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Date : 20170119


Dossier : IMM-2636-16

Référence : 2017 CF 72

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 19 janvier 2017

En présence de monsieur le juge Brown

ENTRE :

HAROLD LAWRENCE MARSHALL

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de l’affaire

[1]  Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée par Harold Lawrence Marshall (le demandeur) en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR) à l’encontre d’une décision rendue par un agent d’immigration (l’agent ou le représentant du ministre) en date du 26 mai 2016 où la demande de résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire présentée par le demandeur a été rejetée (la décision). La demande est accueillie pour les motifs suivants.

II.  Exposé des faits

[2]  Le demandeur est un citoyen américain âgé de 65 ans. Il est arrivé au Canada en 1976 afin d’éviter de s’enregistrer pour le service militaire aux États-Unis; la conscription a pris fin en 1973, mais il semblerait que l’enregistrement pour le service militaire demeurait obligatoire. Il a aussi affirmé craindre que le fait qu’il ait évité l’enregistrement pour le service militaire en 1976 n’entraîne des répercussions. Il a aussi indiqué avoir été victime de racisme grave en tant qu’Afro-Américain.

[3]  Avant son arrivée au Canada, en 1976, la police avait porté plusieurs accusations liées à la drogue à son encontre, qui demeuraient en suspens aux États-Unis. Au moment de présenter sa demande, il avait réglé son problème de drogue; il n’avait pas consommé de drogue depuis 12 ans.

[4]  Le demandeur a souffert de toxicomanie pendant de nombreuses années et a été renvoyé aux États-Unis après avoir fait l’objet d’une accusation de possession de substance contrôlée en 1985.

[5]  Il est retourné au Canada peu de temps après au moyen de faux documents d’identité; il y est resté depuis. Avant son retour au Canada, le pardon accordé par le président Carter en 1977 à ceux qui ne s’étaient pas inscrits pour le service militaire était en vigueur.

[6]  Après son retour, le demandeur a vécu et travaillé sous un faux nom. Quelque trente ans plus tard, il a présenté une demande de statut de résident permanent pour des motifs d’ordre humanitaire en mai 2015, en invoquant en tant que motifs des difficultés inhabituelles, injustifiées et démesurées et son établissement au Canada. Il a présenté sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire avant que la Cour suprême du Canada ne rende sa décision dans Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, au paragraphe 44 [Kanthasamy], où elle a établi que les difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives constituaient le critère général pour les demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire. Ses observations liées aux motifs d’ordre humanitaire mettaient donc l’accent sur les difficultés, comme c’était la norme à l’époque.

[7]  L’agent d’immigration, agissant à titre de représentant du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, n’a rendu sa décision que le 26 mai 2016, soit environ six mois après la décision de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Kanthasamy, qui a modifié le droit en ce qui a trait aux motifs d’ordre humanitaire. L’agent a rejeté la demande du demandeur fondée sur des motifs d’ordre humanitaire qui vise à obtenir la permission de présenter une demande de statut de résident permanent à partir du Canada.

[8]  En ce qui concerne l’établissement, il se trouvait au Canada depuis 40 ans au moment où le représentant du ministre a rendu sa décision, hormis pendant la courte période suivant son expulsion. Le demandeur a occupé quelques emplois depuis son arrivée au Canada; il est peintre à son compte depuis 2007. Il joue un rôle très actif dans la radio communautaire. Il a d’abord travaillé pour une station de radio communautaire de l’Université Ryerson, CKLN, et il travaille actuellement à Regent Radio, à Regent Park (Toronto). Il se fait appeler Victor Bains Marshall. Il est aussi bénévole pour le 12 Step Program, où il offre des conseils à d’anciens toxicomanes, particulièrement ceux de la communauté afro-canadienne.

[9]  Dans sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, il a présenté un nombre considérable de ce que j’appellerais des lettres de recommandation et de moralité de très grande qualité rédigées par divers membres de la communauté, y compris son ex-femme et une femme avec qui il a habité ces 10 dernières années (il est demeuré en bons termes avec ces dernières et leurs familles). Ces lettres font état de son importance dans la communauté et du rôle qu’il y joue.

[10]  Le demandeur a six frères et sœurs qui habitent aux États-Unis, mais qui sont tous aux prises avec leurs propres difficultés et qui ne peuvent pas lui offrir de soutien ou le prendre en charge s’il est renvoyé. Il a une fille plus âgée, qui habite elle aussi aux États-Unis, mais très peu de renseignements ont été présentés à son égard.

[11]  Les problèmes médicaux du demandeur ont commencé en 2009 et se sont aggravés depuis. Il a reçu un diagnostic d’hépatite C et de cirrhose de stade 4 (stade terminal). Il fréquente le Sherbourne Health Centre (Sherbourne), qui est reconnu pour offrir des soins et un soutien aux clients atteints d’hépatite C, pour leurs soins médicaux et infirmiers de base.

[12]  Le gouvernement de l’Ontario, pour des motifs connus de lui seul, n’a pas remis au demandeur une carte du Régime d’assurance-maladie de l’Ontario (RAMO) en dépit de ses demandes à répétition soutenues par sa médecin de famille. Sherbourne lui a offert des services de santé gratuitement jusqu’à ce jour. Néanmoins, en raison d’une infection extrêmement grave en 2012, il a reçu une facture importante de l’Hôpital St. Michael’s qu’il rembourse toujours. Il semblerait qu’il puisse obtenir un traitement d’urgence sans avoir une carte du RAMO.

[13]  Sa médecin de famille depuis les cinq dernières années indique ce qui suit dans un rapport daté du 16 décembre 2015 :

[traduction]
M. Marshall a reçu un diagnostic d’hépatite C, une maladie qui, sans traitement, peut entraîner une cirrhose (des lésions) et un dysfonctionnement hépatique connexe, qui lui-même peut causer du diabète et une accumulation extrêmement grave de toxines dans l’organisme.

M. Marshall a reçu récemment un diagnostic de cirrhose de stade 4 (stade terminal) et il s’expose TOUS les jours à un risque de maladie hépatique décompensée. M. Marshall présente des signes précoces de dysfonctionnement hépatique depuis plusieurs années, y compris un diabète d’origine hépatique. Il court maintenant un risque plus grand : en l’absence de traitement, il est possible que le foie de M. Marshall se détériore encore plus, ce qui pourrait mener à une accumulation de liquide autour de son abdomen (ascite), qui peut s’infecter; à un état de démence réversible que l’on appelle l’encéphalopathie hépatique; à un cancer du foie et à la mort. À l’heure actuelle, M. Marshall n’a pas accès à des soins de santé couverts par le RAMO et il n’a pas les moyens de payer les soins de santé de sa poche. Un certain nombre d’enquêtes et de traitements sont indiqués, disponibles et financés par l’intermédiaire du RAMO; ils sont d’une nécessité absolue pour maintenir M. Marshall en santé et en vie.

[Caractères gras dans l’original.]

[14]  Dans un rapport présenté plus tôt, en 2014, la même médecin de famille indique ce qui suit :

[traduction]
Je m’inquiète que l’état de M. Marshall ne se détériore davantage s’il n’a pas accès à des soins de santé de base, y compris des médicaments. Si on devait le contraindre à retourner aux États-Unis, je suis convaincue qu’il n’aurait pas accès aux soins dont il a besoin et qu’il mourrait. Nous sommes en mesure de lui prodiguer ces soins – en fait, le Sherbourne Health Centre est reconnu pour son offre de soins et de soutien à ses clients atteints d’hépatite C – M. Marshall a uniquement besoin de se voir accorder l’accès à des soins de santé pour être soigné.

[Non souligné dans l’original.]

[15]  Un autre rapport d’un médecin de Sherbourne indique ce qui suit :

[traduction]
J’ai indiqué au patient qu’il est aux premiers stades d’une cirrhose et qu’il court un grave risque que sa santé se détériore s’il reporte les soins requis pour traiter son virus de l’hépatite C et sa cirrhose. Il est primordial qu’il possède une protection en matière de santé afin de recevoir des soins appropriés. Sans cette protection, il mourra très certainement de complications hépatiques.

[Non souligné dans l’original.]

[16]  Le demandeur a allégué qu’à son âge et sans antécédents professionnels aux États-Unis, il lui serait difficile, voire impossible, de se trouver un emploi advenant son expulsion. Hormis ce que sa médecin de famille affirme, comme il est indiqué ci-dessus, il n’a présenté aucun autre élément de preuve de son incapacité à obtenir des soins médicaux appropriés aux États-Unis. Il ne semble pas que la médecin de famille possède une expertise qui lui permette de faire la déclaration qu’elle a faite sur la disponibilité de soins médicaux aux États-Unis.

III.  Décision

[17]  Le 26 mai 2016, le représentant du ministre a rejeté la demande de statut de résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire présentée par le demandeur.

[18]  Même s’il a félicité le demandeur pour toutes ses réalisations très importantes en tant que bénévole dans la communauté, qui ont reçu un « poids considérable », l’agent a indiqué que le demandeur pouvait faire du bénévolat aux États-Unis (en précisant le nombre élevé de services offerts partout aux États-Unis par les mouvements des Alcooliques anonymes et des Narcotiques anonymes, dont plus de 60 000 pour ce dernier) :

[traduction]
[…] le bénévolat auprès d’anciens toxicomanes n’est pas propre au Canada. Autrement dit, si le demandeur devait retourner aux États-Unis, il serait raisonnable pour lui de chercher à faire du bénévolat auprès d’organismes qui soignent et qui aident les toxicomanes.

[19]  L’agent a pris en note l’absence d’éléments de preuve de l’emploi du demandeur après les années 1980 et il n’a accordé que peu de poids à l’emploi en ce qui concerne l’établissement. Il a aussi mentionné qu’il n’y avait que très peu d’éléments de preuve de discrimination à son égard aux États-Unis.

[20]  Même s’il a noté que les membres de la famille du demandeur aux États-Unis sont incapables de l’aider à s’établir, l’agent a conclu que les observations du demandeur montraient que ces membres de sa famille [traduction] « l’aiment beaucoup et il les aime ». Par conséquent [traduction] « [à] tout le moins, ils pourraient lui offrir un certain soutien émotionnel ».

[21]  L’agent a accordé un poids considérable aux liens solides tissés entre le demandeur et son ex-femme, ainsi que la femme avec qui il a habité pendant 10 ans, et leurs familles. L’agent a mentionné que le demandeur comptait de nombreux amis au Canada, mais il a toutefois conclu ainsi :

[traduction]
Toutefois, le demandeur n’a pas à couper entièrement ses liens avec ses amis canadiens s’il devait retourner aux États-Unis; le demandeur peut raisonnablement maintenir ses amitiés au Canada de diverses façons, y compris en leur rendant visite.

[22]  L’agent a conclu que le demandeur n’avait pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer qu’il y avait [traduction] « une possibilité grave qu’il soit victime de discrimination aux États-Unis ou qu’il se voie infliger de mauvais traitements ou qu’il soit persécuté étant donné qu’il ne s’est pas enrôlé afin de faire un éventuel service militaire » et que s’il était victime de discrimination raciale, il disposerait d’un [traduction] « droit d’action viable » en demandant l’aide des autorités. L’agent renvoie à une page tirée du site Web Encyclopedia.com qui parle du pardon accordé en 1977 par le président Carter à ceux qui s’étaient enfuis ou qui ne s’étaient pas enrôlés. En faisant référence à un rapport sur les droits de la personne publié en 2016 par Freedom House, l’agent a tiré la conclusion suivante :

[traduction]
Même si certaines sources documentaires objectives suggèrent que la discrimination raciale est problématique aux États-Unis, je conclus que ce pays possède des lois et des politiques en place afin de prévenir la discrimination et d’aider ceux qui en sont victimes.

[23]  L’agent a aussi pris en note le diagnostic médical d’hépatite C et de cirrhose du demandeur, ainsi que de la facture considérable qu’il avait encourue pour des soins hospitaliers; il a toutefois conclu, à juste titre selon moi, que le demandeur n’avait présenté que très peu d’éléments de preuve de son incapacité à recevoir le traitement médical indiqué aux États-Unis. En faisant référence au site Web welfareinfo.org, l’agent a indiqué ce qui suit [traduction] : « Je conclus que les programmes d’aide sociale aux États-Unis sont raisonnables et accommodants ».

[24]  En somme, l’agent a conclu ainsi :

[traduction]
Même si 40 années représentent une longue période, le nombre d’années passées au Canada en soi, dans des circonstances illégales, ne constitue pas un motif pour accorder une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire.

J’accepte et je vois d’un très bon œil les apports positifs du demandeur au Canada, dans sa communauté. J’accepte aussi le fait que le demandeur subira probablement un certain lot de difficultés, étant donné qu’il devra se déraciner et se réinstaller dans un pays qu’il a abandonné il y a très longtemps, et je suis sincèrement désolé pour lui. Toutefois, il est très probable que le demandeur aura accès à un traitement médical aux États-Unis et qu’il sera raisonnablement protégé contre toute discrimination possible. Aux États-Unis, le demandeur peut avoir un accès raisonnable aux programmes sociaux, qui comprennent des programmes d’emploi et de logement conçus pour aider les citoyens américains ayant besoin d’aide.

Aux États-Unis, le demandeur aura un accès raisonnable à des programmes de rétablissement et à des possibilités de bénévolat.

Aux États-Unis, le demandeur aura la chance d’être réuni avec ses proches, ce qui pourrait être un événement positif dans sa vie. […]

[25]  Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de cette décision.

IV.  Questions en litige

[26]  À mon humble avis, et conscient qu’un certain nombre de questions ont été soulevées, la question déterminante qu’il m’appartient de trancher en l’espèce est de déterminer si l’agent a utilisé de manière incorrecte l’angle des difficultés pour évaluer les motifs d’ordre humanitaire favorables du demandeur à la lumière de Kanthasamy. J’ai conclu que l’agent a commis une erreur susceptible de révision à cet égard et, par conséquent, la décision doit être annulée et renvoyée pour réexamen. Je n’aborderai donc pas les autres questions.

V.  Norme de contrôle

[27]  Par l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], la Cour suprême du Canada a établi, aux paragraphes 57 et 62, qu’il n’est pas nécessaire de se livrer à une analyse pour arrêter la bonne norme de contrôle si « la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier ». Bien que les conclusions d’un agent sur les motifs d’ordre humanitaire soient susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Kanthasamy, au paragraphe 44, son choix du critère juridique est susceptible de contrôle selon la décision correcte : Valenzuela c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 603, au paragraphe 19; Scarlett c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1051, au paragraphe 10.

[28]  Au paragraphe 50 de l’arrêt Dunsmuir, la Cour suprême du Canada explique ce que doit faire une cour lorsqu’elle effectue une révision selon la norme de la décision correcte :

Une cour de révision qui applique la norme de la décision correcte n’acquiesce pas au raisonnement du décideur; elle entreprend plutôt sa propre analyse au terme de laquelle elle décide si elle est d’accord ou non avec la conclusion du décideur. En cas de désaccord, elle substitue sa propre conclusion et rend la décision qui s’impose. La cour de révision doit se demander dès le départ si la décision du tribunal administratif était la bonne.

VI.  Analyse

[29]  À mon humble avis, la Cour suprême du Canada, dans Kanthasamy, a modifié les critères juridiques que les représentants du ministre doivent utiliser pour évaluer les demandes pour des motifs d’ordre humanitaire. Il ne fait aucun doute qu’avant Kanthasamy, le critère des difficultés était le critère général, même si les tribunaux avaient reconnu qu’il ne s’agissait pas du seul.

[30]  Dans Kanthasamy, la Cour s’est penchée sur l’historique du pouvoir discrétionnaire lié aux motifs d’ordre humanitaire conféré à l’article 25 de la LIPR. La Cour suprême du Canada a réaffirmé que Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1970] AIA no 1 [Chirwa], présentait des principes directeurs importants pour les évaluations liées aux motifs d’ordre humanitaire qui doivent être appliqués avec l’analyse plus ancienne des « difficultés » exigée par les Lignes directrices :

[13]  C’est la Commission d’appel de l’immigration qui, dans la décision Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1970), 4 A.I.A. 338, s’est penchée la première sur la signification de l’expression « considérations d’ordre humanitaire ». La première présidente de la Commission, Janet Scott, a jugé que les considérations d’ordre humanitaire s’entendent « des faits établis par la preuve, de nature à inciter tout homme raisonnable [sic] d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne — dans la mesure où ses malheurs “justifient l’octroi d’un redressement spécial” aux fins des dispositions de la Loi » (p. 350). Cette définition s’inspire de celle que renferme le dictionnaire à l’entrée « compassion », soit [traduction] « chagrin ou pitié provoqué par la détresse ou les malheurs d’autrui, sympathie » (Chirwa, p. 350). La Commission reconnaît que cette définition « implique un certain élément de subjectivité », mais elle dit qu’il doit aussi y avoir des éléments de preuve objectifs pour que la mesure spéciale soit accordée (Chirwa, p. 350).

[31]  La Cour suprême du Canada a ensuite indiqué ce qui suit :

[21]  Mais comme le montre l’historique législatif, la série de dispositions « d’ordre humanitaire » formulées en termes généraux dans les différentes lois sur l’immigration avait un objectif commun, à savoir offrir une mesure à vocation équitable lorsque les faits sont « de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne » (Chirwa, p. 350).

[32]  En ce qui concerne les difficultés, la Cour suprême du Canada a indiqué que le critère à cet égard s’applique toujours, tout en ajoutant ce qui suit :

[33]  L’expression « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » a donc vocation descriptive et ne crée pas, pour l’obtention d’une dispense, trois nouveaux seuils en sus de celui des considérations d’ordre humanitaire que prévoit déjà le par. 25(1). Par conséquent, ce que l’agent ne doit pas faire, dans un cas précis, c’est voir dans le par. 25(1) trois adjectifs à chacun desquels s’applique un seuil élevé et appliquer la notion de « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » d’une manière qui restreint sa faculté d’examiner et de soupeser toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes. Les trois adjectifs doivent être considérés comme des éléments instructifs, mais non décisifs, qui permettent à la disposition de répondre avec plus de souplesse aux objectifs d’équité qui la sous-tendent.

[Caractères italiques dans l’original.]

[33]  Dans mon examen des motifs de l’agent, je n’arrive pas à trouver d’appréciation de l’approche Chirwa. À mon humble avis, les agents chargés des demandes pour motifs d’ordre humanitaire doivent non seulement tenir compte des facteurs traditionnels des difficultés, mais également de l’approche Chirwa. Je ne dis pas qu’ils doivent réciter Chirwa dans son intégralité, non plus qu’ils doivent utiliser une formule magique ou des mots spéciaux. Les cours de révision doivent cependant avoir une raison de croire que les agents ont fait leur travail, autrement dit, que les agents chargés des demandes pour motifs d’ordre humanitaire ont tenu compte, outre les difficultés, de facteurs humanitaires au sens plus élargi.

[34]  Le demandeur soutient que le représentant du ministre a évalué chacun des facteurs sous l’angle des difficultés et des difficultés pour lui et que, ce faisant, l’agent a appliqué le mauvais critère juridique. J’ai examiné les motifs de l’agent et j’en viens à la conclusion que le demandeur a raison.

[35]  À mon humble avis, l’évaluation faite par l’agent de l’établissement du demandeur était effectivement examinée sous l’angle des difficultés. L’agent a accordé un poids important au soutien qu’il avait reçu pour ses années de travail en tant que bénévole dans la communauté, à la radio et dans le domaine de la musique – mais il l’écarte immédiatement en renvoyant à sa capacité de faire du bénévolat aux États-Unis. Autrement dit, il ne subira pas tant de difficultés. Je suis d’avis que cet accent mis sur ce qu’il pourrait faire aux États-Unis va également à l’encontre de ce que le juge Rennie, qui siégeait à ce moment à la Cour, a affirmé dans Lauture c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 336, au paragraphe 25 : « […] l’analyse du degré d’établissement des demandeurs ne devrait pas être fondée sur la possibilité qu’auront les demandeurs d’exercer ou non des activités semblables en Haïti. D’après l’analyse effectuée par l’agente, plus le demandeur réussit, est entreprenant et fait preuve de civisme tandis qu’il est au Canada, moins il a de chances que sa demande fondée sur l’article 25 soit accueillie. »

[36]  L’agent a accordé un poids à ses liens d’établissement en raison des relations étroites qu’il avait établies au Canada, et a accordé un poids considérable au soutien qu’il avait reçu de sa famille – mais il l’a immédiatement écarté en mentionnait que le demandeur pourrait maintenir ses amitiés au Canada de diverses façons, y compris en rendant visite à ses amis. Autrement dit, il ne subira pas de grandes difficultés. En ce qui concerne les frères et sœurs du demandeur aux États-Unis, l’agent a, à mon humble avis, presque gratuitement sous-entendu qu’ils [traduction] « pourraient offrir un soutien émotionnel quelconque au demandeur » : je n’arrive pas à voir comment ce soutien serait différent de celui qu’il a reçu au Canada, vu leurs propres difficultés et défis. Autrement dit, l’agent sous-entend que ses difficultés seraient atténuées. Il met encore une fois l’accent sur les difficultés et leur atténuation.

[37]   L’analyse axée sur les difficultés se poursuit lorsque vient le temps d’aborder les troubles médicaux du demandeur; l’agent se concentre, en effet, sur l’offre de soins de santé aux États-Unis. L’agent conclut que le demandeur n’a présenté [traduction] « que très peu d’éléments de preuve selon lesquels il serait incapable de recevoir un traitement médical pour son problème de santé aux États-Unis ». Même s’il n’y avait, à mon humble avis, aucune preuve de problèmes de traitement aux États-Unis, hormis la seule phrase déjà mentionnée, l’accent est encore une fois mis sur les difficultés pour le demandeur. Il convient de mentionner que ce genre d’accent mis sur les options de traitement offertes dans le pays d’origine d’un demandeur a été critiqué par la majorité dans Kanthasamy :

[47]  On comprend mal que, après avoir fait droit au diagnostic psychologique, l’agente exige quand même de Jeyakannan Kanthasamy une preuve supplémentaire quant à savoir s’il a ou non cherché à obtenir des soins ou si de tels soins étaient même offerts, ou quant aux soins qui existaient ou non au Sri Lanka. Une fois reconnu qu’il souffre d’un trouble de stress post‑traumatique, d’un trouble d’adaptation et de dépression en raison de ce qu’il a vécu au Sri Lanka, exiger en sus la preuve de l’existence de soins au Canada ou au Sri Lanka met à mal le diagnostic et a l’effet discutable d’en faire un facteur conditionnel plutôt qu’important.

[Non souligné dans l’original.]

[38]  Il ne faut pas faire preuve de retenue lorsque le mauvais critère est utilisé; la norme de contrôle de la décision correcte entre en jeu. En mettant l’accent sur les difficultés, l’agent a appliqué le mauvais critère juridique. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie et la décision de l’agent doit être annulée.

VII.  Question certifiée

[39]  Aucune des parties n’a proposé de question à certifier et aucune ne se pose.

VIII.  Conclusions

[40]  La demande est accueillie et l’affaire doit être renvoyée pour réexamen. Aucune question n’est certifiée.


JUGEMENT

LA COUR ACCUEILLE la demande de contrôle judiciaire, la décision de l’agent d’immigration est annulée et l’affaire est renvoyée pour réexamen par un autre décideur. Aucune question n’est certifiée, et aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 12e jour de novembre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2636-16

 

INTITULÉ :

HAROLD LAWRENCE MARSHALL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 11 janvier 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

 

DATE DES MOTIFS :

Le xx janvier 2017

 

COMPARUTIONS :

Richard Wazana

POUR LE DEMANDEUR

 

Tamrat Gebeyehu

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Wazana Law

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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