a été entendu par la SPR pendant deux (2) jours, soit le 20 mai 2015 et le 14 juillet 2015. Compte tenu de l’état de santé précaire du demandeur, une représentante de la Société de schizophrénie de l’Ontario a été chargée d’aider le demandeur pendant les audiences à la SPR. La conseil du demandeur a été autorisée à interroger celui-ci en premier.

[5]               À l’appui de sa demande, le demandeur a produit un certain nombre de documents, notamment des documents établissant la réputation de son père et le rang important qu’il occupait dans le gouvernement afghan, une lettre d’une entreprise afghane de services d’interprétation confirmant qu’il avait travaillé comme interprète à la base aérienne de Bagram, un rapport d’évaluation psychiatrique, une lettre de son médecin traitant au Canada et une lettre de la Société de schizophrénie de l’Ontario. Le demandeur a soumis des documents relatifs à la situation dans le pays établissant que les talibans et d’autres éléments antigouvernementaux en Afghanistan prennent régulièrement pour cible, enlèvent et tuent des personnes qui sont soupçonnées de sympathiser avec les Forces américaines, d’espionner pour leur compte ou d’entretenir des liens avec elles. Le demandeur a aussi produit des éléments de preuve confirmant que, en Afghanistan, les personnes souffrant de schizophrénie ne reçoivent aucun soin de santé mentale.

[6]               Le premier jour de l’audience, la SPR a entendu le témoignage du demandeur. Lors d’une conférence préparatoire à l’audience, laquelle a précédé le témoignage du demandeur, le commissaire de la SPR a déclaré qu’il souhaitait envoyer la lettre de l’entreprise de services d’interprétation afin qu’elle soit vérifiée par la Section de recherche des renseignements précis (SRRP) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. Après l’audience, la SRRP a communiqué avec l’ambassade du Canada en Afghanistan, laquelle a communiqué avec l’entreprise de services d’interprétation. L’entreprise a répondu que la lettre était contrefaite et a recommandé que le processus de demande introduit par le demandeur soit annulé. Ce renseignement a été communiqué au demandeur et l’audience à la SPR a repris le 14 juillet 2015, et la SPR a alors entendu d’autres témoignages de la part du demandeur et de la représentante désignée, ainsi que des observations de la part de la conseil du demandeur.

[7]               La SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur le 30 septembre 2015.

II.                La décision de la SPR

[8]               La SPR a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger, au titre des articles 96 et 97 de la LIPR. Étant donné les faux documents présentés comme éléments de preuve de son emploi au sein de l’entreprise de services d’interprétation, et l’absence de toute preuve corroborant son emploi au sein des Forces spéciales des États-Unis, la SPR a conclu que les allégations du demandeur n’étaient pas crédibles. La SPR a aussi conclu que l’allégation du demandeur selon laquelle il était exposé au risque de persécution en Afghanistan en raison de sa schizophrénie relevait de « conjectures ». Enfin, la SPR a conclu qu’elle n’avait pas compétence pour examiner la question de savoir si, pour des motifs d’ordre humanitaire, le demandeur devrait être autorisé à demeurer au Canada afin de recevoir d’autres traitements.

III.             Analyse

[9]               Le demandeur soutient que la SPR a manqué à l’équité procédurale en omettant d’examiner deux (2) des trois (3) motifs de risque invoqués dans sa demande d’asile : le risque fondé sur ses hallucinations et ses idées délirantes voulant qu’il était poursuivi par la CIA et le risque fondé sur le rang important de son père.

[10]           Le demandeur fait valoir que les éléments de preuve établissent incontestablement qu’il souffre de schizophrénie, qu’il a des hallucinations auditives et des idées délirantes selon lesquelles la CIA surveille chacun de ses mouvements et communique directement avec lui. S’il retourne en Afghanistan et parle de ces idées, il sera exposé à un risque objectif de persécution parce qu’il sera soupçonné d’entretenir des liens avec la CIA. La preuve documentaire produite à la SPR démontre clairement que les talibans et d’autres groupes armés antigouvernementaux et opposés à l’Occident prennent régulièrement pour cibles les citoyens afghans dont les liens avec les États-Unis ou les forces internationales sont connues, ou les personnes soupçonnées d’espionnage. Le demandeur avance que la SPR a omis de traiter ce motif de risque particulier et distinct.

[11]           Le demandeur fait valoir en outre que la SPR a omis d’examiner le motif additionnel de persécution découlant de sa crainte d’être recruté par les talibans en raison de la notoriété de son père. Étant donné qu’il y avait des éléments de preuve corroborant le poste occupé par le père du demandeur et la réputation de celui-ci en Afghanistan, et des éléments de preuve objectifs de recrutement forcé par les talibans, la SPR avait l’obligation d’examiner ce motif de risque, même si elle a conclu que l’allégation du demandeur selon laquelle il avait travaillé au sein des Forces spéciales des États‑Unis à la base aérienne de Bagram n’était pas crédible.

[12]           Le défendeur soutient par contre que la décision de la SPR était raisonnable et ne devrait pas être infirmée. La conclusion défavorable quant à la crédibilité du demandeur était raisonnable, car elle était fondée sur la présentation d’un faux document. De plus, la SPR a examiné l’argument relatif à la schizophrénie du demandeur, et elle a conclu que la thèse voulant que le demandeur serait exposé à des risques en raison de cet état était hypothétique. Malgré la preuve démontrant que le demandeur souffrait d’idées délirantes et d’hallucinations, la SPR n’a pas estimé que celui-ci avait tendance à parler de ce problème aux autres.

[13]           En ce qui concerne le risque découlant de la notoriété du père du demandeur, le défendeur soutient que la preuve produite à la SPR confirme seulement le poste occupé par le père du demandeur. Cette preuve ne confirme donc pas que le demandeur était susceptible d’être recruté dans l’espoir d’attirer d’autres personnes à se joindre à la cause défendue par les talibans. Il n’y a pas non plus de preuve que les talibans voulaient faire du mal au demandeur en raison de la notoriété de son défunt père. L’évaluation défavorable de la SPR quant à la crédibilité des allégations du demandeur entachait sa crédibilité en général, notamment son allégation de recrutement par les talibans.

[14]           Il est bien établi dans la jurisprudence que la SPR doit évaluer tous les motifs de risque qui sont manifestes au vu du dossier. Cette obligation a été formulée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, à la page 745, et réitérée par la Cour au paragraphe 10 de la décision Thurairaja c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 409, aux paragraphes 19 à 21 de la décision Ajelal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1093; aux paragraphes 5 et 6 de la décision Varga c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 494. Cette telle obligation existe dans toutes les situations, même lorsque la crédibilité du demandeur est contestée (Jama c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 668, aux paragraphes 19 et 20; Hannoon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 448, au paragraphe 47; Bastien c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 982, aux paragraphes 8, 10 à 13).

[15]           En l’espèce, que la décision soit judiciairement contrôlée selon la norme de la décision raisonnable ou selon celle de la décision correcte, je suis d’avis que la SPR a commis une erreur susceptible de contrôle lorsqu’elle a omis d’examiner deux (2) des trois (3) motifs de risque avancés par le demandeur.

[16]           La preuve dont la SPR disposait établissait clairement que le demandeur avait reçu un diagnostic de schizophrénie et de trouble de stress post-traumatique, et qu’il souffrait d’hallucinations auditives et d’idées délirantes. Le demandeur dit qu’il entend la voix d’un homme avec lequel il était l’ami pendant qu’il travaillait à la base aérienne de Bagram en Afghanistan et qu’il croit qu’il est surveillé par la CIA. Certes, les médicaments qui lui ont été prescrits l’aident à dormir la nuit, mais ils n’ont pas permis de mettre fin à ses hallucinations auditives. La preuve non contestée à cet égard a été acceptée par la SPR, comme cela ressort du paragraphe 5 de sa décision.

[17]           Selon le témoignage de la représentante de la Société de schizophrénie de l’Ontario qui a témoigné pour le compte du demandeur à la SPR, il est fréquent que des personnes comme le demandeur parlent de leurs hallucinations auditives. Elle a aussi déclaré que la schizophrénie est une maladie mentale chronique dont les symptômes sont toujours présents, et que même si les symptômes du demandeur peuvent être contrôlés grâce aux médicaments et que la capacité de gérer ces symptômes puisse changer au fil du temps, ils vont probablement s’intensifier si ce dernier est renvoyé en Afghanistan.

[18]           En outre, les documents sur la situation dans le pays présentés par le demandeur confirment le risque auquel sont exposées les personnes qui, en Afghanistan, sont soupçonnées d’entretenir des liens avec les Américains ou d’espionner pour leur compte.

[19]           Certes, je souscris à l’avis du défendeur selon lequel la maladie mentale ne donne pas le droit à un non‑citoyen de demeurer au Canada (Beaumont c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2007 CF 787, au paragraphe 14), cependant, j’estime qu’en l’espèce le risque objectif fondé sur des soupçons de liens avec la CIA était manifeste au vu du dossier. Cela a aussi été expressément plaidé par la conseil du demandeur. Lorsque le commissaire de la SPR a déclaré à la conférence préparatoire à l’audience qu’il souhaitait que la lettre de l’entreprise de services en interprétation soit authentifiée, la conseil du demandeur a expliqué au commissaire de la SPR que, abstraction faite de la lettre et de l’emploi du demandeur au sein des Forces spéciales des États-Unis en tant qu’interprète, il y avait deux (2) motifs distincts de risque , notamment le risque objectif découlant des hallucinations continues et des idées délirantes relatives à la CIA, et que ceux-ci devaient être examinés par la SPR. La conseil a expressément déclaré que si le demandeur déclarait en Afghanistan que la CIA communiquait avec lui, un profil de risque objectif serait créé, en plus du risque déjà existant qui résulte du degré d’intolérance envers les personnes souffrant de maladies mentales. En l’espèce, la SPR avait l’obligation d’évaluer ce risque objectif particulier.

[20]           Le défendeur soutient que la SPR a tenu compte du risque lié à la schizophrénie du demandeur et il se fonde sur l’extrait suivant de la décision de la SPR pour étayer sa prétention :

[9] Il me reste le diagnostic de schizophrénie du demandeur d’asile au Canada. Bien que la conseil ait conjecturé que, si le demandeur d’asile retournait en Afghanistan, il pourrait continuer à prétendre avoir travaillé pour les Américains, et les talibans pourraient l’apprendre d’une façon ou d’une autre, ce qui l’amènerait alors à être persécuté, il ne s’agit que de conjectures.

[21]           Contrairement à la prétention du défendeur, j’estime que cet extrait ne démontre pas que la SPR a évalué le risque objectif constitué par les soupçons de liens entre le demandeur et la CIA et a estimé qu’il s’agissait d’un motif de persécution distinct du risque associé à l’emploi du demandeur en tant qu’interprète pour le compte des Américains en Afghanistan. Si tel est le cas, l’évaluation de la SPR n’est pas suffisamment exhaustive pour que la décision qu’elle a rendue soit transparente et intelligible. J’ajouterais aussi qu’il ne ressort pas clairement de cet extrait que la SPR a estimé qu’il était hypothétique que le demandeur parle de ses hallucinations et de ses idées délirantes en Afghanistan, s’il devait y retourner, et que ces propos seraient rapportés aux talibans et entraîneraient la persécution.

[22]           L’omission de la SPR d’évaluer et de prendre en compte ce motif particulier de risque qui était à la fois manifeste au vu du dossier et qui a été soulevé par le demandeur constitue une erreur susceptible de contrôle, et ainsi, la décision ne peut pas être maintenue.

[23]           Bien qu’une telle erreur suffise pour que je statue sur la demande, je suis aussi d’avis que la SPR a omis d’examiner le motif de persécution avancé par le demandeur selon lequel il risquait d’être recruté en raison de la notoriété de son défunt père. Bien que le défendeur soutienne qu’il n’y a pas de preuve que les talibans voulaient recruter le demandeur dans l’espoir d’attirer d’autres personnes à leur cause ou que les talibans lui feraient du mal en raison de la notoriété de son défunt père, le dossier contenait des preuves qui corroboraient la notoriété du père du demandeur, ainsi que des éléments de preuve objectifs de recrutement forcé par les talibans. Il demeure que la décision de la SPR est muette quant à cette question, et il est impossible de savoir si la SPR s’est penchée ou non sur celle-ci. Une fois de plus, l’omission de la SPR d’examiner ce motif de persécution constitue une erreur susceptible de contrôle justifiant l’intervention de la Cour.

[24]           Pour les motifs susmentionnés, la demande de contrôle judiciaire devra être accueillie et l’affaire renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SPR afin qu’il soit à nouveau statué sur celle-ci.

[25]           Dans la présente instance, les parties n’ont pas proposé de question à certifier.


JUGEMENT

LA COUR STATUE comme suit :

1.             La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Section de la protection des réfugiés afin qu’il statue à nouveau sur l’affaire.

2.             Aucune question n’est certifiée aux fins d’appel.

« Sylvie E. Roussel »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4824-15

INTITULÉ :

KHALID SAFI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 AVRIL 2016

JUGEMENT ET MOTIFS DU JUGEMENT :

 

LA JUGE ROUSSEL

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

 

LE 7 DÉCEMBRE 2016

COMPARUTIONS :

Benjamin Liston

POUR LE DEMANDEUR

Alex Kam

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bureau du droit des réfugiés

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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