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Date : 20170104


Dossier : IMM‑1092‑16

Référence : 2017 CF 12

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 4 janvier 2017

En présence de monsieur le juge Gleeson

ENTRE :

CLAROY KADEEM REEVES

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               Le demandeur, M. Claroy Kadeem Reeves, est un citoyen de la Jamaïque qui est arrivé au Canada en 2010 avec ses parents et sa sœur en qualité de résident temporaire. Ses parents ont fait une demande d’asile. La demande a été rejetée.

[2]               Un examen des risques avant renvoi (ERAR) a été entrepris en janvier 2015, au motif que M. Reeves craignait d’être victime d’un préjudice s’il retournait en Jamaïque en raison de son orientation sexuelle, un risque qui n’avait pas été mentionné dans la demande d’asile et qui n’avait pas été évalué auparavant. La demande d’ERAR a été rejetée en juin 2015, et M. Reeves a demandé un contrôle judiciaire de cette décision. Conformément à une entente entre les parties, la demande de contrôle judiciaire a fait l’objet d’un désistement, et l’affaire a été renvoyée pour nouvelle décision.

[3]               Pour rendre une nouvelle décision, l’agent d’ERAR (l’agent) a tenu une audience pour que M. Reeves puisse répondre à certaines questions concernant son orientation sexuelle. En février 2016, la demande d’ERAR a encore été rejetée, puisque l’agent ne trouvait pas M. Reeves crédible sur la question de son homosexualité. C’est de cette décision que la Cour est maintenant saisie.

[4]               M. Reeves soutient que les conclusions de l’agent quant à la crédibilité étaient fondées sur des considérations déraisonnables ou non pertinentes et que l’agent a traité d’une manière déraisonnable certains éléments de preuve présentés au soutien des prétentions de M. Reeves relatives à son orientation sexuelle. Il soutient également qu’en omettant de lui donner une occasion de faire valoir son point de vue au sujet des incohérences alléguées dans les éléments de preuve, l’agent a violé le droit de M. Reeves à l’équité procédurale.

[5]               La demande soulève les questions suivantes :

A.                 Les conclusions de l’agent quant à la crédibilité étaient‑elles déraisonnables?

B.                 L’agent a‑t‑il fait abstraction de la preuve corroborante ou omis de l’apprécier?

C.                 Le processus a‑t‑il été inéquitable sur le plan procédural?

[6]               Je suis d’avis que l’agent a traité de manière raisonnable les éléments de preuve présentés par M. Reeves et qu’il a fait des constatations et tiré des conclusions qui étaient raisonnables eu égard aux faits et au droit. Il n’y a pas eu de manquement à l’équité procédurale. La demande est rejetée pour les motifs qui suivent.

II.                Norme de contrôle

[7]               Les parties conviennent que les questions relatives à la crédibilité et la pondération des éléments de preuve sont des questions de fait susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Une cour de révision doit faire preuve d’une retenue considérable à l’égard des conclusions de fait d’un agent (Chakrabarty c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2007 CF 1199, Girmaeyesus c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 53 (Girmaeyesus) au paragraphe 21, Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190, 2008 CSC 9 [Dunsmuir] au paragraphe 47 et Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, [2009] 1 R.C.S. 339, 2009 CSC 12, au paragraphe 89). La Cour interviendra seulement si la décision de l’agent ne satisfait pas aux exigences de justification, de transparence et d’intelligibilité ou qu’elle n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, au paragraphe 47).

[8]               Pour ce qui concerne les questions relatives à l’équité procédurale, c’est la norme de la décision correcte qui s’applique (Girmaeyesus, au paragraphe 21).

III.             Analyse

A.                Les conclusions de l’agent quant à la crédibilité étaient‑elles déraisonnables?

[9]               Dans la décision, l’agent a relevé plusieurs incohérences entre les éléments de preuve présentés par M. Reeves au cours de son témoignage et le récit circonstancié qu’il avait fourni aux fins du premier ERAR en février 2015. L’agent a également relevé des incohérences entre le témoignage de M. Reeves et les éléments de preuve présentés par M. Belnavis, qui avait eu une relation avec le demandeur de 2012 jusqu’au printemps de 2015. L’agent a tiré des conclusions défavorables concernant la crédibilité en raison de ces incohérences.

[10]           De plus, l’agent a tiré une inférence négative de l’incapacité de M. Reeves à se rappeler le nom du représentant d’une école en Jamaïque à qui il avait dévoilé son orientation sexuelle au téléphone et de l’incapacité de M. Reeves à donner le prénom d’un enseignant en Jamaïque avec qui il prétendait avoir eu une relation intime pendant plusieurs mois avant d’arriver au Canada.

[11]           M. Reeves conteste les inférences négatives concernant la crédibilité, en soutenant qu’elles n’étaient pas étayées par la preuve ou que l’agent s’est concentré sur des détails triviaux. Il soutient que le défaut de prendre en compte la totalité de la preuve a empêché l’agent de reconnaître le risque lié à son orientation sexuelle. Je ne suis pas d’accord.

[12]           L’agent a entrepris une évaluation détaillée de la preuve et il a soigneusement examiné les incohérences entre le témoignage de M. Reeves et les autres éléments de preuve présentés au soutien de la demande d’ERAR, et il a soigneusement statué sur ces incohérences. Comme mentionné précédemment, il appartient à l’agent, et non à la Cour, de pondérer et d’apprécier les éléments de preuve. Après avoir examiné les éléments de preuve et la décision de l’agent, je suis convaincu que les conclusions concernant la crédibilité sont raisonnables. L’agent avait des réserves légitimes à l’égard des incohérences entre le témoignage de M. Reeves et les autres éléments de preuve présentés. L’agent a tenté d’obtenir des explications à ces incohérences, et là où des explications lui ont été fournies, l’agent les a examinées et a statué sur celles‑ci.

[13]           L’incapacité de M. Reeves à fournir quelque renseignement que ce soit concernant les individus qui avaient souffert d’homophobie en Jamaïque est un des nombreux exemples d’incohérences flagrantes relevées par l’agent. M. Reeves avait affirmé dans des observations initiales datées de février 2015 : [traduction] « Je connais quelques personnes qui ont souffert et ont perdu leur vie », et, dans son affidavit daté de décembre 2015, il affirmait que le frère de son ami Selvin [traduction] « s’est fait tuer en Jamaïque à cause de son orientation sexuelle ». À l’audience, toutefois, M. Reeves a été incapable de fournir quelque renseignement que ce soit au sujet d’individus précis lorsque l’agent le lui a demandé. Des exemples similaires sont évidents lorsque l’on compare les éléments de preuve présentés par M. Belnavis et le témoignage de M. Reeves.

[14]           Les conclusions défavorables de l’agent concernant la crédibilité sont raisonnables.

B.                 L’agent a‑t‑il fait abstraction de la preuve corroborante ou omis de l’apprécier?

[15]           M. Reeves soutient que l’omission de l’agent de traiter des affidavits produits au soutien de l’ERAR, éléments de preuve qui étaient à la fois pertinents et crédibles, rend la décision déraisonnable. Il soutient que là où l’agent a traité d’éléments de preuve provenant d’affidavits, il l’a fait d’une manière déraisonnable qui mine également le caractère raisonnable de la décision. Ici encore, je ne suis pas d’accord.

[16]           M. Reeves conteste essentiellement le caractère suffisant des motifs fournis. Toutefois, le caractère suffisant des motifs n’est pas à lui seul un motif d’ingérence dans la décision d’un tribunal administratif : « […] les motifs doivent être examinés en corrélation avec le résultat et ils doivent permettre de savoir si ce dernier fait partie des issues possibles » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), [2011] 3 R.C.S. 708 (Newfoundland Nurses) au paragraphe 14).

[17]           Un tribunal administratif n’est pas tenu de mentionner chacun des éléments de preuve ni de traiter de chacun des arguments soulevés. De même, le fait qu’un tribunal administratif ne traite pas de tous les arguments ou de tous les éléments de preuve qu’un juge siégeant en révision aurait peut‑être préférés ne rend pas les motifs fournis ni le résultat déraisonnables (Newfoundland Nurses, au paragraphe 16).

[18]           L’agent est présumé avoir examiné tous les éléments de preuve. Un examen du dossier en l’espèce démontre qu’en fait, c’est ce que l’agent a fait. L’agent a énuméré les éléments de preuve présentés, il a admis les conditions dans le pays, et il a réaffirmé dans une note au dossier que tous les éléments de preuve, y compris l’affidavit tardif de Mme Sunita Mistry, avaient été examinés. Les motifs de l’agent étayent les conclusions et la décision aussi bien au regard des faits que des principes.

[19]           L’agent n’a pas méconnu ni omis d’apprécier les éléments de preuve corroborants. Il était raisonnable que l’agent conclue que les éléments de preuve étaient insuffisants pour que l’on puisse conclure que M. Reeves serait prospectivement exposé à un risque personnalisé s’il retournait en Jamaïque.

C.                 Le processus a‑t‑il été inéquitable sur le plan procédural?

[20]           M. Reeves a soutenu que l’agent était tenu de lui donner la possibilité de s’expliquer au sujet des incohérences dans sa preuve. Il soutient que le défaut de lui donner une telle possibilité constitue une erreur susceptible de contrôle.

[21]           La juge Judith Snider a traité de la question de savoir si un demandeur devait être informé des préoccupations relatives à des incohérences dans la décision Tekin c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 357, où elle a affirmé, au paragraphe 14, que « [l]’obligation d’équité n’exige pas que [le décideur] informe le demandeur de toutes ses préoccupations quant à la crédibilité […] », puis elle a affirmé : « En l’espèce, le demandeur était représenté par un avocat, les parties savaient que la crédibilité était une question en litige et l’incohérence entre l’exposé contenu dans le FRP du demandeur et son témoignage de vive voix était facilement apparente. Par conséquent, la Commission n’avait pas l’obligation d’informer le demandeur de cette incohérence et son omission de le faire ne constitue pas une erreur susceptible de contrôle ».

[22]           En l’espèce, M. Reeves a bénéficié d’une audience, il a été représenté par un avocat, et il savait que l’audience avait pour objet de l’interroger au sujet de son orientation sexuelle. M. Reeves et son avocat auraient raisonnablement pu anticiper que la crédibilité serait remise en question. De fait, l’agent a fait part à M. Reeves de bon nombre des incohérences, et de nombreuses autres sont manifestes. La présence d’incohérences et de contradictions dans le témoignage d’un demandeur est un fondement reconnu pour mettre en doute la crédibilité générale d’un demandeur (Ikhuiwu c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 35, au paragraphe 30).

[23]           L’agent n’a pas commis d’erreur en ne signalant pas chacune des sources de ses préoccupations directement à M. Reeves. Le processus n’a pas été entaché d’iniquité procédurale.

IV.             Conclusion

[24]           Je suis convaincu, après avoir lu la décision dans son intégralité, que l’agent a parfaitement compris la demande de M. Reeves et que sa conclusion selon laquelle les éléments de preuve présentés au soutien de cette demande étaient insuffisants pour démontrer l’existence d’un risque prospectif était raisonnable. La demande est rejetée.

[25]           Les parties n’ont signalé aucune question de portée générale, et il ne s’en pose aucune.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande est rejetée. Aucune question n’est certifiée.

« Patrick Gleeson »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1092‑16

 

INTITULÉ :

CLAROY KADEEM REEVES c LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION ET DE LA PROTECTION DES RÉFUGIÉS ET LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 SEPTEMBRE 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GLEESON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 4 JANVIER 2017

 

COMPARUTIONS :

Nazareth Yirgalem

 

pour le demandeur

 

Lucan Gregory

 

pour les défendeurs

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Yirgalem Law

Avocats

Mississauga (Ontario)

 

pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

pour les défendeurs

 

 

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