Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20170106


Dossier : IMM-2310-16

Référence : 2017 CF 19

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 6 janvier 2017

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

JIANJUN WANG

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   APERÇU

[1]               Jianjun Wang (la demanderesse) sollicite le contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada datée du 10 mai 2016 (la décision). La SPR a conclu que la demanderesse manquait de crédibilité et n’était pas une réfugiée au sens de la Convention ni une personne à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR). La SPR a également conclu, au titre du paragraphe 107(2) de la LIPR, que la demande de la demanderesse ne reposait sur aucun fondement crédible, empêchant ainsi tout appel à la Section d’appel des réfugiés.

[2]               Le fondement de la décision était le manque de crédibilité. Dans sa demande, la demanderesse disait craindre le Bureau de la sécurité publique (BSP) et elle prétendait que celui-ci était à sa recherche parce qu’elle était adepte de l’Église du Dieu tout-puissant (l’Église) en Chine. La SPR a conclu que la demanderesse a inventé son récit d’appartenance à l’Église et, par conséquent, la SPR n’était saisie d’aucun élément de preuve crédible lui permettant de conclure que la demanderesse craignait avec raison d’être persécutée en Chine.

[3]               La SPR a également conclu qu’une demande sur place présentée par la demanderesse n’a pas été accueillie parce que le petit rôle qu’elle a joué dans un film qui a été tourné bénévolement à Toronto par l’Église n’aurait pas pour conséquence qu’elle serait perçue par les autorités chinoises comme étant adepte de l’Église du Dieu tout-puissant. La SPR a conclu que la demande sur place a été présentée dans le but de renforcer la demande d’asile de la demanderesse qui, selon elle, était frauduleuse et sans fondement crédible.

[4]               La demanderesse prétend que les conclusions tirées par la SPR quant à la crédibilité étaient déraisonnables et que la SPR a examiné sa preuve à la loupe. Elle prétend que la SPR a mené l’audience de manière désordonnée et interprété sa confusion comme étant un témoignage contradictoire. Elle conteste également la conclusion selon laquelle sa demande ne reposait sur aucun fondement crédible. Elle demande que la décision soit annulée et que l’affaire soit renvoyée à un tribunal différemment constitué pour un nouvel examen conformément aux directives que la Cour estime appropriées.

[5]               Le défendeur dit que le tribunal devait vérifier le récit de la demanderesse concernant le BSP parce qu’il était essentiel en ce qui concerne sa demande et la SPR a posé des questions, de façon raisonnable, sur les détails de son allégation selon laquelle le BSP était à sa recherche. Le défendeur dit que la demanderesse a fait preuve d’un manque de connaissance de sa foi et n’a soumis aucun élément de preuve crédible et fiable, ce qui a mené à la conclusion que sa demande ne reposait sur aucun fondement crédible. Le défendeur prétend, contrairement à ce que la demanderesse affirme, que les questions que la SPR lui a posées n’ont pas semé de confusion chez elle. Ses réponses étaient vagues et elle a changé sa version des faits à plusieurs reprises. Le défendeur prétend que la conclusion de la SPR selon laquelle la demanderesse a modifié son récit en réponse aux questions était une conclusion raisonnable.

[6]               Après avoir examiné les arguments que les parties ont présentés par écrit ou de vive voix à l’audience, et après avoir examiné les documents déposés à l’appui et des parties importantes des transcriptions de l’audience, j’estime que la SPR a tiré de nombreuses conclusions erronées. L’incidence de ces erreurs est importante au point qu’il n’est pas possible d’établir si le résultat aurait été le même si elles n’avaient pas été commises. Par conséquent, pour les motifs qui suivent, la présente demande est accueillie.

II.                DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[7]               La demande d’asile de la demanderesse a été entendue par la SPR au cours de trois séances, lesquelles ont eu lieu aux dates suivantes : le 12 août, le 1er septembre et le 15 septembre 2015. Plus tard, la SPR a conclu qu’elle avait besoin d’éléments de preuve supplémentaires pour être en mesure de bien évaluer la demande sur place de la demanderesse, et l’audience a repris le 3 mars 2016. En fin de compte, lors de cette audience, faute de temps, il n’a pas été possible d’entendre les témoignages sur la demande sur place et l’avocate de la demanderesse a donc été invitée à formuler des observations par écrit sur cette question.

[8]               La décision traite des éléments suivants : la prétention de la demanderesse selon laquelle elle craint le BSP, les omissions dans le formulaire Fondement de la demande d’asile (FDA) et les réponses données par la demanderesse aux questions posées par la SPR à propos des contradictions qu’elle aurait relevées dans son témoignage. La décision traite également d’une contradiction et d’une invraisemblance qu’aurait relevées la SPR concernant la prétention de la demanderesse selon laquelle elle aurait regardé une vidéo en ligne en Chine. La SPR a jugé que le système informatique appelé « Bouclier d’or », en Chine, aurait rendu le visionnement impossible. La SPR a rejeté une tentative de clarification de la part de la demanderesse selon laquelle elle n’a pas regardé la vidéo en ligne, mais l’a plutôt regardée sur un lecteur MP4 ou MP5, grâce à une carte mémoire.

[9]               La demande sur place de la demanderesse était fondée sur un petit rôle de personnage fictif qu’elle a joué dans un film tourné à Toronto par des bénévoles qui étaient adeptes de l’Église. Dans ce film, il était question d’un pasteur d’une autre religion qui se convertit à l’Église. La demanderesse prétend que le film sera vu par les autorités en Chine qui sauront alors qu’elle est adepte de l’Église du Dieu tout-puissant. La SPR a conclu qu’une lettre écrite par des adeptes de l’équipe de tournage et soumise pour confirmer que la demanderesse avait fait le film avec eux avait peu de poids parce que les signataires n’avaient pas eu beaucoup de contact avec la demanderesse et ne la connaissait pas bien. La SPR était également préoccupée par le fait que la lettre n’était pas accompagnée d’un serment et qu’aucun des signataires n’était présent à l’audience pour témoigner.

[10]           En concluant que les récits de la demanderesse n’étaient pas crédibles, la SPR a jugé que son témoignage était miné par des réponses évasives, des contradictions, des incohérences et des invraisemblances. Plus précisément, la SPR a rejeté chacune des prétentions de la demanderesse et a conclu ce qui suit :

[70]      Alors qu’aucune des réserves émises sur la crédibilité ne peut suffire à elle seule à rejeter la demande d’asile, leur effet cumulatif a amené le tribunal à décider qu’il ne dispose pas de suffisamment d’éléments de preuve crédibles et dignes de foi sur lesquels il peut se fonder pour conclure que la demandeure d’asile a qualité de réfugié au sens de la Convention ou celle de personne à protéger.

[71]      Au titre du paragraphe 107(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, le tribunal estime qu’il n’a été présenté aucun élément de preuve crédible ou digne de foi sur lequel il aurait pu fonder une décision favorable, et il doit faire état dans sa décision de l’absence de minimum de fondement de la demande d’asile. Pour ces motifs, la demande d’asile est rejetée.

III.             QUESTIONS EN LITIGE ET NORME DE CONTRÔLE APPLICABLE

[11]           Les trois questions suivantes sont en litige dans la présente demande :

1.                  La SPR a-t-elle commis une erreur dans ses conclusions concernant la crédibilité?

2.                  La SPR a-t-elle commis une erreur dans son appréciation de la demande sur place?

3.                  La SPR a-t-elle commis une erreur en concluant que la demande de la demanderesse ne reposait sur aucun fondement crédible?

[12]           La norme de contrôle applicable aux questions de crédibilité et d’appréciation des éléments de preuve relatifs à une demande sur place par la SPR est la norme de la décision raisonnable : Li c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 941, aux paragraphes 14 et 15. Les conclusions tirées par la SPR en matière de crédibilité doivent faire l’objet d’un degré élevé de déférence, car la SPR a l’avantage d’observer directement le demandeur qui témoigne : Aguebor c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 160 N.R. 315, au paragraphe 4 (C.A.F.).

[13]           Une décision est raisonnable si le processus décisionnel est justifié, transparent et intelligible, et si la décision à laquelle il a donné lieu appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190, 2008 CSC 9, au paragraphe 47.

[14]           Bien que la norme de contrôle applicable à la conclusion selon laquelle la demande ne repose sur aucun fondement crédible soit la norme de la décision raisonnable, le seuil que doit franchir la SPR pour arriver à cette conclusion est élevé parce que la conclusion retire au demandeur son droit d’appel à la Section d’appel des réfugiés. La conclusion selon laquelle une demande ne repose sur aucun fondement crédible n’est pas raisonnable s’il existe un élément de preuve crédible ou digne de foi quelconque qui est susceptible d’étayer une décision favorable : Chen c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1133, au paragraphe 17, citant Ramón Levario c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 314.

IV.             ANALYSE

[15]           La décision comporte deux erreurs importantes qui ont pour conséquence que l’affaire doit être renvoyée pour nouvel examen. La première erreur importante est que les conclusions quant à la crédibilité sont viciées en raison de la façon dont l’audience s’est déroulée et de l’absence d’analyse par la SPR des explications et des réponses de la demanderesse aux questions. Ces conclusions viciées quant à la crédibilité contribuent également à compromettre la conclusion d’absence de fondement raisonnable. L’autre erreur importante est que l’analyse de la demande sur place repose sur une analyse erronée de l’invraisemblance et une analyse irréaliste de la question de savoir si les autorités chinoises auraient accès à un film affiché sur le site Web de l’Église.

A.                Problèmes avec les conclusions relatives à la crédibilité

[16]           L’audience s’est étendue sur plusieurs jours au cours desquels la SPR a posé de nombreuses questions à la demanderesse. Comme elle ne parlait pas anglais, la demanderesse a témoigné par l’entremise d’un interprète. Elle a reçu l’aide d’un conseil à l’audience. Bien que le ministre soit intervenu relativement au motif de crédibilité, il ne l’a fait que par écrit et n’était pas représenté à l’audience.

[17]           L’examen des transcriptions indique que le témoignage de la demanderesse était décousu, notamment parce que la SPR a souvent mis la demanderesse sur la sellette au sujet des réponses qu’elle percevait comme étant incohérentes ou évasives. Dans certains cas, les réponses de la demanderesse étaient incohérentes; dans d’autres cas, toutefois, la SPR semble avoir perdu de vue la question initiale et avoir reproché à tort à la demanderesse de ne pas répondre à la question ou de donner des réponses incohérentes. Par conséquent, un certain nombre des conclusions importantes tirées par le tribunal découlent d’une mauvaise interprétation de la preuve. Les conclusions tirées ne sont donc pas réellement étayées par la preuve et sont donc abusives.

[18]           La SPR s’est fondée sur l’effet cumulatif des conclusions défavorables tirées quant à la crédibilité pour conclure qu’elle ne disposait pas d’assez d’éléments de preuve crédibles et dignes de foi étayant la demande de la demanderesse. Il est impossible de discerner si les conclusions qui étaient étayées par la preuve seraient suffisantes à partir du moment où les conclusions qui ne sont pas étayées par la preuve sont écartées. Par conséquent, on ne peut affirmer que la décision est justifiée ou intelligible.

[19]           Il y a plusieurs exemples de conclusions importantes tirées par la SPR quant à la crédibilité qui sont viciées, mais deux suffisent.

(1)               Numéro de la ligne directe

a)                  Y avait-il une vidéo?

[20]           La demanderesse a prétendu que, dès qu’elle est arrivée au Canada, après avoir fui le BSP, elle est entrée en contact avec l’Église à Toronto grâce à un numéro de ligne directe qu’elle avait retenu lors du visionnement d’une vidéo en Chine. La SPR n’a pas cru que la demanderesse avait regardé une vidéo en Chine. Elle a rejeté l’explication de la demanderesse en ce qui concerne la question de savoir si le numéro de ligne directe se trouvait « dans la vidéo », une question sur laquelle, selon la SPR, la preuve était contradictoire. La demanderesse a dit que le numéro de la ligne directe se trouvait « à la fin de la vidéo » dans une liste de ligne directe d’« évangélisation » pour différents pays. La SPR a rejeté l’explication de la demanderesse selon laquelle une liste de numéros de ligne directe pour différents pays se trouvant « à la fin de la vidéo » ne se trouvait pas « dans la vidéo ». La SPR a déclaré ce qui suit :

[22]      Le tribunal rejette cette explication donnée par la demandeure d’asile à la contradiction dans son témoignage. Le tribunal souligne que la demandeure d’asile a clairement déclaré que le numéro de ligne directe se trouvait dans la vidéo puis a modifié son témoignage lorsqu’il lui a été demandé d’expliquer le fait. Le tribunal juge que l’explication donnée par la demandeure d’asile, selon laquelle [traduction] « à la fin » ne signifiait pas dans la vidéo ne l’emporte pas sur son témoignage laissant entendre que le numéro de ligne directe était dans la vidéo. Le tribunal estime que la demandeure d’asile a omis de fournir une explication raisonnable de la contradiction dans son témoignage. Le tribunal conclut que cette contradiction mine la crédibilité de la demandeure d’asile. Elle mine également son témoignage selon lequel elle a vu le numéro de ligne directe dans une vidéo. Cette conclusion mine également son explication de la façon dont elle était parvenue à prendre contact avec la prétendue maison-église du Dieu tout-puissant à Toronto.

[21]           Cette analyse comporte deux problèmes. D’abord, selon moi, la distinction entre « dans la vidéo » et « à la fin » de la vidéo n’est pas tant une incohérence qu’un accent mis par la SPR sur les détails plutôt que sur l’ensemble de la preuve. Contrairement à l’opinion de la SPR, la demanderesse ne s’est pas contredite sur ce point. Elle a déclaré que, dans la vidéo, il n’y avait « pas d’information sur le Canada » ou sur la maison-église canadienne, mais que, à la fin de la vidéo, se trouvaient, pour un certain nombre de pays, y compris le Canada, des numéros de ligne directe d’évangélisation. Bien que la SPR puisse estimer que le générique d’une vidéo fait partie de la vidéo, il n’était pas déraisonnable de la part de la demanderesse de formuler la réponse de façon différente. La question importante consiste à déterminer si les personnes qui ont regardé la vidéo pouvaient voir le numéro de ligne directe, et, sur ce point, la demanderesse a fait preuve de cohérence.

[22]           L’interrogatoire concernant le numéro de ligne directe a commencé par une simple question de la part de la SPR et ce qui semblait être une réponse simple :

[traduction]

Commissaire :   Comment avez-vous appris qu’il y a une Église du Dieu tout-puissant à Toronto et qu’elle a un numéro de ligne directe?

Demanderesse :           Parce que l’Église du Dieu tout-puissant a enregistré un certain nombre de vidéos. Et dans ce… Dans ces vidéos, il y avait des renseignements sur les numéros de ligne directe.

(Dossier certifié du tribunal, page 774, lignes 38 à 41.)

[23]           L’interrogatoire s’est poursuivi et la SPR a tenté de savoir si c’était l’Église au Canada ou l’Église en Chine qui avait réalisé la vidéo :

[traduction]

Commissaire :   Oui. Je demandais quelle église avait réalisé la vidéo, la maison-église canadienne ou la […] désolé. Quelle église a réalisé la vidéo? Était-ce l’Église canadienne ou une … l’Église chinoise?

Demanderesse :           L’Église chinoise.

Commissaire :   Et dans la vidéo, vous dites qu’il y avait certains renseignements concernant l’Église canadienne?

Demanderesse :           Il n’y a aucun renseignement concernant le Canada dans cette vidéo.

Commissaire :   D’accord. Je veux écouter l’enregistrement, d’accord? Parce que nous avons interrompu l’enregistrement et l’ordinateur a cessé de fonctionner. Je n’ai même pas de notes. Je me souviens de ce qui a été dit. Alors, pouvons-nous tout simplement continuer (inaudible)…

SUSPENSION DE l’ENREGISTREMENT –

REPRISE DE L’ENREGISTREMENT –

Commissaire :   D’accord, l’enregistrement recommence. D’accord. Madame, je vais juste attirer votre attention sur deux réponses qui sont contradictoires. Vous avez dit que l’Église chinoise avait réalisé la vidéo et que dans la vidéo il y avait des renseignements sur le Canada et vous avez donné cette réponse à ma question, comment avez‑vous appris l’existence de l’Église grâce aux numéros de ligne directe? Puis, vous avez dit qu’il n’y avait aucun renseignement sur le Canada dans la vidéo. Pouvez-vous expliquer vos réponses différentes?

Demanderesse :           Dans cette vidéo, il n’y a en effet aucun renseignement sur le Canada, mais… mais à la fin de la vidéo, il y avait des lignes directes d’évangélisation pour différents pays.

Commissaire :   Oui?

Demanderesse :           Je crois comprendre que, à la fin de la vidéo, n’est pas… est… pas dans le contenu de la vidéo.

Commissaire :   Pourquoi penseriez-vous cela, madame, si c’est dans la vidéo?

Demanderesse :           C’est ce que je comprends.

Commissaire :   Avez-vous composé ce numéro, ce numéro canadien, pendant que vous étiez en Chine?

Demanderesse : Non.

(Dossier certifié du tribunal, page 775, ligne 38; page 776, ligne 34)

[24]           Le numéro de ligne directe pour l’Église de Toronto ne figurait pas dans le formulaire FDA de la demanderesse. La SPR lui a posé des questions sur cette « omission » :

[traduction]

Commissaire :   Je me demande pourquoi vous n’avez pas mentionné dans votre formulaire FDA que vous avez regardé en Chine une vidéo qui contenait des renseignements sur le Canada et […] l’Église du Dieu tout-puissant au Canada, y compris le [...] numéro de la ligne directe au Canada, que vous avez retenu le numéro et que vous aviez l’intention, lorsque vous êtes partie de la Chine, de venir au Canada et d’entrer en contact avec l’Église du Dieu tout-puissant grâce au numéro de ligne directe? Pourquoi rien de ceci ne figure-t-il dans votre formulaire FDA?

Demanderesse : Lorsque j’ai écrit le récit, j’ai écrit les motifs pour lesquels je venais au Canada. Et j’ai écrit les motifs et j’ai fait mention de la menace que j’ai reçue en Chine.

[25]           En rejetant cette explication, la SPR a déclaré ce qui suit :

[25]      Le tribunal rejette cette explication. Il juge que la demandeure d’asile est venue au Canada dans l’intention de prendre contact avec la maison-église du Dieu tout-puissant à Toronto en appelant le numéro de ligne directe de cet établissement qu’elle aurait vu dans une vidéo en Chine. Selon le tribunal, ce témoignage est important par rapport à l’allégation de la demandeure d’asile selon laquelle elle était en mesure de trouver une maison-église du Dieu tout-puissant à Toronto et de s’y joindre. Le tribunal conclut que la demandeure d’asile était incapable d’expliquer de façon raisonnable l’omission de ce renseignement dans son formulaire FDA. Cette conclusion mine l’allégation de la demandeure d’asile selon laquelle elle a vu un numéro de ligne directe pour Toronto dans une vidéo en Chine et qu’elle s’en est servie pour repérer cette prétendue maison-église à Toronto.

[26]           En toute déférence, il est difficile de comprendre en quoi l’explication fournie par la demanderesse, à savoir que son formulaire FDA traitait de sa crainte de persécution parce que deux autres adeptes avaient été arrêtés, ne constitue pas une réponse raisonnable à la question de savoir pourquoi elle n’a pas fait mention du fait qu’elle connaissait le numéro de la ligne directe de l’Église à Toronto. Le Guide du demandeur d’asile explique ce qu’est le formulaire FDA :

Formulaire dans lequel vous donnez des renseignements à votre sujet et indiquez pourquoi vous demandez l’asile au Canada.

[27]           Les directives qui figurent à la section 2 du formulaire FDA – « Pourquoi vous demandez l’asile » – selon moi, n’amèneraient pas un demandeur d’asile à inclure le numéro de téléphone d’un contact au Canada. L’accent n’est pas mis sur ce qu’un demandeur d’asile fera à son arrivée au Canada. Il est mis sur la raison pour laquelle le demandeur d’asile est parti demander l’asile au Canada.

[28]           Il ressort d’une simple lecture du formulaire FDA, du Guide et des Instructions pour remplir le formulaire, que rien ne justifie qu’un demandeur d’asile inclue des renseignements à propos de ce qu’il fera au Canada après être parti de son pays d’origine. La raison d’être du formulaire FDA est de permettre à un demandeur d’expliquer pourquoi il doit fuir et quels sont les menaces ou le préjudice dont il a été victime et qui l’ont amené à demande l’asile. L’existence au Canada d’un numéro de ligne directe permettant de communiquer avec l’Église n’a rien à voir avec les menaces de préjudice ou les motifs pour lesquels la demanderesse est partie de la Chine et a demandé l’asile. Elle a trait à la façon dont la demanderesse prévoyait s’intégrer après être arrivée au Canada.

b)                  L’analyse relative au Bouclier d’or est incomplète

[29]           La raison pour laquelle la SPR rejette l’explication de la demanderesse est en partie attribuable au fait que la SPR estime que la vidéo n’existe pas parce qu’elle a rejeté l’idée que la demanderesse aurait pu regarder la vidéo en ligne en Chine. Le tribunal a conclu que, compte tenu de la surveillance et la censure strictes qu’exerce la Chine sur Internet, notamment grâce au projet Bouclier d’or, qui est un système de surveillance sophistiqué, il était invraisemblable que la demanderesse puisse regarder en ligne une vidéo produite par ce que la Chine estime être, comme la SPR l’a dit, « un culte du mal ».

[30]           Un élément crucial de l’analyse de la SPR est la conclusion selon laquelle le Bouclier d’or empêcherait totalement l’affichage en ligne, en Chine, d’une vidéo. Pour arriver à cette conclusion, la SPR a consulté le cartable national de documentation d’octobre 2015 à propos de la censure et de la surveillance en Chine. Elle a également cité une Réponse à la demande d’information (RDI), datée du 7 mars 2014, dans laquelle la Laogai Research Foundation explique que « “la structure physique du cyberespace chinois oblige pratiquement tous les contacts Internet entre la Chine et le monde extérieur à passer par trois goulots d’étranglement” où les autorités surveillent toute l’information transmise ». La SPR a ainsi conclu que les allégations sur la « publication en ligne de vidéos, sur l’envoi en ligne de ces vidéos depuis une région interdite en Chine à des destinations internationales et sur le renvoi de ces vidéos en Chine » étaient invraisemblables. Toutefois, plus loin dans le paragraphe, la RDI mentionne que « Freedom House écrit que […] “[l]e filtrage est hétérogène et souvent inégal, compte tenu du moment, de la technologie et de la région géographique (juill. 2013, 20)” ». La SPR n’a pas pris acte de cette affirmation selon laquelle le filtrage effectué par le Bouclier d’or peut être « inégal » et n’en a pas parlé dans sa décision.

[31]           La SPR conclut que contourner la surveillance, ou « franchir la muraille », pour employer les mots de la demanderesse, est si invraisemblable que la demanderesse doit fabriquer son témoignage. Cette allégation est sérieuse. À l’audience, la SPR a interrogé longuement la demanderesse sur la question de savoir où elle avait regardé la vidéo et comment celle-ci était sortie de Chine pour être examinée, puis retournée en Chine. En ignorant les signes importants relevés par Freedom House démontrant que le Bouclier d’or n’est pas aussi global ou infaillible que l’a affirmé la SPR, celle-ci a omis d’examiner suffisamment la question de savoir si les faits sous-jacents sur lesquels repose cette conclusion quant à la crédibilité étaient suffisamment étayés par la preuve documentaire sur laquelle elle s’est fondée : Aguilar Zacarias c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1155, aux paragraphes 9 à 11.

[32]           Pour les motifs qui précèdent, la conclusion de la SPR selon laquelle la vidéo n’existe pas et que la demanderesse n’a pas pu regarder la vidéo sur Internet, en dépit du fait qu’elle ait déclaré qu’elle a regardé la vidéo, en Chine, sur un lecteur MP4 ou MP5, est déraisonnable.

(2)               Lettre de l’Église de Toronto

[33]           En fin de compte, la SPR a conclu que la vidéo en Chine et le numéro de ligne directe dans la vidéo n’existaient pas. Par conséquent, elle a conclu que la demanderesse était incapable de fournir une explication raisonnable quant à la question de savoir comment elle avait pu prendre contact sans délai avec la maison‑église à Toronto. Dans un paragraphe intitulé « Numéro de ligne directe dans la lettre de l’Église », la SPR a rejeté du revers de la main une lettre de la maison-église de Toronto datée du 24 juillet 2015 et signée par Ting Lin qui disait être le chef de l’Église du Dieu tout-puissant au Canada. La lettre confirme que la demanderesse est une adepte active de l’Église et qu’elle a d’abord contacté celle-ci le 6 mai [traduction] « grâce à la ligne directe de l’Église du Dieu tout-puissant ». La SPR, après avoir conclu que la ligne directe n’existe pas parce que la vidéo n’existe pas, conclut que la mention dans la lettre du numéro de ligne directe est « problématique […] [et] mine la fiabilité et la véracité de son contenu ». Elle a donc accordé peu de poids à la lettre et elle a également déclaré que « [c]es conclusions minent la crédibilité de la demandeure d’asile et la véracité de sa demande d’asile sur place ». Il ne ressort pas clairement de la décision à quelles conclusions la SPR renvoie ni pourquoi elles auraient une incidence sur la demande sur place.

[34]           Le problème concret qui se pose avec la conclusion de la SPR selon laquelle le numéro de ligne directe n’existe pas est que celle-ci n’est étayée par aucune analyse ou explication. Il y a une série de conclusions d’invraisemblance. Plutôt que d’accepter la lettre du chef de l’Église comme preuve de la prétention de la demanderesse selon laquelle elle a retenu le numéro de ligne directe et l’a utilisé, la SPR a d’abord conclu qu’il était invraisemblable que la vidéo en ligne existe, puis elle a rejeté l’explication de la demanderesse selon laquelle elle a regardé la vidéo sur Internet, mais que c’était sur un lecteur MP4 ou MP5, puis elle a finalement conclu que la lettre de l’Église n’était pas fiable parce qu’elle faisait également mention du numéro de ligne directe. Ce type de raisonnement a tout récemment été rejeté par le juge Boswell, dans la décision Ren c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1402, qui a conclu au paragraphe 25 que « la SPR doit traiter les éléments de preuve documentaire séparément et intégralement avant de tirer une conclusion générale en matière de crédibilité » [souligné dans l’original]. La SPR n’a pas traité séparément la lettre de l’Église. Elle a tiré une série de conclusions quant à la crédibilité les unes après les autres, les unes justifiant les autres. La conclusion qui en résulte est déraisonnable, du fait qu’elle amène la SPR à écarter une preuve indépendante, soit la lettre de l’Église, en se fondant sur des conclusions antérieures quant à la crédibilité et non en se fondant sur une analyse distincte de la lettre en soi.

B.                 Demande sur place

[35]           La SPR a conclu que la demande sur place a été présentée par la demanderesse « pour faire avancer sa demande d’asile frauduleuse ». La SPR a ensuite conclu que la « la participation de la demandeure d’asile à titre d’actrice dans un petit rôle de personnage fictif dans le cadre d’un film produit par des bénévoles à Toronto ne ferait pas en sorte qu’elle soit perçue comme une adepte du Dieu tout-puissant par les autorités chinoises ». Aucune analyse ou explication n’est fournie quant à savoir comment la SPR en est arrivée à cette conclusion. La SPR a commencé par faire remarquer que la demanderesse n’était pas une adepte de l’Église du Dieu tout-puissant, puis elle a immédiatement conclu que le petit rôle que celle-ci avait joué dans le film n’amènerait pas les autorités chinoises à la percevoir comme une adepte de l’Église. À cet égard, la SPR s’est servie à mauvais escient de la conclusion défavorable qu’elle a tirée en matière de crédibilité lorsqu’elle a examiné la demande d’asile pour rejeter la demande d’asile sur place.

[36]           En répondant à la SPR qui lui avait demandé comment le film serait perçu par les autorités chinoises, la demanderesse a dit qu’elle s’attendait à ce que le film soit affiché sur le site Web de l’Église. Elle a reconnu que les autorités devraient faire une recherche sur Internet pour trouver le film. La SPR a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, le film ne serait pas porté à l’attention des autorités, car le témoignage de la demanderesse quant à la façon dont les autorités découvriraient le film était « conjectural ». Il est incroyable et déraisonnable que la SPR, après avoir demandé à la demanderesse de formuler des hypothèses sur la façon dont les autorités pourraient découvrir l’existence du film, se serve de la réponse que celle-ci a donnée pour miner sa demande d’asile sur place en concluant que le film ne serait pas porté à l’attention des autorités parce que son explication à cet égard était hypothétique.

[37]           Après avoir accepté que le film serait affiché sur le site Web de l’Église, la question n’était pas de savoir si la demanderesse était personnellement au courant que le gouvernement chinois était capable de trouver et souhaitait trouver la vidéo. La SPR devait plutôt analyser la preuve objective relative à la situation dans le pays pour déterminer s’il y avait une possibilité sérieuse que la vidéo soit portée à l’attention des autorités chinoises et que la participation de la demanderesse à la vidéo ait pour conséquence qu’elle serait victime de persécution si elle était renvoyée en Chine.

[38]           La SPR avait déjà conclu que les autorités chinoises estimeraient que l’Église du Dieu tout-puissant est un culte du mal et qu’elles censureraient les vidéos qui font la promotion de ce culte. Rien n’explique pourquoi le gouvernement chinois s’intéresserait suffisamment à l’Église pour censurer ses vidéos, mais ne surveillerait pas ces mêmes vidéos afin de recueillir des renseignements sur les personnes qui seraient adeptes de l’Église. Si la SPR s’était livrée à une analyse de la question, elle aurait pu conclure que les autorités remarqueraient la demanderesse en raison de sa présence dans la vidéo de l’Église du Dieu tout-puissant. Cela est particulièrement vrai, car la RDI du 7 mars 2014 indique que les autorités chinoises disposent de mécanismes de surveillance élaborés comportant une technologie de reconnaissance faciale. Certes, la SPR aurait pu en arriver à une autre conclusion. Malheureusement, sans analyse intelligible sur la question, la Cour ne peut pas établir si la conclusion de la SPR appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

V.                CONCLUSION

[39]           Je reviens sur la conclusion tirée par la SPR selon laquelle aucune des réserves quant à la crédibilité, prise de façon isolée, n’était suffisante pour qu’elle rejette la demande d’asile de la demanderesse, mais que leur effet cumulatif avait pour conséquence qu’il n’y avait pas de preuve suffisante, crédible et digne de foi justifiant la présentation d’une demande d’asile. Je souligne que la SPR a par conséquent également conclu, aux termes du paragraphe 107(2) de la LIPR que la demande d’asile était dépourvue d’un minimum de fondement. J’ai conclu qu’un bon nombre des conclusions relatives à la crédibilité étaient viciées et non étayées par l’analyse ou les motifs formulés dans la décision. Il s’ensuit que l’effet cumulatif de l’ensemble de ces conclusions n’existe plus et la décision doit être annulée tant en ce qui concerne les conclusions défavorables tirées au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la LIPR que la conclusion qui en découle selon laquelle il n’y a aucun minimum de fondement au sens du paragraphe 107(2).

[40]           Pour ce qui est de la réparation qu’il convient d’accorder, j’estime qu’il s’agit d’une affaire où je dois aller au-delà de l’ordonnance traditionnelle portant que l’affaire doit faire l’objet d’une nouvelle décision par un tribunal différemment constitué. La Politique concernant les nouveaux examens sur ordonnance de la cour de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié prévoit que, lorsque la Cour ne conclut pas à un manquement aux principes de justice naturelle et qu’elle ne donne aucune instruction contraire, le dossier du nouvel examen sera entre autres constitué des transcriptions de la première audience. La demanderesse n’a pas prétendu qu’il y avait eu manquement aux principes de l’équité procédurale, mais j’ai des réserves quant à la façon dont la SPR a, à plusieurs reprises, perdu de vue la question qu’elle avait posée et a par la suite confronté la demanderesse à des contradictions ou des propos évasifs inexistants. J’estime que les transcriptions entraverait plus vraisemblablement qu’elles n’aideraient le processus de recherche des faits lors de la tenue d’un nouvel examen. Par conséquent, les transcriptions ne doivent pas figurer dans le dossier du nouvel examen.

[41]           La demande est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre commissaire de la SPR, et les transcriptions de la première audience ne doivent pas figurer dans le dossier du nouvel examen. Les parties n’ont pas proposé de question à certifier et je conclus que, au vu des faits, il n’y a aucune question à certifier.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à la Section de la protection de réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour qu’un autre commissaire rende une nouvelle décision. Les transcriptions de la première audience ne doivent pas figurer dans le dossier du nouvel examen. Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.

« E. Susan Elliott »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DoSSIER :

IMM-2310-16

 

 

INTITULÉ :

JIANJUN WANG c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 30 NOVEMBRE 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

 

LE 6 JANVIER 2017

 

COMPARUTIONS :

Stephanie Fung

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Sybil Thompson

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lewis and Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.